Chapitre 6
Jeudi après-midi, à la fin de notre dernier cours, Mme Laurens nous retient quelques minutes.
— Une dernière chose. Tous les étudiants en Ingénierie recevront bientôt sur leur messagerie étudiante un message concernant le traditionnel concours de l'entreprise Flord. Peut-être que certains d'entre vous l'ignorent mais ce concours est organisé chaque année, afin de dénicher de futurs talents parmi les étudiants. Pour ceux qui voudront y participer, vous devrez créer un projet de toute pièce, en solo ou en groupe, et vous aurez plusieurs mois pour le parfaire. Il faudra penser en termes de futur et d'avancées mais également prendre en compte le coût écologique d'un tel projet. Vous aurez jusqu'à la fin du mois de janvier pour vous inscrire, puis jusqu'à fin mars pour envoyer vos projets papier. Une première sélection sera établie au mois d'avril parmi tous les projets proposés, et c'est au mois de juin que les gagnants seront annoncés au sein même de l'entreprise Flord, après la présentation de votre travail. Vous verrez peut-être votre projet aboutir dans les années qui viennent, ce qui serait très gratifiant pour vous et votre future carrière. Rien ne vous y oblige mais n'hésitez pas à consulter le mail en détail. Je reste un peu si certains ont des questions.
Tous les étudiants ingénieurs connaissent ce concours. Il a été imaginé par ma mère il y a une dizaine d'années maintenant. Toutes les universités du pays peuvent y participer mais elles restent rattachées à leur secteur géographique – Nord, Sud, Est et Ouest. Quatre projets se voyaient donc récompensés et le nombre de participations ne cessait d'augmenter. Chaque année, mes parents s'occupaient du concours pour l'Ouest – ils se chargeaient de nommer le jury et d'organiser les différents événements – mais cette année...
John Fredericks, employé de longue date de l'entreprise et ami proche de la famille, a suggéré que le concours soit maintenu. C'est lui qui gère la boîte en attendant le retour de papa. Il a demandé à mon père s'il voulait à nouveau présider le concours – ce serait un très bon moyen de le faire revenir en douceur – mais papa s'est contenté de hausser les épaules.
Quelques personnes me lancent des coups d'œil. Les étudiants en première année ne sont pas autorisés à participer car ils n'ont pas encore les connaissances adéquates mais il est possible de s'inscrire en deuxième année.
Je pourrais me laisser tenter, mais j'imagine déjà le tableau : « Leigh Flord s'est inscrite ? C'est mort, on n'a aucune chance, c'est forcément elle qui va gagner ». Je suis déjà fatiguée d'avance. C'est exactement pour éviter ce genre d'attitudes que je me fais toujours discrète. Ça m'exaspère que certains me collent sans cesse une étiquette sur le front.
Si Lacy était dans ma tête, elle me dirait d'un ton blasé « Me la fais pas à l'envers, c'est pas vraiment ça le problème ».
La vraie question est : ai-je vraiment envie de me lancer cette année ? Je ne suis qu'en deuxième année, donc autant dire que je ne suis qu'un bébé ingénieur. Un fœtus même.
Je finis de ranger mes affaires et j'attrape mon sac de sport prévu pour mon cours de boxe.
Lorsque nous sortons dehors, le froid mordant du mois de janvier vient nous attaquer les joues. Il fait nuit depuis quelques heures et le campus semble désert.
— Ça ne vous tente pas ce concours les filles ? demande Max alors que j'enfile mon bonnet rouge.
Le coup d'œil que me jette Lacy contient une question sous-jacente, et je lui réponds en secouant doucement la tête.
— On va y réfléchir, répond-elle. Et toi Max ?
Il éclate de rire.
— Ouh là non ! ça demande trop de temps. Je me sens un peu à la ramasse en cours donc je préfère me focaliser là-dessus. Mais vous deux, vous avez carrément le potentiel.
— Ne te juge pas si sévèrement moussaillon, réplique Lacy en plus mettant une tape sur l'épaule. On est tous dans le même bateau ici.
Le visage de Max, d'habitude si ouvert et joyeux, se ferme en l'espace d'une seconde. Ses yeux bruns s'emplissent soudainement de crainte.
— Ouais. Sauf que je ne vous ai pas parlé d'une chose.
Il fait une pause.
— J'ai été le dernier repêché pour Aérospatiale, et encore, c'est parce que quelqu'un s'est désisté. Je ne devrais même pas être ici. Mes scores n'ont pas été très bons, enfin pas assez bons pour ce cursus. Mais on m'a laissé une chance, à condition que mes résultats le prouvent.
Il semble complètement stressé. Lacy et moi échangeons un regard étonné. Il est si confiant que ça ne me serait jamais venu à l'esprit qu'il pouvait galérer en classe.
— C'est pas grave Max, le rassurai-je en posant ma main sur son bras. Il n'y a pas de mal à patauger un peu. Si tu veux, je me propose pour t'aider dans les matières où c'est vraiment compliqué.
— Moi aussi, ajoute Lacy.
Un grand sourire rayonnant nous répond.
— Vous me sauveriez la vie les filles.
— N'exagérons rien, souris-je. Sur ce, je dois y aller si je ne veux pas être en retard. Rentrez bien.
— Ratatine-moi ce sac de frappe championne ! me lance Lacy tandis que je m'éloigne.
— Il ne va pas comprendre ce qui lui arrive le pauvre !
Mon cours de boxe se situe dans le bâtiment jouxtant le gymnase où le match de basket – que notre équipe a gagné – s'est déroulé lundi dernier. Je ne connaissais pas du tout ce sport il y a deux ans, mais depuis que je m'y suis inscrite l'an dernier, je ne m'en lasse pas. Quand je ressors au bout d'une heure et demie, je suis généralement lessivée mais j'ai le sentiment de m'être décrassée entièrement. Je ne pense littéralement plus à rien tout le temps où je porte mes gants.
Lorsque j'approche du bâtiment, un garçon avec un sweat-shirt gris dont la capuche est rabattue arrive en même temps que moi. Comme il me précède, il me tient gentiment la porte et je le remercie alors qu'il se retourne, me laissant voir son visage. Je le reconnais immédiatement : c'est le joueur de basket, Cray.
Un éclat de surprise traverse ses iris presque dorés.
Je me contente de lui sourire puis je me décale pour m'essuyer les pieds car il a recommencé à neiger pendant que je marchais de l'amphithéâtre jusqu'ici. J'ai les mains frigorifiées. Je retire mon bonnet et je sens mes cheveux se dresser sur ma tête sous le coup de l'électricité statique. Je tente de les dompter un minimum mais je crois que j'empire la chose. Je souffle et abandonne, car je vais bientôt transpirer et puis, je ne vais pas à un rendez-vous galant. Cray est toujours présent et me fixe d'un œil amusé.
— C'était vraiment bien rattrapé, lundi, quand la balle a volé vers vous. La plupart des gens se seraient baissés pour l'éviter.
— J'aurais pu. Mais c'était soit préserver une belle amitié, soit offrir le plus bel œuf de pigeon à mon amie. J'ai choisi.
Il rit doucement. Je remonte l'anse de mon sac de sport ce qui attire l'attention de Cray. Il le désigne, en fronçant les sourcils.
— Tu viens au cours de lutte ?
Je pense au départ qu'il me fait une blague – un peu tordue – mais la sincérité imprègne son beau visage. Comme il me laisse perplexe, il se reprend :
— Le jeudi soir, il n'y a que les cours de lutte et les entrainement de basket dans ce bâtiment. Et comme tu ne participes pas aux entraînements de basket...
— La logique voudrait que je fasse de la lutte.
— C'est ça.
Il parcourt furtivement mon corps de haut en bas d'un regard inquisiteur et je sens une chaleur agréable me monter dans tout le corps, et cela n'a rien à voir avec le chauffage du bâtiment. Oh non.
— En fait, je fais de la boxe. La salle est au fond du bâtiment, c'est peut-être pour ça que tu n'étais pas au courant.
Les iris noisette de Cray rejoignent à nouveau les miens et la profondeur de son regard me couperait très probablement la parole si j'étais en pleine discussion. Mon pauvre cœur, qui était jusqu'à maintenant en hibernation totale, à peine audible, résonne à présent dans chaque parcelle de mon corps. Il est bel et bien réveillé et me fait comprendre avec limpidité que le garçon métis devant moi me fait beaucoup d'effet.
Notre contact visuel est brusquement rompu par un éclat de voix provenant d'un couloir sur notre droite. Nous ne voyons pas à qui elle appartient mais la personne semble râler.
— « Je suis là. » « Je suis là. » Mon cul, qu'il est là ! poursuit la voix masculine, accompagnée de grandes enjambées appuyées sur le carrelage.
Cray fait un pas sur le côté pour mieux voir arriver le garçon mécontent mais m'en empêche par la même occasion lorsque ce dernier pénètre dans la pièce.
— Noam, mon vieux, tu te bouges ? L'entraînement a déjà commencé et t'es planté comme un con alors...
Je me décale et entre dans le champ de vision du garçon qui arrête subitement sa tirade. Noam croise les bras sur son torse et affiche une expression goguenarde. Le nouveau venu lève un sourcil blond foncé et ses yeux verts se font taquins. Un petit sourire complice se dessine sur ses lèvres et il tourne les talons.
— J'ai rien dit. Enfin si : magne-toi le derche.
Je suis de nouveau au centre de l'attention de Noam, qui ne me lâche pas des yeux. Or, cette intervention et le regard intense du garçon devant moi, viennent de me démontrer une chose. Je plais également à Noam. C'est à la fois une bonne chose mais aussi une mauvaise.
Bonne chose : il a l'air sympathique, amusant et pas idiot sans oublier qu'il possède un physique qui fait monter mon palpitant plus vite qu'un shot d'alcool fort.
Mauvaise chose : je n'ai pas du tout – du tout – envie de sortir avec quelqu'un. Je ne me sens pas prête pour ça et je n'ai pas envie de me forcer. Et si Noam veut sortir avec moi, qu'aura-t-il à y gagner ? L'attirance ne fait pas tout. Je ne suis pas de bonne compagnie, je suis dans mes pensées la plupart du temps. J'essaye d'avancer à mon rythme, de retrouver certains repères, avec un cercle restreint de personnes en qui j'ai assez confiance pour me dérider un peu. Et sortir avec Noam, ce serait comme plonger dans un brouillard opaque, or j'ai besoin d'y voir clair. Je ne cherche pas à me lancer dans une histoire qui pourrait ne pas aboutir ou pire, qui pourrait mal se terminer. Noam ne sait absolument pas ce qu'il se passe dans ma vie et sincèrement, je n'ai pas très envie qu'une autre personne connaisse les détails de ma vie privée. Ce serait injuste pour lui de le laisser croire qu'il pourrait se passer quelque chose.
Ainsi, bien que ce beau mâle possède entre autres des yeux à damner un saint, je choisis de ne pas flirter avec lui, et comme le silence s'étire, j'en profite pour couper court à cet échange.
— Sur ce, « mon vieux », moi j'y vais, le saluai-je en lui donnant un petit coup de poing sur l'épaule.
J'ai adopté le ton « pote de beuverie » en espérant qu'il comprendra le message. Je ne prends pas le temps de connaitre sa réaction, je me détourne et le plante là.
Une heure et demie plus tard, je suis la dernière dans la salle. Il n'y plus aucun cours après le nôtre alors le prof me laisse frapper encore quelques minutes tranquillement.
La boxe n'était pas le sport que j'avais choisi, à la base. J'avais mis une option sur de la natation mais c'est un sport très convoité du coup, j'étais sur liste d'attente. Comme j'étais plutôt curieuse de pratiquer un sport que je ne connaissais absolument pas, je me suis laissé tenter. Et je ne suis pas déçue.
Je fais partie d'un cours exclusivement féminin. Nous attaquons généralement par un petit entrainement afin d'échauffer nos muscles puis on travaille nos techniques sur du matériel comme des sacs de frappe ou des mannequins. Enfin, on peut mettre en application ce qu'on a appris avec des petits matchs.
L'ambiance est bon enfant, ce qui ne gâche rien. Je ne me suis jamais autant défoulée dans un sport. J'ai l'impression de me purger de l'intérieur à chaque fois que j'écrase mes gants sur le punching-ball. Mon t-shirt gris me colle au dos et je sens la sueur couler le long de mes tempes jusque dans mon cou.
Mon temps supplémentaire finit par s'écouler, j'attrape une petite serviette et m'éponge le visage. Je vide le fond de ma gourde métallique et me tourne vers la porte pour rejoindre les vestiaires.
Et il est là. Noam.
Adossé nonchalamment au chambranle de la porte, il m'adresse un sourire charmeur. Il porte un short et un t-shirt de sport qui met en avant ses bras finement musclés. Noam est plutôt « petit » pour un joueur de basket, mais autant dire qu'en échelle « humain lambda » sa taille est largement au-dessus de la moyenne. Sans être aussi musclé qu'un boxeur, il a manifestement la carrure d'un sportif régulier. J'essaye de ne pas trop fixer son corps des yeux mais je dois avouer qu'il est particulièrement sexy.
Sincèrement, je ne m'attendais pas à ce qu'il soit là. Je pensais qu'il allait m'oublier pendant sa séance de basket, tout comme je l'ai oublié pendant mon cours de boxe. J'oublie absolument tout le monde.
Il continue de me fixer sans rien dire, mais je ne me laisse pas décontenancer et je finis de rassembler mes affaires.
— Tu es venu vérifier si je ne pratiquais pas vraiment de la lutte c'est ça ?
— Sincèrement, j'espérais presque tomber sur des femmes recouvertes d'huiles en train de se battre. Presque.
Le fond de sa phrase est assez sexiste mais l'intonation que Noam y a mis en la prononçant annule tout de suite cet effet. Il joue avec les clichés. Je secoue la tête sans pouvoir réprimer un sourire, avant de passer devant lui pour sortir de la salle d'entrainement. Je me dirige vers les vestiaires où j'ai l'intention de prendre une douche bien chaude.
— Ça, c'est seulement au début du cours. Dommage, la réalité est bien moins intéressante maintenant, lancé-je par-dessus mon épaule.
— Je ne dirais pas ça, non, rétorque-t-il de sa voix grave.
Si je n'étais pas déjà toute rouge à cause de l'effort, il verrait mes joues se teinter d'un beau rose. Je finis par me retourner lorsque j'atteins la porte des vestiaires. Il s'est à peine avancé dans le couloir, à quelques mètres de moi, et penche la tête sur le côté en me dévisageant de ses yeux qui paraissent verts à cette distance.
— Je m'appelle Noam, au fait, reprend-il.
Même si je préférerais rester au statut d'inconnue, je peux au moins lui accorder mon prénom.
— Leigh.
— Ton visage me dit quelque chose... On ne s'est pas déjà vu quelque part ? Tu suis quel cursus ? Je suis en Ingénierie mécanique. En quatrième année.
Voilà le moment tant redouté. Les présentations. Je n'en suis pas friande, car je ne sais jamais comment les gens vont réagir. Mon visage semble familier à Noam : peut-être m'a-t-il vu dans les couloirs, peut-être m'a-t-il vu à la télé, peu importe.
Il y a deux catégories deux personnes. Celles qui apprennent qui je suis par une tierce personne et celles à qui je le dévoile.
Ce n'est vraiment pas contre lui, mais je suis encore trop éprouvée par la pression que nous avons subie par les médias durant ces derniers mois. J'ai pris l'habitude de me faire encore plus discrète et elle est malheureusement restée. Or, j'ai choisi de ne pas répondre à son flirt. Ce qui signifie que je vais garder pour moi le maximum d'infos personnelles.
J'en ai marre des regards curieux et des questions qui ne regardent personne. Cette attention médiatique m'a mise à fleur de peau et si je peux protéger ma vie privée en étant pudique et un brin paranoïaque, alors je le ferai.
Noam n'a pas l'air d'être un arriviste et j'aurais volontiers sympathisé avec lui avant, mais ce n'est pas ce que je veux aujourd'hui. En tout cas, pas dans l'immédiat.
Alors je remets en place mon masque de fille détachée et je réponds d'une voix polie mais plate.
— Ingénierie aussi, on s'est sûrement croisé sur le campus. Je suis désolée. Je ne peux pas rester plus longtemps. Bonne soirée, Noam.
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