L'assaut
— Gamin ! Gamin debout ! Gamin ! Harlock !
J'ai la bouche en sang, la tête en feu et les muscles en compote. Bob me soutient la nuque, m'essuie la commissure des lèvres avec un linge douteux et jauge ma température d'une main sur mon front. J'évalue son niveau d'inquiétude paternelle à « anormalement élevé » – ne serait-ce que parce qu'il s'est oublié à m'appeler « Harlock ».
Je ne dois pas être beau à voir.
— Ne refais plus jamais ça, ajoute l'Octodian.
Avec plaisir. Je ne suis pas maso au point de vouloir de moi-même réitérer une expérience aussi horrible. En revanche, je n'irai pas affirmer qu'un truc que je ne contrôle pas ne va pas se réitérer de son propre chef. Je gargouille en conséquence un « mrrft » qui ne m'engage à rien en même temps que je tente de me redresser et de déterminer quelle est la situation.
— Bouge pas, me sermonne Bob.
Je l'ignore et le regrette aussitôt. Je ne sais pas ce que je déteste le plus : les caillots noirâtres que je vomis et qui me brûlent l'œsophage, le liquide poisseux qui coule de mes oreilles et humidifie mon col, ou les bulles de sang et de morve qui perlent à mes narines au rythme de ma respiration laborieuse.
— J't'avais prévenu. Tête de mule.
Gnagnagna.
'fin, s'il recommence avec les petits surnoms affectueux, ça signifie qu'il s'inquiète moins. Je vais le prendre comme une bonne nouvelle et en conclure que je ne suis pas à l'article de la mort.
— Qu'est-ce que... Où en est-on ? je croasse.
Constatation numéro une : le décor a changé. Nous avons quitté la prison pour un local exigu, bocal de plexiverre et d'écrans. Par une fenêtre, je distingue la grille d'accès que Sérhà et moi avons escaladé il y a de cela une éternité. J'aperçois même un coin de ciel. Le noir opaque de la nuit a été remplacé par un indigo délavé. L'aurore ne tardera plus.
Sérhà, affairée devant une console, relève la tête.
— Calme à l'extérieur pour le moment, énonce-t-elle. J'en ai vu un entrer dans les baraquements et ressortir aussitôt, et il y a un drone qui cercle au-dessus de l'allée principale.
— Ils prennent le temps d'analyser ce qui vient de leur tomber dessus, renchérit Bob. Vu l'état des cadavres étalés dans les gravillons, ça m'paraît plutôt normal qu'ils se terrent dans leurs trous !
Sérhà me lance un regard en coin avant de répondre. Ses yeux sont sombres. J'y peine à déceler du vert et je sens comme une... appréhension. Je suppose que cela me concerne, moi et mes performances psycho-erratiques. Je serais méfiant moi aussi si j'étais à sa place – je suis d'ailleurs présentement méfiant envers moi-même, donc autant laisser couler.
— Il faut s'attendre à une contre-attaque rapide, lâche-t-elle finalement.
Bob agite un bras avec le flegme de qui n'en est pas à sa première contre-attaque rapide. Je n'ai jamais trop su à quoi il s'occupait avant que je ne le rencontre, mais il est clair qu'il n'a pas été barman toute sa vie.
— Oh, pas de problème, statue-t-il en me pointant du pouce. Je peux le porter.
Constatation numéro deux : ils ont l'air de très bien se débrouiller sans moi. Ce qui, je m'en aperçois avec une pointe de jalousie que je n'hésite pas à qualifier de « justifiée », n'est absolument pas acceptable. Après tout, il n'y a qu'une seule personne qui commande un vaisseau spatial ici et c'est moi.
Je m'assois avec effort, et j'ignore délibérément la main tendue de Bob tandis que je bataille pour me remettre debout.
— Non je... vais bien.
La double moue sceptique qui accueille mes paroles m'indique que je n'ai convaincu personne, mais je n'ai pas pour habitude d'être arrêté par ce genre de petites contrariétés. Je commande l'Arcadia et, si je ne maîtrise plus la totalité des tenants et aboutissants de cette mission, des décisions doivent toujours être prises – et ça, c'est mon domaine. Hors de question que je le laisse à Sérhà.
Commandons, donc.
— On doit pouvoir les frapper à la tête avant qu'ils se réorganisent, je dis.
Bob recule d'un pas, me toise de bas en haut, et dévoile ses dents en un rictus moqueur.
— Ah, oui. Ça m'étonnait que tu n'aies pas déjà suggéré d'y aller en frontal, gamin.
Oui enfin je ne note pas non plus de franche opposition de sa part, hein... Je suis sûr qu'il n'attendait que ça.
Sérhà est moins emballée, mais ma proposition la prend de court. Je profite donc des deux à trois très longues secondes durant lesquelles elle reste interloquée, la bouche ouverte et l'index dressé vers moi, pour embrayer :
— Il est où, leur QG ?
Je m'approche des consoles. Les terminaux informatiques transmettent les enregistrements des dispositifs de surveillance disséminés sur les extérieurs du site. Des allées, des zones de transit, un héliport, des entrées de bâtiments... Certaines caméras sont braquées sur des restes humains déchiquetés. Je me fais violence pour ne pas m'attarder sur ces images, mais mon regard y revient sans cesse avec une fascination malsaine.
Blam.
Plus de dax, jamais.
Je range cette promesse dans un coin de mon esprit à côté d'un « ce serait quand même pratique si j'arrivais à déclencher ça sur commande », et je me reconcentre sur l'instant présent.
Il est où, leur QG ?
Les écrans déroulent leur litanie de vidéos. Des portes, des routes, un parking, une terrasse, d'autres portes...
— Là, j'affirme.
Je suis sûr de mon coup : la double porte battante ornée de moulures en fer forgé et surmontée d'un fronton rococo est de trop mauvais goût pour mener autre part que chez le boss de ce foutu cartel.
Sérhà acquiesce. Tant mieux. Bob ne pipe mot. Je considère donc que tout le monde est d'accord pour le début des hostilités. Trop rapide ? Peut-être. Mais c'est important de garder l'initiative de l'attaque, dans un combat.
J'évalue nos forces. Le cosmodragon pour moi, ce qui me confère déjà une puissance de feu supérieure à peu près à n'importe quoi qui soit plus petit qu'un char d'assaut lourd. Le sabre pour Sérhà, qui pourra ainsi transpercer une épaisseur de blindage standard si besoin est. Et Bob, dont la carrure est à elle seule un argument de poids.
L'Octodian a par ailleurs ramassé de quoi s'armer en chemin – deux pistolasers, un blaster, et un étourdisseur magnétique. Pas du très gros calibre, mais si l'étourdisseur est au maximum de sa charge, il sera en mesure de nettoyer tout un couloir d'une unique onde de choc.
Conclusion : hormis la migraine qui tambourine à mes tempes et le liquide de nature indéfinie qui me coule d'une narine, tout se présente pour le mieux.
— Okay, je décrète. On y va.
Je serre les dents, m'essuie le nez du revers de la main, contemple la traînée rouge sans parvenir à m'émouvoir. Les effets secondaires des machinchoses psychiques, j'analyse froidement. Trop tard pour y faire quoi que ce soit.
Je sors sans me soucier de mes coéquipiers, m'appuyant sur le principe maintes fois éprouvé du « qui m'aime me suive », et sur le fait que je les estime assez expérimentés pour ne pas avoir besoin de les guider pas à pas.
Je n'ai pas de difficulté à trouver un bâtiment doté d'une entrée rococo : c'est in fine, le plus haut du Complexe. Sa porte est close, barrée de linteaux blindés, et sur les pourtours des chambranles se découpent de fines embrasures – des emplacements idéaux pour des canons de défense, je devine. Qu'à cela ne tienne ! Le cosmodragon peut fonctionner en mode « mortier », et j'ai justement des grenades dans mes poches. Trois, pour être exact. C'est plus qu'il n'en faut.
J'en utilise une pour exploser la porte, puis une deuxième pour dégager l'intérieur.
— Tu le dis si tu as besoin d'aide, hein...
Je n'ai pas besoin d'aide. Pas tout de suite. Peut-être après.
À l'intérieur du hall dévasté, la résistance est sporadique, la progression facile : les gardes s'enfuient plus qu'ils ne se défendent. Tu parles d'une milice au rabais.
— On monte ? interroge Bob.
J'opine. Sérhà n'a pas attendu.
Les étages se succèdent, vides ou presque. La brume vient avec l'altitude, d'abord effilochée en longs bancs rampants, puis compacte, cotonneuse, piquante et glaciale.
Bob me secoue d'une bourrade.
— Hey ! Ça va ?
Il n'a pas dit « gamin ». Est-ce qu'il s'inquiète à nouveau ?
Il neige. J'ai froid. Les flocons me traversent, scintillants et immatériels. Écho. « Ça va ? » Bien sûr que ça va.
Il y a du givre sous mes pieds et il devrait crisser. Ce n'est pas le cas.
— Oh, petite fleur ! Il me faut ton expertise par ici !
Ah ?
Des lasers crépitent loin au-dessus de moi. Je ne parviens pas à déterminer leur source. Présentent-ils un danger ? Je pointe mon cosmodragon dans une direction approximative. C'est très dissuasif, un cosmodragon. Et ce, même si le tir est approximatif.
Bob me saisit le poignet avant que je n'appuie sur la queue de détente, puis les yeux de Sérhà emplissent mon horizon.
— Non, il n'est plus psy-actif, dit-elle. Mais je perçois toujours le contrecoup physique.
Elle claque des doigts à côté de ma tempe, je cille par réflexe, elle rive son regard au mien.
Ses yeux sont verts.
— Harlock, tu as du mal à reprendre pied dans la réalité. Concentre-toi sur tes fonctions vitales. Si tu décroches, tu risques l'arrêt cardiaque.
Oui, je suis au courant : le psychisme est néfaste pour les humains.
Je cille encore. Que vient-elle de dire à propos de mon cœur, déjà ?
— J'aurais dû t'assommer, marmonne Bob. Tu n'aurais pas pu t'apercevoir de ton état avant de foncer bille en tête ?
Humf. Il me connaît, pourtant. Répondre « non mais c'est bon, ça va ! » étant exclu (je ne vais pas me répéter, et en plus – soyons honnête – ça ne va pas), j'opte donc pour un consensuel :
— On est presque arrivés, je vais tenir.
Phrase qui convainc mes interlocuteurs à peu près aussi bien qu'un « ça va », mais je suis confiant : c'est une question de volonté. Je vais tenir.
Le givre se dépose partout.
J'ai un vague sentiment de culpabilité à l'idée de ralentir le groupe, mais je m'aperçois que je n'éprouve pas de difficulté pour continuer d'avancer. Peut-être parce que je ne touche plus le sol.
Des rafales claquent. Des cris s'étranglent dans des gargouillis d'agonie. Je tords le cou pour embrasser la scène dans son ensemble ; je n'en distingue que des fragments, comme si j'évoluais dans une mosaïque éclatée.
— Cesse de gigoter, gamin.
À un moment ou à un autre, Bob a dû me jeter sur son épaule. Ça n'a pas l'air de le gêner.
Mes protestations s'embourbent dans le magma de mes pensées. Je vais tenir. Ma langue est épaisse, anesthésiée. Je déglutis avec effort ; j'ai l'impression de boire une rasade de sang.
J'ignore combien de temps dure l'ascension. Quelques secondes. L'éternité. Une expiration après l'autre, un battement de cœur à la fois.
— C'est l'heure des comptes, Alamein ! crie soudain Sérhà.
Le dénouement est proche.
Je suis debout, je marche seul, je vais tenir. Je ne resterai pas en arrière pendant que le coup de grâce est porté.
Des parfums capiteux m'assaillent, les ombres dansent la sarabande et la pièce est un kaléidoscope de lumières erratiques. Je m'accroche aux formes que je juge les plus tangibles, je m'entête, j'insiste.
Sérhà se détache de l'embrouillamini de scénettes disjointes. Je me focalise sur elle, sur son visage déterminé, je me gorge de ses cheveux verts et je frémis à l'intonation martiale de sa voix. Elle ne menace pas le vide, je comprends. Et elle ne menace pas non plus un sbire.
— Où sont-elles ? Réponds !
Avec un effort et au prix d'un râle de douleur, je réussis enfin à extraire un tableau cohérent de la mélasse visuelle qui m'entoure. Nous sommes au dernier étage, dans un salon ouvert sur une terrasse vitrée. Bob sécurise les accès. Sérhà tient en joue le propriétaire des lieux.
Je plisse les yeux. Alamein, boss du cartel à son nom, est décevant. Maigrelet, des airs de fouine retorse, un costume flashy à l'encontre du bon goût et des bagues étincelantes à tous les doigts. Une caricature de parvenu vulgaire, prompt à arroser de frics tous les voyous des environs pour qu'ils lui obéissent. Un roitelet ridicule, suintant la lâcheté, recroquevillé dans son fauteuil avec une grimace de terreur crispée sur le visage.
Je lui adresse un regard méprisant.
C'est une erreur.
Inspiration, accélération... Aspiration.
Je suis happé dans un tunnel tapissé de boursouflures rouges, les parois palpitent comme rythmées par une respiration monstrueuse, j'avance vite, trop vite pour comprendre où j'ai bien pu atterrir, et je m'efforce d'ôter de mon esprit l'hypothèse de me trouver à l'intérieur du tube digestif d'un serpent géant.
Accélération.
C'est un machinchose psychique – encore –, je reconnais la dissociation mentale qui l'accompagne, donc je n'ai pas à (trop) paniquer : même si je ne suis pas certain de ce qui est en train de se passer, j'ai en définitive peu de risques d'avoir été physiquement avalé par un serpent géant.
Accélération.
Quoi qu'il en soit, c'est un très gros serpent. Ou peut-être un ver ? La couleur chair prédomine, le tube est interminable, et l'univers s'emplit d'une lumière rougeâtre comme si je regardais soudain le soleil paupières fermées.
Je vois un vaisseau.
Je ne l'identifie pas, je le distingue à peine, mais je sais que cette information est cruciale.
Puis j'ouvre les yeux sur un mur. J'ai avancé sans m'en apercevoir, et je garde la sensation d'être passé à travers le crâne d'Alamein, qui est... mort. De façon assez horrible. Il y a des bouts de cervelle partout.
Je ne veux pas savoir ce que je viens de faire.
— Ils... ont... décollé... ce matin, j'halète.
Qui et pourquoi, je ne sais pas – enfin si, je sais, mais je...
— Un type Rhino VI... Le Villambre... Ils sont partis vers Ordnus.
J'ai ingurgité trop d'informations en même temps. Je réprime une nausée tandis que mon cerveau pédale pour gérer le surplus, sans grand succès.
— Ce n'est pas comme ça qu'on fait de la télépathie, grimace Sérhà.
Je la fixe. Je ne veux pas savoir ce que j'ai fait, ni comment je l'ai fait.
Des informations. Beaucoup. Trop.
Et qui la concernent.
— Je... Elles...
Des Sylvidres. Une colonie qui a été attaquée, séquestrée, séparée. Une partie que nous venons de délivrer, l'autre dans le vaisseau que j'ai « vu ». Et Sérhà... Sérhà...
— Respire, dit-elle. J'aurais préféré obtenir ce renseignement moi-même, ça aurait été plus propre, mais ce que tu m'as donné me suffit. Ce n'est plus de ton ressort, maintenant.
Je plisse le front. Sérhà a raison, le sort de ces Sylvidres n'est pas mon affaire, alors pourquoi l'idée de la laisser poursuivre seule me dérange-t-elle autant ?
Je fouille dans ma mémoire, tentative désespérée d'en extirper des bribes exploitables. Las, les souvenirs volés à Alamein s'effilochent déjà. In extremis, je surprends une image, je me fige. Cette silhouette... La chevelure dorée s'évapore. Peut-être l'ai-je rêvée. Peut-être mon « exploit » télépathique me fait-il halluciner, et peut-être cette vision n'est-elle en rien reliée aux trafics du cartel.
Kei.
— À ta place, je ne serais pas aussi catégorique, petite fleur.
Bob tient à la main une tablette de données, qu'il agite dans ma direction avec un sourire entendu. Je reconnais le format de la liste qui y est affichée sans avoir besoin de la lire.
C'est un manifeste d'embarquement.
— Tu n'as pas demandé des nouvelles de ton autre copine, gamin.
La phrase me coupe le souffle. Bob n'a rien besoin d'ajouter.
Ils ont décollé ce matin.
Ils ont décollé avec Kei. Je me fiche pas mal du ton mi-taquin mi-parental, du « gamin » et du fait que Kei n'est pas « mon autre copine » mais mon officier radar. Ils ont. Décollé. Avec Kei.
Et je crois que je ne récupérerai pas de transducteurs de sonar spatial sur cette planète. Au diable ! Kei est plus importante que des pièces de rechanges, fussent-elles pour l'Arcadia.
Mes ongles s'enfoncent dans ma paume. Kei est plus importante, et ils vont payer.
— Le Villambre, je répète. Ils sont partis vers Ordnus.
Sérhà ne se débarrassera pas de moi aussi facilement.
— On les prend en chasse.
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