Hau Maiangi
Bien sûr, lorsque j'avais dit « on », je pensais « Bob et moi ». Je n'ai jamais envisagé que Sérhà puisse imaginer s'inclure dans l'équation. Que nos chemins restent parallèles, soit. Mais j'aurais cru qu'elle aurait été plus prompte à reprendre sa liberté. C'est important, la liberté.
— Je n'ai pas de véhicule pour quitter l'orbite, avoue-t-elle du bout des lèvres.
Certes, mais mon véhicule c'est pas un autobus, hein...
Lorsque nous revenons au spacewolf, je grogne pour m'extraire de l'étreinte de Bob – qui s'obstine à me porter alors que je vais très bien, zut – puis je considère avec une moue désabusée le jeu de Tétris qui se présente à moi. Nous sommes trois. Mon spacewolf est biplace (et encore, la place arrière, encombrée de calculateurs supplémentaires qui empiètent sur le siège, n'est en réalité qu'une demi-place). Et Bob est Octodian, ce qui signifie que de par son gabarit, il a besoin d'une place et demie.
— Bon. Personne n'a envie de prendre le train ?
— Gamin, si tu penses qu'on ne rentre pas tous dans ton coucou, vu ton état je peux aussi te poser à l'hôpital. Ça te tente ?
Grmf. Okay, un point partout, balle au centre.
Je foudroie Sérhà du regard, elle sourit, je pressens le sarcasme.
— Tu es impressionnant d'obstination, pirate, mais tu devrais vraiment faire une pause.
Non sûrement pas. D'abord parce que je vais bien, et ensuite parce qu'il est hors de question que je laisse mon appareil partir sans moi. J'ignore donc avec hauteur le conseil et me concentre plutôt sur des calculs de charge ; ce n'est pas tant le poids des passagers en surplus qui m'inquiète, mais leur consommation d'air et l'impact sur l'unique recycleur du spacewolf.
Je me débats un instant avec des mathématiques, puis je me souviens fort à propos que Sérhà est une plante et que les plantes font des tas de trucs chelous avec l'oxygène.
— Tu peux t'empêcher de respirer sur commande ou pas ? je lui demande.
Elle hausse un sourcil, semble sur le point de démentir, mais ses yeux s'éclairent lorsqu'elle comprend quel est le problème.
— Je peux... me restreindre, concède-t-elle.
— Parfait.
Ceci étant réglé, je fronce le nez parce que ce que je m'apprête à dire va à l'encontre de mes principes : j'ai horreur de n'être que passager dans un vaisseau que je peux conduire moi-même (surtout si c'est le mien).
— Bob, tu montes devant. Je te laisse le manche.
— T'es sûr de toi, gamin ?
— T'inquiète, je te programme la nav', je pourrai suivre et recaler la trajectoire depuis la console secondaire si besoin.
Alors je vais devoir réinitialiser certains des paramètres de vol que j'ai « personnalisés » pour que l'Octodian ne s'envoie pas dans le décor au décollage, mais sinon tout va bien. Raah, je déteste prêter mes affaires.
J'affiche la désinvolture.
— De toute façon tu ne tiendras pas à l'arrière avec Sérhà.
Et moi, je n'aurais pas pu piloter à l'avant avec Sérhà sur les genoux.
Pff.
Je ressasse ma mauvaise humeur tandis que j'entre des coordonnées dans le navigateur de bord, que j'évalue la route proposée, que je la corrige, la valide et l'affiche sur la console du pilote. Après quoi, je cède à regret la place à Bob.
L'Octodian se faxe dans le siège en renâclant contre les accoudoirs trop resserrés. Je ne vais pas le plaindre : je suis trop occupé à jongler entre les nappes de câbles sous mes pieds, la batterie qui mange la moitié de l'assise arrière, mes jambes, les jambes de Sérhà et son sein gauche sur mon nez.
Lorsque la verrière du cockpit se referme enfin sur nous, Bob lance à la cantonade :
— Je comprends qu'on part avec un jet simple coque sans scaphandre se faire une virée dans l'espace, c'est bien ça ?
— ... et un saut warp, j'ajoute. Mais si tu n'as pas confiance, tu peux toujours prendre le train.
— Et risquer de tomber sur les forces gouvernementales ? Après la boucherie de tout à l'heure ? Même pas en rêve, gamin.
Il n'a pas dit qu'il s'agissait de ma boucherie mais il le pense très fort. Je le sais, et c'est pour cette raison que j'ai accepté que nous nous tassions à trois dans mon spacewolf.
Bleu.
Le bar, le dax, la prison, Alamein. Suis-je capable de maîtriser cette puissance ?
C'était... Je déglutis. Il ne faut pas que je m'engage sur cette voie. Trop dangereux. Si tentant.
Le vrombissement des réacteurs m'arrache aux sirènes psychiques ; l'hystérésis des compensateurs inertiels plaque mon dos contre le rembourrage du siège et Sérhà contre mon torse. Elle frémit. Ou peut-être est-ce moi.
— Dis donc gamin, il en a sous le capot, ton engin !
Oui, tout à fait, j'en suis très fier et je grimace du traitement cavalier qui lui est imposé. Bob n'est pas un mauvais pilote, je l'admets, mais ça se voit qu'il n'est pas à l'aise avec le spacewolf.
— T'es sûr de ta destination ? continue-t-il. Ça fait une trotte, quand même !
Sérhà s'agite. Je sens ses fesses rouler sur ma... mon...
— On va où ? demande-t-elle.
— Hê-Zayin, je réponds. Station non-alignée, en dehors de la sphère d'influence du cartel d'Alamein.
— T'es sûr ? répète Bob.
— Oui. On pourra y affréter une petite corvette ou un patrouilleur. Ça ne devrait pas être trop difficile à trouver, et ça suffira contre un Rhino VI.
Silence. Je m'attends à des objections (notamment parce qu'un Rhino c'est beaucoup plus gros qu'une petite corvette), mais rien ne vient dans l'instant. Il faut croire que je suis moins dingue que je ne le pense. Ou alors les gens se sont habitués avec le temps.
Dehors, l'atmosphère se délite, le ciel s'obscurcit, l'espace s'emplit de vide. Je surveille machinalement les paramètres de vol du spacewolf. « Sortie d'atmosphère achevée, paré pour le warp », indique ma console. Temps de saut : une minute et quarante seconde. Durée totale du trajet : deux heures et sept minutes. Assez court pour que l'exiguïté du cockpit ne nous tape pas trop sur les nerfs.
Sérhà se dandine encore, fixe ses doigts, les plie et les déplie, fuit mon regard. Ses cils sont longs et ses cheveux sont courts, et ce n'est pas la gêne d'écraser mon entrejambe qui la retient.
— Ta radio est capable de faire de la surmodulation en hyperfréquence ? lâche-t-elle soudain.
Ma radio peut tout faire. J'étrécis les paupières.
— Vers qui, et avec quels paramètres ?
Ses yeux sont verts.
— On n'a pas besoin d'aller si loin pour récupérer un patrouilleur, dit-elle. Laisse-moi ta radio, je vais appeler le mien.
C'est bien ce que je craignais. Sauf que si ma radio se met en relation avec un récepteur sylvidre, elles vont récupérer des caractéristiques techniques communes à l'Arcadia à moindres frais. Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Je suis libre de mes décisions, je me martèle in petto. Aucune sorcière sylvidre n'influence mes choix. J'inspire, je m'efforce de me vider de toute émotion pour considérer la proposition d'un point de vue strictement rationnel. Objectivement, l'option est-elle viable ? Non.
— Vas-y, je réponds.
Sérhà se coule vers l'avant, ondule tandis qu'elle se faufile entre la verrière et l'épaule de Bob, se trémousse pour atteindre le comlink sur le tableau de bord.
— 'tention où tu poses tes mains, petite fleur, grogne Bob.
Je ne peux surveiller ce qu'elle tripote, quels sont les réglages qu'elle paramètre ou les codes d'authentification qu'elle entre : ma vue est bouchée par la perspective plongeante de ses cuisses et sa jupe fendue beaucoup trop courte.
— Hau Maiangi, est-ce que vous me recevez ?
S'ensuit un silence de trois ou quatre secondes, puis une double trille et un léger larsen typique de l'ouverture d'un réseau chiffré. Le reste de la conversation est en sylvidre. Mes connaissances de cet idiome sont rudimentaires (je n'ai pas tellement d'occasions de pratiquer la langue), mais j'en saisis malgré tout quelques mots – des chiffres, essentiellement. Coordonnées et temps de trajet, je déduis.
— Ils seront là dans dix minutes, conclut Sérhà à la fin de sa transmission.
Okay. Au moins cela réduira le supplice de la boîte de sardines à la portion congrue. Je ne peux certifier que l'équipage sylvidre ne m'abattra pas à vue, en revanche. J'espère que Sérhà a averti ses consœurs de ma présence, et que ce n'est pas pour que je sois emprisonné dès que j'aurais mis le pied à bord.
Les secondes qui s'égrènent en attendant l'arrivée de notre taxi sont tendues. Je devine que Bob se retient de commenter les événements avec sa gouaille habituelle ; Sérhà s'est quant à elle recroquevillée contre la verrière et évite avec soin mes questions muettes.
Ses jambes emplissent l'habitacle. Lorsque la cambrure de son pied nu effleure la ligne de ma mâchoire, nous tressaillons de concert. Dix minutes. C'est déjà beaucoup trop.
La radio grésille, crachote en sylvidre. Sérhà sursaute.
— Tes armes sont au paré à manœuvrer ? Désactive-les !
Je roule des yeux. Bien sûr que mes armes sont parées !
— Et mon bouclier est levé, je précise. Ça me paraît... normal.
Non pas qu'un spacewolf ait la moindre chance seul contre un patrouilleur sylvidre, mais je tiens à montrer que je ne suis pas une proie sans défense.
— Eh bien baisse-le, siffle Sérhà. Je leur ai affirmé que tu n'étais pas hostile, ne leur donne pas une excuse pour ouvrir le feu.
— Oh, elles n'ont jamais eu besoin d'une excuse pour me tirer dessus... je marmonne.
Devant, Bob se retourne à grand peine.
— Arrête de faire l'andouille, gamin. Vous suivez le même objectif et elles sont aussi futées que n'importe qui. Elles ne te descendront pas tant qu'elles peuvent profiter de toi... Et puis ta copine est avec nous, pas vrai petite fleur ?
Sérhà et moi répondons « mrf » d'un même soupir agacé. Je crois qu'elle apprécie aussi peu se faire qualifier de petite fleur que moi de gamin.
— M'appelle pas gamin, Bob.
Je tends le cou. Moi je veux bien désactiver armes et bouclier, mais la commande est au niveau du pilote.
— Troisième écran sur la gauche pour baisser le bouclier, j'ajoute. Et celui de dessous pour mettre les armes au repos.
— Y'a pas de mot de passe ? s'étonne l'Octodian tandis qu'il pianote sur les consoles.
— Seulement à l'allumage. J'accueille rarement des invités ici, figure-toi.
Le vaisseau sylvidre se dévoile sur le radar à peine le spacewolf devenu inoffensif – une coïncidence, ou alors ces maudites sorcières connaissent bien mieux les spécificités de mon appareil que je ne l'estimais. « Tenez-vous prêts pour l'arrimage automatique », annonce la radio.
Le spacewolf tressaute lorsqu'il est pris dans le rayon tracteur. J'ai soudain envie de m'enfuir, loin et vite, et ne peux occulter la sensation tenace de me jeter dans la gueule du loup. Le Hau Maiangi est un petit patrouilleur (à peu près cinq fois la longueur du spacewolf), mais cela reste un patrouilleur sylvidre, bon sang ! Combien de ces pestes végétales y a-t-il à l'intérieur ?
Je ronge mon frein durant toute la durée de la manœuvre d'appontage.
Le spacewolf une fois clampé au pont occupe la quasi-totalité de leur hangar, et le comité d'accueil est plus restreint que ce à quoi je m'attendais. Une soldate, casquée et le visage couvert, postée en retrait, et une gradée, roide dans son uniforme noir, ses cheveux de la même couleur couvrant le bas de son dos tels une capeline ondoyante.
— Loönya ! la salue Sérhà après s'être extraite du cockpit. Quelles sont les nouvelles ?
— Nous avons retracé les départs de tous les cargos sur les quinze dernières heures conformément à vos ordres, Kapene. Neuf d'entre eux ont une trajectoire qui peut les mener vers Ordnus. Aucun ne s'est nommé « Villambre » auprès du contrôle de trafic, mais nous avons leurs fiches d'identification. Vous pourrez les consulter en passerelle.
— C'est lui qui a l'information, coupe Sérhà en me pointant du doigt. Je ne suis pas en mesure de l'extraire. Ce n'est plus possible depuis que je...
Elle secoue la tête, yeux fermés, comme si elle tentait de chasser des pensées désagréables. Son index effleure une mèche au-dessus de son oreille puis se perd dans le vide, loin au-delà de ses cheveux trop courts. C'est la première fois que je l'entends faire allusion à son... handicap psychique.
Je pince les lèvres. Elle n'est pas allée au bout de sa phrase, mais je me souviens très bien du jour où je lui ai coupé les cheveux. Je lui ai sauvé la vie. Et je lui en ai arraché une partie.
Elle me fixe.
Ses yeux sont verts.
Verts et mélancoliques.
Verts et noyés de solitude.
Elle se détourne. Son visage est de marbre.
— Dites à la psyméd de prendre ses précautions, termine-t-elle.
Je lève un sourcil. Je n'aime pas trop les implications du terme « psyméd ».
— C'est un Rhino VI, je dis. Si vous avez des fiches d'ident', on devrait le reconnaître facilement.
C'est vrai, quoi ! Ça ne court pas les rues, les types Rhino. Pas besoin d'un « psy » ou d'un « méd », ou de quoi que ce soit qui va regarder mon état de trop près... Je vais bien !
Le coin des lèvres de Sérhà se soulève légèrement.
— Dites à l'équipage de prendre ses précautions, corrige-t-elle.
Elle agite la main.
— Viens, m'invite-t-elle. On va voir ça.
La gradée sylvidre se crispe.
— Kapene, il est armé et la passerelle n'est pas...
— Non, interrompt Sérhà. C'est bon.
... mais pas du tout du goût de sa consœur, qui se raidit au garde-à-vous avec une moue désapprobatrice. Je tique. Eh, attends un peu... L'évidence me saute brutalement aux yeux. Ah oui, quand Sérhà a parlé du patrouilleur comme étant le sien, c'est parce qu'en réalité c'est, euh, eh bien, le sien.
— Tu commandes ce vaisseau ? je demande.
Elle hausse les épaules. Moui ben j'm'en fiche, le mien est plus gros.
Je cille. Quelque chose de bleu rampe au sol. L'espace d'un instant, j'ai l'impression que « ça » se prépare à bondir, et il me semble entendre le mot « psyméd » flotter autour de moi. Puis la sensation s'estompe.
Je me persuade qu'il ne s'est rien passé, mais les trois Sylvidres se sont mises en position de défense, et la soldate me tient en joue. Sérhà l'arrête d'un geste.
— C'est bon, répète-t-elle. C'est bon.
Je ne peux m'ôter de l'esprit l'idée qu'elle cherche également à se convaincre elle-même.
Elle ajoute quelque chose en sylvidre – elle parle d'escorte, de protection peut-être. La gradée tourne les talons aussitôt et disparaît dans une envolée de cheveux.
Je n'arrive pas à déterminer si c'est de bon augure pour moi ou non.
— Ne t'inquiète pas, dit Sérhà. Essaie juste de te, hem, « contenir » tant que notre opération de sauvetage n'est pas finie, d'accord ?
J'acquiesce sans vraiment comprendre. Je pense qu'elle le sait.
Bleu.
Tandis que Sérhà me précède vers la sortie du hangar, je m'attarde pour étudier l'agencement du local : rampe de lancement simple, pas de contreforts de blindage apparents... S'il faut partir en urgence, le spacewolf saura décoller. Je suis dans la gueule du loup mais ses mâchoires ne se sont pas encore refermées sur moi. Et j'ai de quoi assurer mes arrières.
— Tu restes garder le spacewolf, Bob ?
L'Octodian croise une paire de bras, mais ne proteste pas. Lui non plus ne tient pas à se retrouver piégé ici.
Sérhà m'attend dans l'ascenseur. La soldate ne nous accompagne pas.
La porte se referme dans mon dos.
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