Chapitre 4

— Et c'est en 2112, que la station spatiale lunaire accueille son premier équipage pour une durée de quarante-cinq jours. Mais est-que vous savez dans quel but elle avait été créée ?

Apparemment, cet étudiant qui marche à l'extérieur d'un pas pressé, avec une longue bande de papier toilette collée à sa chaussure me captive davantage que ce cours sur L'histoire des voyages spatiaux. J'ai beau essayé de me concentrer, mon regard dérive sans cesse vers la fenêtre. Lacy roupille à côté de moi. Elle a un petit filet de bave au coin des lèvres, mais je ne la réveille pas pour autant. Au contraire, je prends discrètement une photo d'elle.

Notre amitié remonte au lycée. Durant un cours de Physique en seconde, nous avions été placées à côté et nous devions travailler sur un exercice en commun. J'étais très – très – forte dans cette matière et je ne connaissais pas du tout Lacy, alors mon cœur stressé d'adolescente avait pris peur d'être jugée et catégorisée dans la case « matheuse qui se récite des formules avant d'aller se coucher ».

Que nenni.

J'avais trouvé mon âme sœur. Lacy est aussi bonne que moi pour les calculs, si ce n'est plus, et nous avions torché l'exercice en vingt minutes. Pire, elle vouait comme moi un culte à l'astronomie. Pendant les quarante minutes restantes, nous nous étions transformées en deux geeks, à citer nos galaxies préférées. Vu de l'extérieur, les élèves avaient vu deux folles qui s'extasiaient à énumérer des noms de planètes à base de chiffres et de lettres. On ne pouvait pas faire plus frappé. Pendant trois ans, notre amitié s'est soudée et nos rêves d'avenir ont convergé vers un but commun.

Malheureusement pour nous, notre première heure de cours pour cette nouvelle année n'est pas très passionnante.

Je pense alors à papa. Les quelques jours avec ma famille nous ont fait le plus grand bien. Nous avons ensuite passé le nouvel an tous les deux. Je ne me voyais pas le laisser tout seul. On a partagé un repas et regardé des films à la télé. C'était simple et nous n'avons pratiquement pas parlé mais c'était bien moins triste que ce que je m'étais imaginé au départ. Mais depuis... les choses sont redevenues comme avant. Papa m'ignore et je fais comme si ça ne m'atteignait pas.

Point positif : j'ai pris des résolutions que j'ai l'intention de suivre. Enfin deux résolutions. Premièrement, je dois me retrouver. Lâcher un peu de lest, penser à moi, reprendre des activités qui me sortent de la maison. Pour faire clair, me sortir les doigts d'un certain endroit de mon anatomie. Deuxièmement, je vais soutenir mon père quoi qu'il arrive. Si jamais d'autres résolutions me semblent importantes, je les ajouterai à la liste.

Je me force à me reconnecter à ce cours. Quelques élèves ont été interrogés mais je n'ai pas écouté ce qu'ils ont dit. Une étudiante au quatrième rang de l'amphithéâtre lève la main.

— Pour étudier la lune ? Recueillir des échantillons ? Personne n'y était retourné depuis les missions Apollo dans les années 1970.

Pas tout à fait.

Je pourrais lever la main moi aussi, mais comme toujours, je préfère me faire toute petite. Même si ma promotion sait que la fille Flord étudie parmi eux.

Malgré ma volonté de rester discrète dès mon entrée en première année l'an dernier, certains professeurs demandaient mon nom lorsque j'étais interrogée. Je ne pouvais pas faire autrement. Je n'ai jamais eu honte d'être la fille de. Ce sont les ragots et les questions intrusives qui me fatiguent le plus et que je veux éviter à tout prix.

Comme je m'y attendais, quelques commérages sont apparus. Généralement, on m'accusait d'avoir été pistonnée. Mais je les ai tous ignorés, et ils ont fini par disparaître. Cela ne m'a pas empêché d'avoir à faire au pire trou du cul du monde. Cette histoire me laisse encore un goût amer dans la bouche.

Les ragots ont refait surface lorsque j'ai été sélectionnée pour une spécialisation en Ingénierie Aérospatiale. Beaucoup de postulants, très peu de reçus. Alors, si Leigh Flord fait partie des chanceux, c'est forcément qu'elle a eu de l'aide, n'est-ce pas ?

Je ne cherche même plus à convaincre. Mes bonnes notes, je ne les dois qu'à moi-même et malgré la maladie de ma mère et son décès, j'ai réussi à maintenir le cap.

Heureusement, nous sommes nombreux en Ingénierie donc très peu ont eu vent de ces ragots. Et depuis que je suis en deuxième année, il n'y en a pratiquement plus. Je ne sais pas si c'est parce que nous nous destinons aux mêmes métiers, mais les étudiants de ma promotion en Aérospatiale vivent leur vie et me laissent vivre la mienne. S'ils ont des arrière-pensées, ils les gardent pour eux. Bénis soient-ils.

Notre professeure, Mme Laurens, reprend la parole.

— Pas exactement. Bien sûr, la station a facilité les aller-retours jusqu'à la lune mais en réalité, elle permettait de tester la capacité des astronautes à séjourner pendant de longues durées dans l'espace. En prévision d'un voyage vers Mars.

Des murmures exaltés s'élèvent dans la salle. Mars est un sujet qui en fait rêver plus d'un.

Nos ancêtres en rêvaient déjà et ils avaient presque acquis la technologie nécessaire pour y arriver. Encore quelques années de perfectionnement et le tour était joué. Seulement voilà. Avant d'envisager d'explorer Mars et plus tard, des exoplanètes habitables comme la Terre, peut-être fallait-il se reconcentrer sur celle où nous habitions. Le développement de la conquête spatiale a été mis en stand-by durant plusieurs dizaines années. Question de budget.

Les priorités avaient totalement bifurqué. Toutes les grosses têtes pensantes de la planète se sont dirigés vers un seul et unique but : quelles solutions avons-nous pour préserver l'écosystème et la biodiversité tout en tenant compte des conflits géopolitiques et des relations internationales ?

Ça ne se fait pas en un claquement de doigts. Et les changements qui en ont découlé se sont étalés sur plusieurs années.

Donc, pas de programme spatial à proprement parler, même s'il n'a jamais été entièrement abandonné.

Alors quand les choses se sont stabilisées, que nous avons réussi à trouver un équilibre dans ce nouveau monde, les projets de conquête spatiale sont ressortis du tiroir. Navettes spatiales perfectionnées, construction de stations orbitales lunaires, projets pour des engins spatiaux qui supporteraient un trajet Terre-Mars, sans oublier – et c'est ce que je préfère – l'envoi de sondes afin de détecter des exoplanètes capables d'abriter la vie dans d'autres galaxies.

Je suis persuadée que nous ne sommes pas les seuls dans cet univers. Des milliards de milliards de milliards de planètes et la Terre serait la seule où se seraient développées une faune et une flore ? Impossible.

— Depuis, poursuit Mme Laurens, les stations lunaires se sont sans cesse améliorées. On est passé de quarante-cinq jours habitables à une année entière. Elles ont été particulièrement formatrices pour tous ces astronautes qui rêvaient de voyages spatiaux. Mais le rêve et la réalité sont deux choses différentes et beaucoup d'entre eux n'ont pas supporté un séjour longue durée dans l'espace. Aujourd'hui, les stations orbitales lunaires sont essentiellement des centres d'entrainements pour les astronautes mais également...

Elle pousse un long soupir dépité.

— Des stations balnéaires pour touristes.

J'aime bien Mme Laurens. Même si son cours sur L'histoire des voyages spatiaux m'ennuie un peu, celui sur L'introduction à la mécanique spatiale est passionnant. D'une complexité sans nom mais elle est vraiment patiente et elle arrive à ne pas trop me perdre. C'est également ma professeure référente, celle vers qui je dois me tourner en cas de problème scolaire ou même personnel.

Dès la rentrée, elle avait demandé une rencontre. J'avais été à reculons à ce rendez-vous mais j'en étais ressortie avec le sourire.

Elle avait été franche.

Elle avait abordé le sujet délicat qu'est la mort de ma mère, mais uniquement dans le but de m'aider. Elle s'inquiétait des répercussions que cela avait sur moi, à l'université. Je l'avais immédiatement portée en très haute estime lorsqu'elle m'avait dit cette phrase : « Votre famille est sous la lumière des projecteurs depuis quelques mois et je sais que cela doit être difficile. Je veux seulement que vous sachiez que je suis disponible si vous rencontrez le moindre problème, avec des étudiants ou même des journalistes. Je veux que votre scolarité se déroule le mieux possible. »

Je n'étais jamais allée me plaindre. Le seul et unique problème qui aurait mérité que je vienne lui parler était survenu l'année précédente. S'il existait un pays uniquement habité par des cons, Elias Cromwell en serait le roi.

Je fais vite retomber ma colère en me forçant à écouter. Le cours s'écoule lentement et je prends des notes en attendant la pause du midi. Lacy a fini par se réveiller de sa sieste et prête une oreille attentive. Lorsque l'heure se termine enfin, nous sommes rejointes par Max, un autre étudiant de notre filière avec lequel nous nous entendons bien.

Lorsque je suis entrée en première année en Ingénierie générale, je ne connaissais que Lacy. Nous y avons fait la connaissance de Sydney et Amanda, qui sont respectivement en robotique et chimie pour leur deuxième année. Mais, je n'ai pas vraiment pris le temps de construire une véritable amitié. Elle est restée assez superficielle, plutôt basée sur le fait que nous allions aux mêmes cours. Lacy les connait davantage et c'est pour cette raison que nous nous voyons toujours aujourd'hui, même si nos emplois du temps ne coïncident plus.

Max est un chouette type que nous avons rencontré cette année. Il semble toujours entouré d'une aura positive, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il n'y ait plus de frites au menu. Par certains aspects, il me fait penser à mon cousin Ben, et c'est en partie pour cette raison que je me suis plus facilement déridée avec lui qu'avec d'autres.

Nous nous rendons dans l'une des nombreuses cafétérias situées sur le campus. Amanda débarque au moment où nous commençons à faire la queue. Elle m'adresse un sourire pincé avant de prendre Lacy dans ses bras comme si elle ne l'avait pas vue depuis une éternité. Je me retiens de lever les yeux au ciel.

— Dites, vous comptez aller au match de basket ce soir ? demande Max en attrapant une assiette sur le tapis roulant.

Même si je ne m'intéresse pas à tous les sports collectifs proposés par l'université, j'aime beaucoup assister aux matchs de basket. Il y a toujours une bonne ambiance et une atmosphère propre qui rendent ces rencontres exaltantes. Ça fait un petit moment que je n'en ai pas vu un, d'ailleurs. Quand je sortais des cours, j'avais plutôt envie de me réfugier dans mon établis pour m'occuper les mains et éviter de penser. Mais j'ai pris des résolutions et je compte bien les appliquer.

— Voir des mecs musclés et en sueur ? fait semblant de s'offusquer Lacy. Oh non ! Très peu pour moi !

Elle fait une pause.

— Evidemment que je viens.

Max éclate de rire tandis que nous posons nos plateaux sur une table. Je m'apprête à prendre la parole mais Amanda me devance.

— Aurons-nous l'honneur d'y voir Leigh ? ironise-t-elle.

Elle pose son plateau en face de Max, dans ma diagonale. Son visage est souriant et amical mais le ton de sa voix contient une légère accusation. Je hausse un sourcil patient, afin qu'elle aille au bout de sa pensée, sans pour autant répondre à son sourire feint.

— Je plaisante ! se reprend-elle. Tu viens que si tu en as envie, il n'y a aucun problème.

Au contraire. Je crois qu'il y en a un. Je suis convaincue qu'Amanda ne m'apprécie pas.

Je peux la comprendre. Durant les premiers mois de notre première année, nous avons bien sympathisé, et même si je la trouvais un peu trop excentrique et un brin m'as-tu-vu, nous nous entendions bien. Mais progressivement, lorsque les choses ont empiré avec le cancer, je suis devenue un fantôme dans le groupe. Je sortais de moins en moins, je ne parlais plus beaucoup, je prenais mes distances. Lacy ne m'a jamais forcé la main, elle s'est contentée d'être présente et de m'épauler. Sydney a été très compréhensive également, et l'est encore aujourd'hui.

Mais Amanda... Je pense qu'elle me considère comme un boulet dans ce groupe, comme quelqu'un qui n'a rien à faire là. Après tout, j'ai autant de conversation qu'une poule, je ne rigole jamais et je dois parfois avoir la tête d'un serial-killer. Elle m'a toujours bien fait comprendre – sur le ton de l'humour bien évidemment – que je n'étais pas assez présente. Depuis la rentrée, alors que je recommence tout doucement à me sociabiliser, elle enchaîne les critiques – mal – dissimulées.

D'habitude, je l'ignore royalement et je ne réponds jamais à ces petites piques hypocrites mais elle commence sérieusement à m'agacer. Je ne suis pas du genre à créer des esclandres puériles mais si elle me pousse à bout, elle verra que je n'ai pas entièrement perdu l'usage de la parole. Je me tourne vers Max, qui me lance un regard lourd de sens.

— J'avais bien l'intention de venir, oui, je réponds.

— Super ! Syd aussi ?

— Aucune idée, répond Lacy. Elle a un cours à cette heure-là je crois. Je lui envoie un message.

Elle s'empare de son Numécran et pianote sur l'écran tactile. Le déjeuner se poursuit avec nos cours comme sujet principal. Pendant le repas, Sydney répond à Lacy et cette dernière nous informe qu'elle sera également de la partie.

Nous nous retrouverons donc devant le gymnase de la fac, à vingt heures pétantes. 

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