La pieuvre
Vide et vert, vide et turquoise, vide et bleu.
J'aurais aimé tomber sur des arbres.
— Sérhà ?
Vide et bleu, bleu et mouvant. Pas d'arbres, mais je sais reconnaître un machinchose psychique quand j'en croise un. Qu'est-ce que je fous en astral ?
— Sérhà ?
Sérhà est invisible. Elle devrait pourtant être dans les parages : il y a des cheveux partout. Ils sinuent. J'ai l'impression de les entendre siffler.
Je tends la main, ils se dérobent. Quelqu'un crie. Le vide est un kaléidoscope en camaïeu.
Vert et bleu.
Bleu.
Bleu roi.
— Sérhà !
Je n'entends pas ma propre voix.
L'astral existe et fonctionne au-delà de ma compréhension. J'ai besoin d'un guide psy-compétent pour m'aiguiller. Si je pense très fort, peut-être... Sérhà !
Des cheveux.
Partout.
Verts avec des reflets bleus, bleus avec des reflets verts.
Bleu roi.
Couleur dax.
C'est peut-être une coïncidence. Je n'ai pas bu ce shoot, si ?
Les cheveux s'épaississent et prennent corps, ils ondoient et soupirent, se nouent et se dénouent, se scindent en langues bifides.
Des ectoplasmes hyalins tremblotent en filigrane de la masse grouillante. Celui-ci ressemble au nabot qui nous a vendus. La silhouette se brise en deux lorsqu'un serpent de cheveux l'enserre, puis explose en un millier d'éclats opalescents.
Sérhà ? Sérhà, où es-tu ?
Les cheveux sont des serpents, les serpents sont des lianes, les lianes sont des bras. Je suis au centre d'une pieuvre géante désincarnée et je ressens sa faim, elle est dérangée et elle attaque, elle saisit et elle broie.
Mes doigts se referment sur du vent.
Sensation d'os qui craquent.
J'ai le goût du sang dans ma bouche et le plaisir de la puissance.
Je ne comprends pas mais je sais que je peux recommencer. Fermer les doigts. Écraser. Recommencer. Les spectres s'effacent les uns après les autres.
Le vide est bleu.
Le vide tournoie.
Le vide est l'abîme.
L'abîme m'engloutit.
—————
La froideur du sol infiltre mes omoplates. Le plafond est sale, noirci de poussière et de crasse. Mes pensées s'empêtrent dans un océan de ouate.
— Sérhà ?
Je suis sorti du machinchose psychique et je ne m'explique pas pourquoi je n'y ai pas vu Sérhà. L'astral c'est pourtant son domaine, pas le mien.
Ma tête me lance. J'espère que c'est parce que je me suis cogné en chutant. Sinon... Le psychisme et les humains ne sont pas compatibles – ils sont même, pour être tout à fait exact, mortellement incompatibles. Je le sais : je l'ai déjà expérimenté.
Je me redresse sur un coude avec la sensation d'avoir à soulever l'Arcadia. Pourquoi Sérhà n'était-elle pas avec moi ?
Elle me fixe, pâle et comme statufiée, les yeux écarquillés, les mèches emmêlées, la main plaquée contre sa nuque pour retenir l'électrode qui y est toujours fichée. Instant d'angoisse : sa peau est constellée de rouge. Il me faut quelques secondes pour réaliser que ces éclaboussures de sang ne sont pas sylvidres.
Je fronce les sourcils. Quelque chose m'échappe.
— Qu'est-ce que... Qu'est-ce qui s'est passé ?
Sérhà grimace, inspire, cherche ses mots.
— Tu as crié et puis... euh... blam.
Blam.
Je prends soudain conscience de l'odeur. Prégnante. Insupportable. Familière. Une puanteur atroce de charogne éventrée. Mon regard tombe ensuite sur le tech étendu face contre terre, puis sur la bouillie infâme à partir de ses hanches. Plus loin j'aperçois une jambe esseulée, une longue traînée de boyaux, d'autres cadavres. Plein. Partout. Viscères à l'air.
Blam.
Je déglutis.
— Sérhà, c'est toi qui...
Elle secoue la tête.
— Non.
Silence.
Sa main ne lâche pas sa nuque tandis que son coude esquisse une vague rotation autour de l'axe de son épaule. Sous ses doigts, le fil de l'électrode pendille. Il supporte à l'autre bout le poids du collier à demi-dégrafé.
— Ce n'est pas complètement déconnecté. J'ai récupéré une partie de ma vision psy, mais...
Elle se mord la lèvre inférieure, secoue à nouveau la tête.
— Je n'ai pas assez de puissance pour une projection astrale.
J'ouvre la bouche pour protester. Elle m'interrompt.
— Tu as dû t'appuyer sur moi pour partir tout seul, avance-t-elle. Ce ne serait pas la première fois.
Possible. J'ai eu de nombreuses occasions de voyager en astral (le fait de côtoyer une Jurassienne à bord de l'Arcadia n'y est pas totalement étranger), et il m'est déjà arrivé d'avoir des réactions psy disons... erratiques. Il me semblait pourtant que toutes les dispositions avaient été prises pour que je sois bloqué (j'ai d'assez mauvais souvenirs de mes derniers machinchoses psychiques avec Sérhà). Le psychisme et les humains, tout ça...
De toute évidence, les verrous ont sauté. Le stress. Ou le dax. Ou les deux. Après tout, ne raconte-t-on pas que le dax démultiplie les capacités psy ? Je n'ai pas bu ce shoot... Je ne l'ai pas bu ! J'essaie de me souvenir ce qu'est devenu mon verre, sans succès.
Blam.
Est-ce qu'une Sylvidre peut faire ça ? Je sens ses yeux rivés sur moi. Je ne parviens pas à détacher les miens du demi-tech. Est-ce que je peux faire ça ?
Les relents de mort deviennent intenables.
Bleu. Mon esprit s'agite de tentacules éthérés.
Sérhà tressaille, comme piquée par un aiguillon invisible. En deux pas, elle est près de moi, me tend la main, me tire pour me relever.
— Faut pas rester là, dit-elle.
Je suis d'accord.
Bleu, bleu, bleu.
Bleu roi.
Les longs filaments bruissent en bordure de mon champ de vision. Quel terme Mimee avait-elle utilisé ?... Agressif. Mon psychisme, quand il se manifeste, est agressif. Je pourrais probablement ajouter « sauvage » et « vorace ».
Bleu, agressif et vorace. La faim me tenaille. Je ne sais pas trop s'il s'agit d'une faim « physique ». Probablement pas.
Bleu. Je préférais les arbres de Sérhà. Ou ses cheveux.
— Harlock. Concentre-toi.
Bleu et diaphane. Un peu flou. Je ne parviens pas à discerner l'origine des appendices oscillants. L'un d'eux se faufile entre mes doigts, danse et se morcelle en une infinité de feux follets fantomatiques. Je m'attends à une brûlure qui n'arrive pas.
Les flammes sont froides. Leur caresse est fascinante.
Je ne vois pas venir la gifle.
— Harlock !
Temps mort, oscillation. Sérhà a les cheveux longs, elle est floue, je vois double, la pieuvre m'enlace.
Sérhà a les cheveux courts. La réalité me heurte. La pieuvre disparaît. Je n'étais pas sorti du machinchose psychique.
— Je, euh... « Concentre-toi ! »... Mon spacewolf est planqué derrière le parc aux chaînes.
« Planqué » est un bien grand mot. C'est une zone d'hivernage, là-bas. Peu fréquentée mais toujours en activité, donc gardée. Un net avantage quand, dans les quartiers les plus animés de la ville basse, un appareil abandonné peut se retrouver désossé par les riverains en moins d'une heure.
À mon arrivée, j'ai en conséquence largement graissé la patte du vigile pour intercaler mon spacewolf entre deux quadriréacteurs sous cocon au milieu d'une dizaine de rangées de jets de même taille, et j'ai escompté que le nombre me permettrait de passer inaperçu. À présent et tandis que Sérhà et moi quittons le carnage de l'atelier d'électronique, je me dis que j'ai surtout largement sous-estimé le pouvoir de nuisance du cartel du coin.
Les guerres à grande échelle m'ont fait perdre l'habitude de traiter avec les voyous. D'autant que ces voyous-là possèdent clairement plus de trésorerie que moi : le dax est un business encore plus lucratif que le proxénétisme, et les deux combinés ridiculisent les gains que je retire de mes abordages.
Je mène Sérhà le long des grilles du parc aux chaînes en priant pour que personne n'ait déjà réquisitionné mon véhicule.
Ce n'est pas le cas, heureusement. Le biréacteur de combat m'attend, sagement parqué. Ni les saisines, ni les capteurs de sécurité n'ont bougé. Et je constate après une rapide vérification que l'enregistreur de mouvement n'a rien détecté. Aucun intrus ne s'est approché pendant mon absence.
— Monte, je lance à Sérhà.
Elle grimpe en place arrière tandis que je fais le tour de mon avion, que je vérifie les empennages, les pitots, les tuyères, que j'ôte les clés de blocage et que je déverrouille les freins manuels. Je passe la main sur le revêtement noir du fuselage, je scrute le sol à la recherche de taches d'huile. Non, pas de fissure apparente, pas de fuite, tout est en ordre.
Je la rejoins et je me brêle au siège du pilote.
— Ça va ? demande-t-elle.
Sa voix sonne inquiète. Je sens bien qu'elle ne parle pas du spacewolf.
Je balaye la question d'un geste. Oui. Ça ira.
Je quitte la ville sans encombre et mets le cap vers le sud. En cette heure tardive (ou matinale, ça dépend du point de vue), l'astroport fonctionne au ralenti. La fréquence d'approche est muette, les feux de piste sont éteints. Seul le message météo automatique tourne en boucle sur le canal dédié.
Aucun contrôleur ne prend l'initiative de m'interroger – pour leur gouverne, je vole trop bas pour un appareil extra-atmosphérique, et pas assez vite pour affoler les radars. S'ils m'ont confondu avec un glisseur un peu pressé, tant mieux : c'était le but.
J'accélère dès que j'estime être sorti de la couverture radar de l'astroport. Dessous, les habitations se clairsèment, remplacées par un quadrillage infini de champs cultivés.
« Tu sais où aller ? »
Toujours pas.
À l'horizon, les premiers rayons de l'aurore se devinent. Nuit blanche. Mes sinus pulsent au rythme de mes battements de cœur et le pourtour de mes yeux me tiraille.
Va falloir songer à grappiller quelques minutes pour dormir.
— On se pose là, je décide.
Sérhà n'objecte pas.
Les champs ouverts ont cédé leur place à des pâturages de moindres dimensions, clôturés de haies serrées et parsemés de bosquets. Le terrain vallonné est propice à un bivouac discret.
Je choisis une colline plus escarpée et atterrit au pied d'un escarpement rocheux. Le relief et la végétation nous camoufleront à la vue ; le brouilleur leurrera radars et scans biologiques.
J'expire. Nous avons gagné au moins une demi-journée de tranquillité, voire plus si leur matos de détection ne possède pas de mode de balayage quantique. Au vu des circonstances, je ne vais toutefois pas tirer de plans sur la comète, mais plutôt partir du principe que même les bouseux de la Bordure sont en mesure de se payer les dernières innovations technologiques.
Une demi-journée, donc.
L'épuisement me rattrape. Bien sûr, la trousse de premiers secours du spacewolf est pourvue en excitants – de quoi réveiller un mort, comme aime à le rappeler le doc – mais je suppute qu'une injection d'amphétamines ne serait pas une bonne idée.
Je vais plutôt me contenter de deux ou trois heures de sommeil.
— Tu as faim ? je propose. J'ai des barres protéinées, si tu veux.
Sérhà lâche un petit rire.
— Non, c'est bon. Il y a de l'eau et du soleil, je me débrouillerai.
Moui, d'accord. Mais qu'elle ne m'embrouille pas, elle a beau être une fougère ambulante je sais qu'elle a besoin de nourriture solide elle aussi.
Je descends, étire mes muscles ankylosés, me glisse sous le ventre du spacewolf. La soute contient un nécessaire de survie : médicaments, vivres, un kit de purification d'eau... et une tente, que j'extrais non sans mal de l'espace exigu.
L'abri se déplie en une demi-sphère thermo-régulée lorsque j'active son mécanisme d'installation. Une place.
— Pour toi, je dis à Sérhà. Je vais dormir dans le cockpit.
J'ai l'habitude.
Elle rit encore, baisse ses longs cils, minaude. Ou peut-être ne minaude-t-elle pas et que c'est juste mon imagination, parce que les Sylvidres ne « minaudent » pas : elles sont seulement... des Sylvidres.
Ma respiration s'accélère. Une histoire de phéromones. Fichue sorcière.
J'ai chaud, soudain. Le tintement cristallin de son rire résonne dans mes os et chatouille mes sens, le sang afflue à mes tempes et dans... Oh, morteburnes !
Elle l'a vu. Je suis sûr qu'elle l'a vu.
Je m'éloigne, inspecte le pourtour du site d'atterrissage pour me donner une contenance, m'applique à vérifier le bon fonctionnement du brouilleur, puis je programme un drone de surveillance et les alarmes de proximité.
Je réfléchis à envoyer un message à l'Arcadia, écarte aussitôt cette option. Que leur dire ? Je doute réussir à poser des mots clairs sur ma situation, et je n'ai pas envie de les alarmer. Inutile de risquer une opération montée en catastrophe, mal préparée et sous-équipée, qui se casserait les dents sur les forces de défense de cette planète.
Sans l'Arcadia nous ne sommes rien. Non, mieux vaut attendre.
Je retiens un bâillement. Attendre et dormir. J'aurai les idées plus claires après m'être reposé.
Je récapitule mentalement mes dernières actions. Brouillage, check. Bouclier, check. Bivouac, check. J'ai l'impression d'avoir oublié quelque chose.
— Je prends le premier tour de veille ? interroge Sérhà.
— Non. Pas la peine.
Le système de défense autonome du spacewolf a déjà maintes fois fait ses preuves, dans des conditions et sur des planètes autrement plus hostiles.
Sérhà me renvoie une moue peu convaincue. Vexé, je m'apprête à lui rétorquer que les spacewolfs sont les meilleurs chasseurs de leur catégorie, y compris au sol, rien à voir avec la camelote sylvidre, lorsque mon regard accroche le collier de contention. Ah, c'est vrai. Je sais ce que j'ai oublié.
Je reviens vers elle. Son collier. Il faut que je lui retire. Je ne peux la laisser ainsi handicapée.
La connectique est basique : trois picots courbes enfoncés dans la chair, une encoche sur la partie bombée de l'électrode, un bouton poussoir minuscule dans le renfoncement. Si je l'atteins, le dispositif se rétractera.
— Non, attends... commence Sérhà.
Sa peau est fraîche et sent l'herbe coupée. J'ai lu un jour qu'il s'agissait d'un signal chimique de détresse, que c'est par ce biais que les plantes mutilées appellent à l'aide.
Je songe à ses cheveux.
A-t-elle mal ? A-t-elle peur que je lui fasse mal ?
La trousse de secours me fournit une aiguille. Avec mille précautions, j'introduis la pointe dans l'encoche, je presse... J'entends un petit « clic ».
— Attends, répète-t-elle. Si tu éteins la contention, tu vas...
Les crochets de maintien se détendent, je tire un coup sec sur l'électrode, elle tombe.
Une onde glaciale descend de ma nuque jusqu'au sol.
Oscillation, vertige, accélération. Les couleurs du ciel et de la végétation se mêlent et se tordent. Vert et bleu. La réalité se déchire sous mes pieds.
Le paysage est aspiré dans le maelström.
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