La piste

— Harlock, dis-moi franchement : vu le nombre de décisions à la con que tu prends à la minute, comment as-tu réussi à conserver ton titre de « dangereux pirate invaincu » jusqu'à maintenant ?

Le décor s'est mué en une scène bucolique quasi identique à celle que je viens de quitter : un sous-bois aéré, un bocage avenant, des herbes folles piquetées de fleurs des champs... Sérhà a posé ses poings sur ses hanches et se dresse sur ses ergots.
Ses cheveux sont longs.

— Ah ben voilà ! je m'exclame. Au moins il y a des arbres, ce coup-ci !

Sérhà lève les yeux au ciel, expire son exaspération.

— Oui il y a des arbres, hangareka ! Il y a des arbres parce que je les y ai mis, parce que tu atteins un tel niveau de n'importe quoi que tu n'es même pas foutu d'avoir une projection stable et... Ne m'approche pas !

Elle se hérisse. Sa colère palpable jure avec la scène de campagne paisible. Il faudrait davantage de grandiose, je songe. Des flammes, des éclairs, des nuages tonnants. Du sombre.
Les doigts bleus du vent me murmurent d'inintelligibles formules occultes.

— Arrête ! gronde Sérhà. Tu n'es pas capable de décorréler tes émotions de ton esprit astral, tu pollues toute la pureté de ce lien avec la violence de tes pensées et tu... tu...

Elle se calme aussi abruptement qu'elle s'était énervée.

— ... et tu ne comprends pas.

Non. J'aimerais bien, pourtant.

Son regard me met mal à l'aise. Je ne maîtrise pas l'astral, je le sais bien : je me contente de le subir et de me débattre dedans. Mais là...
J'ai l'impression soudaine d'avoir fait une bêtise. Pas une « erreur », pas une « connerie » : une bêtise. La sensation qui me traverse est strictement identique à ce que je pouvais ressentir il y a longtemps, quand j'affrontais le monde des adultes et leurs règles trop rigides.

C'est effrayant, d'une certaine manière. À la fois parce que je n'ai plus douze ans, mais surtout parce que je perçois avec une certitude douloureuse que ce que je viens de commettre, ce que « je ne comprends pas », est en réalité beaucoup plus grave qu'une simple bêtise.

Les yeux de Sérhà sont verts, empreints de douceur et de tristesse. Elle sourit. Pas pour moi.

J'ai froid.

— Tu es tellement... Tellement toi !

C'est impossible de tricher, ici. Elle me sonde et elle lit en moi, et je la laisse faire parce que je veux qu'elle sache que je ne pense pas à mal.

— Tellement entier, tellement pétri de certitudes... Toujours à te battre pour ce que tu crois être le mieux...

Des larmes perlent au coin de ses paupières. Je me sens désemparé et perdu, je veux la réconforter et... faire au mieux, oui. Me battre pour faire au mieux.

Un pas en avant. Les herbes noircissent sous mes pieds.

Un autre. Je bute sur des ronces, elles m'écorchent les mollets, j'insiste. Rien n'est réel en astral, pas vrai ?
Je veux juste...

— Non, me stoppe-t-elle. S'il te plaît, va-t'en. La fusion psy est une communion entre esprits, pas une intrusion non désirée...

Je...

Le froid. Le dégoût. Je détruis tout ce que je touche.

Les ronces se couvrent de givre et se racornissent. Les herbes s'effritent, la terre se transforme en boue. Sérhà recule et le gel me consume. Je voudrais qu'elle partage sa chaleur avec moi.

Un pas.

Ne bouge plus, tu ne fais qu'empirer les choses.

Verschlimmbesserung, hein...
Une « intrusion non désirée ». L'euphémisme est cruel.

Ce n'est pas ce que je voulais. Ça n'a jamais été ce que je voulais. Criminel ! Criminel ! Tu n'es capable que de détruire !

Mes mains sont plaquées sur mes oreilles mais cela n'empêche pas ma conscience de me hurler son écœurement, de crier sa haine, de cracher sa répulsion, mes yeux sont fermés mais cela ne chasse pas la violence. Ça ne chasse pas le regard de Sérhà sur moi.

J'ai contemplé l'abîme et j'ai vu le monstre en moi. Il est tapi et il se nourrit dans l'ombre, il s'agite et il déploie ses bras, et j'ai beau me croire fort je ne peux rien contre lui.

J'ai rêvé de voler. Je me suis battu pour atteindre le firmament. Je me suis battu, j'ai tué. J'y ai pris plaisir. Les étoiles sont des leurres et je n'ai cessé de plonger.

La violence appelle la violence.

Je détruis tout ce que je touche.

Criminel, criminel ! Laisse-la ! Pars tout de suite !

Sortir d'ici.
Comment quitte-t-on un machinchose psychique ?

Je me replie en position fœtale et les ténèbres m'encerclent, le monstre m'observe et ses tentacules me lient. Je détruis. Je ne voulais pas.

Le vent se lève. Une bourrasque me happe.

                                                  —————

Le collier de contention est à terre. Sérhà me regarde. Ses cheveux sont courts, ses yeux sont des puits émeraude. Je bats en retraite jusqu'à cogner la carlingue du spacewolf.

— Sérhà, je...
— Chut, coupe-t-elle. Tais-toi. Je sais que tu es désolé.

Elle se balance d'un pied sur l'autre, joue négligemment avec son lobe d'oreille. Elle fait mine de ne pas être affectée. Je me dis qu'elle simule.

Je détruis.

— Et sinon, tu es là pour quoi ? reprend-elle soudain.

Je pourrais lui rétorquer que ce ne sont pas ses affaires, je pourrais me résoudre à admettre qu'elle est Sylvidre et que nous ne sommes pas dans le même camp. C'est ce que la logique me dicte, mais la culpabilité m'étrangle. Ne lui mens pas. Elle mérite la vérité.

— L'Arcadia a été salement endommagé, je réponds. Je suis venu chercher des pièces pour réparer.

Inutile de préciser que ce sont des vaisseaux sylvidres qui m'ont amoché. Elle le sait, de toute façon.

Elle penche la tête de côté, plisse les paupières en une mimique mi-interrogative, mi-amusée.

— Ça n'aurait pas été plus discret de confier la mission à un de tes subordonnés ?

Hmrf. Bien sûr que si.

— Il y a eu... un imprévu.

Mon regard se perd au loin. Kei a-t-elle rejoint Bob comme cela était initialement prévu, ou bien le Metal Bloody Saloon avait-il déjà été mis à sac lorsqu'elle est arrivée ?
Où sont-ils, tous les deux ?

Je chasse les cafards pessimistes qui trottinent entre les fils de mes pensées. Bob s'est extirpé de bourbiers autrement plus critiques – dont certains dans lesquels je l'avais plongé moi-même, d'ailleurs... Il va bien. Je suis sûr qu'il va bien. Il va bien et il prend soin de Kei.

Je pince les lèvres. Sérhà n'a pas besoin de ces détails.

Elle peut avoir le reste, en revanche. Au moins une partie.

— Il me faut des transducteurs de sonar spatial, et pour de la technologie de ce niveau je n'avais pas trente-six solutions : ça se trouve soit dans un chantier naval de première catégorie, soit au sein d'un pôle de recherche et développement universitaire, soit directement auprès de l'industriel.

Les deux premières options ne sont pas envisageables quand on est un pirate, je ne lui apprendrai rien (et en plus qui ferait confiance à des transducteurs conçus par des universitaires ?). D'autant que je cherche de la qualité militaire, donc bon...

— Et il y avait une succursale de Spatiotech Unlimited ici, avant.

Je lâche un soupir désabusé. Ça aurait dû être simple : un contact préalable, une transaction discrète... Spatiotech approvisionne une bonne partie des flottes fédérales en électronique de précision. La maison-mère a établi en conséquence des filiales un peu partout pour satisfaire les demandes des patrouilles en escale, et sur les planètes de la Bordure les cadres sont moins regardants quant au casier judiciaire de leurs autres clients.

Simple. À condition que l'usine ne se soit pas volatilisée.

Sérhà ne répond pas tout de suite. Accroupie sur ses talons, elle s'intéresse à l'ouverture de la tente de survie avec trop d'attention pour une simple fermeture éclair. Elle pèse ses options, je le devine, comme j'ai pesé les miennes avant elle. Ni moi ni elle ne devons oublier l'essentiel : nous sommes ennemis. Partager nos informations n'est potentiellement pas le meilleur choix tactique.

De mon côté j'ai tranché en sa faveur. Le risque est calculé. J'espère.

— Le cartel d'Alamein s'est approprié tous les points de production autour de l'astroport, dit-elle finalement. Ça va faire deux mois.

J'ai l'intuition qu'elle se censure et que je n'ai que le condensé de ce qu'elle sait sur cette planète. C'est de bonne guerre. Je viens de faire la même chose.

— Une idée de ce qu'est devenu Spatiotech ? je demande néanmoins.

Elle hausse les épaules.

— Les entreprises les plus rentables ont été regroupées dans leur quartier général.

Souffle retenu, hésitation.

— Quartier ouest, termine-t-elle. Le Complexe, ils appellent ça.

Okay. Je vois de quoi elle parle. Un bloc d'immeubles protégé par un double mur d'enceinte sécurisé, avec miradors et DCA sur les toits. Je ne m'en étais pas approché.

Pas beaucoup d'espace pour y caser des chaînes de montage pour transducteurs, mais pourquoi pas.

— Et tu saurais m'indiquer les positions des entrepôts ?

Elle grimace. Le « Complexe » lui rappelle de mauvais souvenirs. Humiliations, sévices ? Je me perds dans les pires conjectures tandis que je me remémore ce à quoi elle était « employée ». Comment a-t-elle abouti ici, in fine ? Est-ce une mission qui a mal tourné ? Était-elle en service commandé ou en permissions ? Rend-elle toujours des comptes à sa reine ou a-t-elle été virée de l'armée ?

Je ne lui reprocherai rien si elle refuse, me promets-je.

— Oui, répond-elle néanmoins. Ils sont en retrait, je te montrerai.

Oh. Parfait, dans ce cas.

Elle est conciliante, trop peut-être, je devrais sûrement me méfier davantage mais je m'en avère incapable.

— Reco ce soir ? je dis.

Elle acquiesce. Je ne peux me défaire du sentiment qu'il me manque des éléments cruciaux pour une planification posée, sereine et satisfaisante, mais hé ! Depuis que l'Arcadia est au tapis, ne me suis-je pas enferré avec constance et obstination dans une longue spirale d'actions irréfléchies ?

... Ce n'est pas comme si une alternative plus pertinente s'était présentée à moi, de toute façon.

Le soleil se hisse au-dessus des collines. Sa lumière m'agresse plus que de raison.

— Break de deux heures, j'annonce en même temps que je remonte dans le spacewolf.

La place du pilote aurait mérité quelques centimètres d'espace en plus pour étendre mes jambes, mais je n'ai rien à redire sur le confort du fauteuil. Je ne prends pas la peine de vérifier ce que Sérhà a décidé de son côté – qu'elle dorme, qu'elle mange ou qu'elle bronze au soleil, je m'en fiche.

Je m'abandonne au sommeil.

                                                  —————

Mes rêves sont peuplés d'ombres. J'y patauge dans des flaques de bleu visqueuses illuminées de l'intérieur.

J'y cherche en vain des arbres.

Je me réveille avec une gueule de bois carabinée et des images rémanentes imprimées sur ma rétine, qui palpitent au rythme du sang tambourinant à mes tempes. Bleues, les images.

Que j'ai bu ce shoot ou non, il me faut admettre que je dois malgré tout avoir un peu de dax dans les veines. Il flottait dans l'air, dans ce bar, dans ce sous-sol enfumé, c'est une nouvelle formule plus volatile que le dax original et je l'ai respirée. Sûrement.

Sérhà me juge sans complaisance aucune tandis que j'avale un comprimé de vitamines/antalgiques/autres pioché dans la trousse médicale. L'étau qui me compresse les sinus ne disparaît hélas pas dans l'instant.

— Il faut qu'on se rapproche de la ville et tu devras te poser dans les faubourgs, statue Sérhà. Ton engin est trop reconnaissable, on terminera à pied.

Je grogne une vague approbation. Elle énonce des évidences. Pour qui se prend-elle ? Je connais mon boulot ! Je me souviens avec un temps de retard qu'elle se prend, en réalité, exactement pour ce qu'elle est : une militaire. Corps expéditionnaire d'élite, si je ne me trompe pas sur ce qu'elle m'avait dit la première fois que nous nous sommes rencontrés. Gradée sûrement. Et qui, tout comme moi, connaît son boulot.

Pff.

Je caresse l'idée d'attaquer « le Complexe » avec le spacewolf, mais Sérhà a raison. D'une part parce qu'un jet configuré pour du vol extra-atmosphérique sera désavantagé en cas de confrontation directe avec des chasseurs adverses, d'autre part parce que pour la discrétion, on repassera. Tout ce que je vais gagner c'est de rameuter la totalité de ce que la planète compte comme forces de défense, légales ou non – et même si je n'ai encore croisé le chemin d'aucun pilote à ma hauteur, je ne suis pas assez inconscient pour défier simultanément la police, l'armée locale, les mercenaires du cartel et les éventuels fédéraux qui se baladeraient alentours.

Et puis une fois que j'aurai dégagé le passage à coups de canons, je fais quoi ? Je me pose sous le feu ennemi ? Je vitrifie la zone pour être tranquille ? Je suis ici pour faire des courses, ne l'oublions pas... Si je détruis ces foutus transducteurs, où qu'ils soient planqués dans ce foutu complexe, je me retrouve bredouille et n'aurai d'autre choix que de reprendre ma quête de zéro.

J'embarque donc Sérhà et déplace le spacewolf jusqu'aux abords de la mégalopole d'où nous sommes partis. Le tissu urbain y est encore distendu, avec des zones résidentielles qui se regroupent en étoile autour de centres commerciaux. Entre les quartiers, quelques routes, des friches industrielles, de vastes chantiers hérissés de grues et d'ossatures d'immeubles... Les cachettes potentielles sont nombreuses.

Je me faufile sous un échangeur et atterrit dans les vestiges rachitiques d'un petit bois.

Je me demande ce que Sérhà pense de cette végétation orpheline, démunie face à l'assaut des tractopelles. Je sais que les implantations sylvidres s'efforcent d'être en symbiose avec leur environnement. Les humains ont une approche plus... destructrice.

Je détruis.

Ce n'est pas entièrement ma faute.

Nous patientons en silence jusqu'en fin d'après-midi. Plusieurs fois j'essaie d'amorcer une conversation, je prépare mentalement mes phrases, sélectionne l'une ou l'autre banalité inoffensive, mais les mots ne réussissent jamais à franchir mes lèvres.

Lorsque le soleil s'abaisse sur l'horizon, Sérhà confirme la position du Complexe sur une carte de la ville. Il reste une douzaine de kilomètres à parcourir. Trois heures, en prenant garde à éviter les axes trop passants. Une formalité... pour moi. Je lance un regard en coin à Sérhà. Sa robe échancrée et ses chaussures à talon ne sont pas vraiment adaptées aux longues randonnées.

Je lui propose ma veste de vol. Elle décline.

Elle abandonne ses escarpins à mi-chemin.

— Ça va aller ? je demande.
— Ne t'inquiète pas...

Elle ne semble pas gênée de marcher pieds nus sur le bitume qui rayonne encore de la chaleur de la journée. Et elle me houspille lorsque je fais mine de ralentir le pas pour elle. Oui bon, okay. L'armée sylvidre forme des combattantes aguerries, c'est bien reçu et j'admets que ses classes ont certainement dû être plus exigeantes que les miennes.

Nous stoppons dans une impasse, à l'arrière d'un bloc d'immeubles austères.

— C'est là, annonce Sérhà. Enfin... La rue parallèle à celle-ci. Il y a une grille d'accès pour les fournisseurs, on peut la voir depuis ce bâtiment.

En effet. Le rez-de-chaussée de l'immeuble est désert, et un passage pour piétons le traverse. Et l'ancienne loge du concierge, déserte elle aussi, s'avère être un bon poste d'observation.

Côté complexe, le va-et-vient des véhicules est incessant.

— Ils ont des caméras, je constate après un examen attentif de la configuration du terrain.

Ainsi qu'une casemate emplie de vigiles (quatre), un sas d'accès et un dispositif de herse automatisé.

— C'est désarmé la nuit, précise Sérhà.

Le poste de contrôle peut-être. Pour les alarmes j'en doute fort. On sera détecté dès qu'on posera un orteil à l'intérieur de cette enceinte, c'est certain, mais si les gardes dorment j'ai potentiellement une chance de localiser ce que je suis venu chercher sans être intercepté. Une fois cette étape accomplie, je pourrais revenir avec le spacewolf, vitrifier avec précision, me servir et quitter cette maudite planète avant que la défense ennemie ne s'organise.

La théorie semble robuste. L'expérience m'a montré que la mise en pratique ne va jamais de soi. Il y a des failles, il y en a toujours. Reste à savoir où.

                                                  —————

L'activité s'amenuise au fur et à mesure que la luminosité baisse. Lorsque le ciel s'obscurcit tout à fait, un vigile sort pour enclencher manuellement les barres de verrouillage du portail. Moins de cinq minutes plus tard, les néons du poste de garde s'éteignent.

Alors que je m'apprête à donner le signal du départ, je réalise tout à coup que Sérhà est encore moins équipée pour le combat qu'elle ne l'était pour la randonnée. Peut-être possède-t-elle un poignard camouflé sous sa robe (je ne veux pas savoir où), mais pour une infiltration en territoire hostile j'aurais probablement dû lui proposer le pistolaser supplémentaire qui était disponible dans le spacewolf.

J'ai oublié. Trop de Sylvidres ont déjà tenté de m'abattre pour que je pense naturellement à en armer une de mon plein gré.

J'emporte heureusement toujours avec moi un arsenal conséquent et de quoi corriger le tir. Hey ! Hors de question que cet arbre à pattes s'imagine que je l'envoie au carton avec uniquement sa mini-robe pour se défendre !

Alors... Le cosmodragon, non. Mais elle devrait savoir se servir de mon sabre à gravité.

Sérhà lève un sourcil perplexe lorsque je déboucle le holster. Ses yeux sont indéchiffrables. « On est dans la même équipe », je me répète in petto. « Dans la même équipe, au moins pour ce soir. »

Je lui tends l'arme.

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