L'hallali

— Nom de Xch'rhch, gamin ! Tu n'imagines pas à quel point ça me fait plaisir de te voir !

Le soulagement de retrouver l'Octodian supplante (un peu) mon agacement de l'entendre utiliser son sempiternel qualificatif infantilisant. J'suis plus un gosse, nom d'une fougère !
Je souris, malgré tout. Je sais quoi répondre. C'est ce que je lui réponds toujours.

— M'appelle pas gamin, Bob.

Et devant Sérhà, en plus. Pff. Je ne la vois pas, mais je devine qu'elle ricane.

— Tu m'as manqué aussi, gamin.

Moui, d'accord. J'admets.

Je hausse les épaules en prenant l'air offusqué de rigueur, puis je m'emploie à découper les chaînes au plus près des bracelets des menottes. Le cosmodragon est très légèrement surdimensionné pour ce genre de travail de précision, mais je m'en tire avec les honneurs – et surtout sans arracher aucune main, ce qui aurait tout de même fait désordre.

Je ne peux échapper à l'accolade enthousiaste qui s'ensuit.

— Compte sur moi pour t'aider à botter le cul de ces salopards... Tu me présentes ta copine ?

Alors déjà ce n'est pas ma copine, et ensuite je ne suis pas là pour botter des culs, je suis là pour réparer mon vaisseau ! Hélas, Bob ignore délibérément mes froncements de sourcils et salue Sérhà d'un hochement de tête courtois.

— Madame.
— Vous pouvez m'appeler Sérhà, répond celle-ci.

Je n'arrive pas à discerner si les inflexions de voix sont moqueuses, mais c'est sûrement le cas.
Je pince les lèvres. Peu importe.

— Faut qu'on dégage d'ici, je dis. Avec les dégâts qu'on a faits en haut, ça m'étonnerait qu'ils en restent là.

Bob s'étire en sortant de sa cellule, grommelle en se frictionnant un coude.

— Je suis d'accord, gamin. Les baraquements de la milice sont de l'autre côté de l'allée, et j'te garantis que ce ne sont pas des tendres, là-dedans.

Je n'en doute pas. Je ne doute pas non plus que Bob ait rendu coup pour coup, et je doute encore moins que le cartel se montre quelque peu chafouin quand il constatera notre palmarès cumulé. Mais je n'ai pas renoncé à miser sur notre vitesse. Si nous sommes assez rapides, peut-être parviendrons-nous à prendre la tangente avant que le gros des troupes ne nous tombe dessus.

Peut-être.

Je souffle.

— M'appelle pas gamin.

Ai-je imaginé les notes chantantes du rire qui tinte à mes oreilles ? Je croise le regard de Sérhà. Ses yeux sont verts.
Ils pétillent.

Je devrais m'en irriter et non m'en attendrir, rester méfiant et non me satisfaire de sa présence. Les Sylvidres manipulent les humains. Tout le monde le sait.

Elle sourit et je me sens rougir, elle nous ramène au rez-de-chaussée et j'admire ses aptitudes au combat urbain – sa façon de se déplacer, de sécuriser son avancée, les signes qui sont presque identiques à ceux que j'utilise. Elle est militaire. Elle est compétente.
Je me dis qu'elle ferait une bonne recrue.
Je ne devrais pas avoir cette pensée.

La porte d'entrée béante est une invitation à foncer vers l'extérieur sans réfléchir, et je l'aurais probablement fait si Sérhà ne m'avait pas stoppé.

— Attends, m'enjoint-elle.

Son front est plissé, son expression aux aguets. « Écoute », ajoute-t-elle, mais je ne suis pas certain qu'elle ait prononcé ce mot. Je tends l'oreille malgré tout, et je...

Bleu.

Merde. Manifestation psy. Le bleu s'infiltre et s'impose, je n'en veux pas et je le repousse, mais il me submerge comme une vague visqueuse et...

Il y a des hommes dehors, vingt-cinq, peut-être trente, répartis en quatre groupes, plus un ou deux snipers dans les étages du bâtiment d'en face. Leurs pensées sont une cacophonie discordante, suintent d'une confiance mauvaise. Il y a des hommes, je vois leurs auras au travers des murs, je distingue leurs armes et je connais leurs intentions. Il y a...

— Gamin ! Oh, gamin ! Ça va ?

Je serre les dents. Ça va.

Bleu.

Putain de dax.

J'abandonne l'idée d'un pieux mensonge du genre « c'est la fatigue » ou « je n'ai pas mangé depuis hier, je manque sûrement de sucre ». Bob me connaît trop bien pour que je puisse le leurrer.

— Machinchose psychique, je grogne. Je contrôle pas.

Moue interrogative appuyée. Je ne m'en tirerai pas sans une explication plus construite et, même si je suis désormais un poil trop grand pour pareil traitement, Bob est tout à fait capable de me suspendre par les pieds et de me secouer pour que je crache le morceau.

— Ils diffusaient du dax là où je l'ai trouvée, j'ajoute du bout des lèvres en pointant Sérhà du doigt.

La moue devient rictus condescendant.

— Le dax ne se sniffe pas, gamin.

Raah, je sais ! Mais zut, laissez-moi me persuader que je n'ai pas avalé le contenu de ce verre !

— Il a bu un shoot et ils le chargent à quarante-deux, ici, nous renseigne Sérhà.

... et on ne t'a rien demandé, maudite sorcière !

Ceci dit, quarante-deux c'est beaucoup plus que les taux de consommation habituels. Je sais que dans les instituts métapsy des Colonies Radioactives, ils boostent les capacités de leurs super-soldats avec des injections à quarante-cinq ou cinquante, mais les drogués lambda qui veulent seulement s'offrir un trip d'hyper-perception tournent plutôt autour de trente. M'étonne pas que mon moi psychique fasse des loopings, avec une concentration pareille.

Je me détourne et je fais mine de m'intéresser aux affiches de pin-up punaisées au mur. Bob va me passer un savon. Je l'aurai mérité.

— Tu m'avais promis de ne plus toucher à cette saloperie, gamin.

Oui, je sais, je sais... En plus j'ai fait exactement la même réflexion à Sérhà. Juste avant de me parjurer, donc.

Je rentre instinctivement la tête dans mes épaules, parce que je me souviens très bien de la raclée que Bob m'avait réservée la dernière fois qu'il m'avait surpris à « toucher à cette saloperie ».
Les mâchoires de l'Octodian se crispent. Deux de ses poings se serrent. Je me blinde dans l'attente de l'orage. L'éducation « à la manière forte » n'a jamais fonctionné avec moi, mais elle a au moins le mérite de ralentir mon, hem, inconscience imbécile. Que je possède toujours, aucun doute là-dessus. Certes un peu moins naïve que durant mes années adolescentes, mais je ne peux nier que j'ai toujours une propension certaine à me croire immortel.

Mais ce n'est pas de ma faute si rien ne parvient à me tuer, merde.

— Il y a peut-être moyen d'en tirer parti, intervient Sérhà.

J'articule silencieusement « quoi ?? » en insistant bien sur le double point d'interrogation, tandis que Bob souffle dans ma nuque « on réglera ça une fois qu'on se sera sorti de ce merdier ». Cela m'angoisse plus que de raison.

— ... si tu parviens à refaire la même chose qu'à l'atelier, continue-t-elle à mon intention.

L'atelier ?

Sérhà me regarde. Je me noie dans ses yeux.
Ils sont verts.

L'atelier.

Blam.

— Qu'est-ce que tu as encore fait, gamin ?

J'entends l'espoir sous le reproche, cette part d'admiration que Bob a toujours eue pour mon ingéniosité à me démêler des pires ennuis. Je sais qu'il est fier de moi malgré les soucis que je lui apporte. Qu'est-ce que j'ai encore fait ?

— Je...

Blam.

Je me souviens de vagues volutes de brouillard, d'ombres et de tentacules mouvants. Ça m'avait semblé simple.
Simple et puissant.

Je fixe mes doigts sans les voir vraiment. Ils se ferment et je broie... Machinchose psychique, évidemment. Ce serait simple si j'en maîtrisais le déclencheur, mais j'ignore autant le « comment » que le « pourquoi ».

— Il y a cent mètres à découvert. Même en piquant notre meilleur sprint, ils vont nous canarder en continu et aucun de nous trois n'en réchappera.

La voix de Bob est assourdie, comme si elle s'étouffait à l'intérieur d'un caisson capitonné.

— Sauf si on leur envoie une diversion en amont. Il suffit de quelques dizaines de secondes pour atteindre le poste de garde et la grille d'accès.

La voix de Sérhà est nette.

Je la regarde, elle me regarde, je regarde Bob, je sens la panique monter. Il est hors de question que je montre ma peur.

— Quand tu dis « diversion », ma p'tite fleur des champs, tu penses au gamin, pas vrai ?
— Il... est assez destructeur quand il débloque des capacités psy.

Voix floue, voix nette. Il faudrait que je m'indigne de les entendre parler de moi comme si je n'étais pas présent.

— Non mais tu l'as vu ? Il est pas avec nous, là ! Oh, gamin ! Gamin secoue-toi, ce n'est pas le moment de faire un trip !
— Crise psy. Elle a commencé pendant l'assaut. Je fais barrage du mieux que je peux, mais il a de la ressource.

Bob est une masse sombre qui se fond dans le brouillard. Sérhà se détache en une surimpression bizarre. Sa chevelure est auréolée de lumière. Ses mèches sont courtes, mais elles se prolongent en milliers de fils immatériels.

— Le gamin est humain, et les humains ne sont pas psy-compétents. Même s'il a pris du dax, tu ne me feras pas avaler qu'il a « de la ressource », petite fleur.

Le brouillard prend des tons bleutés. Je me sens tour à tour pesant puis léger, comme si une main implacable me retenait au sol à chacune de mes tentatives de m'envoler.

— Il draine mon énergie. Je vais bientôt être contrainte de lui lâcher la bride, vous pourrez constater les dégâts dont il est capable par vous-même.

Sérhà me sourit. Je cille sans comprendre. Ses cheveux sont longs. Le vent est bleu. « Tu sais où se trouve l'ennemi », murmure-t-il. Ou peut-être est-ce Sérhà qui a parlé.

— Il sait viser, au moins ?
— J'espère.

J'espère aussi. « Tu sais où se trouve l'ennemi. » Oui, je sais : l'ennemi se trouve en face. Il y a des hommes et je vois leurs auras. Sérhà flotte entre deux colonnes de fumée opaque. Des nuages se lèvent, sculptés par le vent. Le bleu s'intensifie. Le monstre progresse.

Tu sais...

Je sais.

Il y a des hommes et ce ne sera pas un problème.

Le monde se fragmente soudain. J'ai l'impression d'imploser.

                                                  —————

Gris.
Blanchâtre.
Bleuté.

— Sérhà ?

Sérhà !

Mes pensées font de l'écho.

Sérhà n'est pas là.

Bleu clair.
Bleu roi.
Bleu nuit.

Je sens le froid de l'ombre sur moi avant de la voir. Je me retourne et plonge mes yeux dans ceux de la pieuvre. Je ne reculerai pas.

Tu sais... Oui. La pieuvre exhale un souffle rauque qui se transforme en rugissement, un cri qui transperce le temps et l'espace et qui fait vibrer mes os. Son intensité me déséquilibre. Puis la douleur envahit chaque parcelle de mon être.

Je ne reculerai pas.

L'ennemi est proche, supérieur en nombre, et je dois faire diversion. Tu sais... Sérhà compte sur moi.

Je hurle pour évacuer la souffrance, parce que c'est le seul exutoire que j'aie trouvé, parce que mon sang bout et que mes chairs se liquéfient. Je hurle tandis que les tentacules emplissent le monde, qu'ils se déploient dans les interstices, qu'ils s'insinuent dans mon âme. Je hurle. Les yeux de la pieuvre sont deux galaxies, son bec est un trou noir, sa peau est constellée d'étoiles.
C'est une hallucination, un fantôme, je me répète. Un spectre sans réalité. Le monstre n'est qu'une émanation de mon esprit, une façon détournée de matérialiser la puissance de l'astral.

Tu sais... Non, je ne sais rien. Je ne possède pas la délicatesse de Mimee, la dextérité de Sérhà. Je ne sais pas tisser d'illusions élaborées ni de pièges mentaux subtils. Mais le monstre est en moi et je sens sa force, et il n'est pas dit que je ne parviendrai pas à l'utiliser à mon profit.

— Je suis le capitaine Harlock et je commande l'Arcadia ! je déclame.

Bravade inutile : qui m'entend, ici ?
Les mots supplantent le vent. Instant de calme fugace.

Je vois.

Les mercenaires du cartel, professionnels, postés armes parées, les sous-fifres inexpérimentés qui trépignent de se lancer dans la mêlée, les voyous avides de violence gratuite, tous différents, tous immobiles, figés dans le temps astral, vulnérables et pathétiques.

Je sais.

Je m'approche d'eux sans qu'ils ne me perçoivent, je me dérobe et je les frôle, je suis ici, là-bas, ailleurs, partout, je suis au cœur d'une salle d'opérations et je désigne mes cibles, une par une, simultanément, les écrans de contrôle s'ornent de symboles rouges, conduites de tir pointées, objectifs verrouillés.

— Je commande l'Arcadia ! je crie encore.

Ça a toujours été mon point d'ancrage.

Je commande l'Arcadia et je suis libre, j'ai la mainmise sur ses canons et je suis invincible.

Feu, pleine puissance.

La pieuvre frappe partout à la fois. Elle empale et elle éperonne, j'ordonne et elle exécute, j'étends la main et elle capture. Je ferme le poing et elle broie.

Blam.

Les miliciens du cartel se tordent au sol, je vois leurs poitrines se déformer et leurs côtes saillir, j'entends leurs cris alors que le sang gicle, je sens leur peur tandis qu'ils meurent sans comprendre, je suis le maître et qu'ils s'inclinent tous.

Blam.

Ma respiration se hache. Mes poumons se compriment. Ma langue est métallique. Le bleu omniprésent se teinte de pétales rouges.

La pieuvre m'entoure et ses tentacules me fouettent, ils me traversent comme des fantômes, je les sens fouiller et aspirer ma moelle. L'ennemi est à terre ; le monstre se retourne contre moi.

— Non ! En arrière !

Mon injonction n'est pas suivie d'effet : la maîtrise parfaite qui m'a habitée quelques secondes auparavant n'était qu'éphémère. Les arcanes de l'astral sont trop complexes pour mon esprit humain.
Ce que j'ai déclenché n'est pas rassasié.

— En arrière...

La pieuvre suce et déglutit, elle boit mon fluide vital et je ne possède pas les clés pour l'en empêcher.

Je bats des bras, le monde oscille, je suis conscient d'être en astral mais je suis incapable d'en trouver la sortie. Il existe des portes, je songe, et il me reste encore de l'énergie pour en faire apparaître une.

Je me concentre, je m'entête, je me représente mentalement des portes de bois ou de métal, des vantaux ou des portails majestueux, j'imagine des huis vermoulus et des battants clinquants. J'invoque les panneaux étanches de l'Arcadia, les portes coulissantes de la passerelle, les sas de dépressurisation et les trous d'homme des locaux techniques.

Il me reste encore de l'énergie, je me martèle en boucle.

Et le monstre en aspire chaque parcelle.

Ma conscience vacille.

Je m'effondre.

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