Chapitre 30

Lorsque je suis rentrée hier soir, mon père était déjà couché. Son attitude récente me laisse espérer que nous pourrons nous rendre ensemble au cimetière. D'habitude, j'y vais seule mais cette date est si particulière...

Malheureusement, à mesure que la matinée passe... Mon espoir se dégonfle. Mon père n'est toujours pas sorti de sa chambre.

Je finis par déjeuner toute seule et je fais un effort surhumain pour ne pas balancer mon assiette à travers la pièce. La colère bouillonne en moi. Je ne supporte plus son comportement lunatique.

En milieu d'après-midi, je prends la décision de me rendre seule au cimetière. En sortant de ma chambre, je passe devant la sienne. Je m'arrête et je toque.

— Papa ? Je vais au cimetière. Est-ce que tu veux m'accompagner ?

S'il te plaît ?

Contre toute attente, la porte s'ouvre. Mon père me regarde avec tristesse.

— Je suis désolé, murmure-t-il d'une voix enrouée de chagrin. Je ne peux pas. Je n'y arrive pas.

Diverses émotions bataillent à l'intérieur de moi. Je ne sais pas lesquelles vont l'emporter. Tristesse, irritation, peine, impatience. Je suis abattue de voir mon père aussi mal. Son honnêteté me surprend et me bouleverse. Mais je ne peux m'empêcher d'être agacée qu'il ne fasse pas un tout petit effort pour m'accompagner.

Qu'est-ce que ça veut dire de moi ? Ne suis-je pas la première à dire que chacun gère son chagrin comme il l'entend et qu'il ne faut pas juger ? Et pourtant, me voilà. Je suis énervée contre mon père. Un autre sentiment pousse dans ma poitrine. Je me rends compte que mon père me fait... honte.

Je me hais à cette idée.

— OK, réponds-je simplement en essayant de masquer l'émotion dans ma voix.

Je me détourne et atteins la porte d'entrée lorsqu'il me rappelle. Il m'a suivie dans le salon. Il a le dos vouté, une barbe de plusieurs jours et le teint terne. Il fait dix ans de plus.

— Je suis navré de te décevoir, Leigh.

Dans son regard brille une lueur différente. Quelque chose que je ne lui avais encore jamais vu. La volonté d'être pardonné. Malheureusement, je suis bien trop en colère pour prendre cette demande implicite en considération.

J'attrape mes clés et je ferme la porte derrière moi.

Dans l'ascenseur, j'attrape mon Numécran et je vais directement dans mes messages. Je trouve le contact que je cherche et j'écris à toute vitesse. Pourtant, mon doigt reste en suspens au moment d'envoyer.

D'habitude, Lacy aurait été la première personne vers qui je me serais tournée. Le fait que Noam me soit venu spontanément à sa place, me laisse quelques secondes interdite. Je ne m'appesantis pas sur la question, j'envoie le message.

Leigh : Tu peux me rejoindre au cimetière ? Maintenant ?

Je vais probablement le regretter.

Jusqu'à maintenant, je n'ai mentionné que ma mère avec Noam. Malgré ce que présument les médias, je n'ai jamais laissé entendre que ma situation familiale était catastrophique. Je suppose et espère que Noam a mis mon comportement distant et mon caractère pudique sur le compte de la mort de ma mère.

Mais s'il peut venir au cimetière, il verra que je suis seule et il en tirera forcément des conclusions. Suis-je prête à me mettre à nue ? Ai-je envie d'avouer que mon père est une loque et que sa fille ne suffit pas à lui faire remonter la pente ? Que j'ai désormais honte de lui ? Que je me sente comme une merde car je ne peux pas l'aider ?

Mes propres sentiments me donnent la sensation d'être une personne ignoble. Je ne devrais pas ressentir tout ça contre mon père. Et pourtant.

Alors si je n'assume pas moi-même cette situation, comment pourrais-je me dévoiler à Noam ?

Je sors de la résidence alors qu'une pluie fine tombe sur la ville. Je me retiens de ricaner face à cette météo ironiquement appropriée à cette journée et à mon humeur. Mon Numécran vibre dans ma main. Noam ne se perd pas en détails. Il agit.

Noam : Bien sûr. Où précisément ?

Mon cœur tressaute, assiégé par des émotions contradictoires. Je suis soulagée qu'il puisse venir mais aussi terrifiée à l'idée qu'il m'en demande plus.

Suis-je une handicapée des sentiments ?

J'ai toujours été une personne très réservée, pas du genre à m'étaler sur ce que je ressens. Mettre des mots sur ce qu'on a dans les tripes, c'est accepter d'être vulnérable. Je déteste ce ressenti.

Je l'ai été plusieurs fois avec Noam – il a cette capacité inexplicable à percer des trous dans ma carapace – mais il n'a pas encore réussi à la casser entièrement.

Elle est plutôt épaisse et il me faudra certainement du temps avant de pouvoir me laisser aller entièrement. J'aimerais que ce soit plus simple. J'aimerais être cette nana qui a les couilles de poser son cœur sur la table, qui accepte d'être vulnérable et d'être soutenue.

Mais je sais par expérience que j'esquiverai instinctivement les questions de Noam. Difficile de changer des habitudes profondément ancrées : je suis entêtée, je vais continuer de vouloir tout gérer par moi-même.

Tel est mon plus grand défaut.

Je donne les indications à Noam pour retrouver la pierre tombale de ma mère, en me préparant mentalement aux échanges qui risquent de découler de cette visite. Après ça, je range mon Numécran et je m'engouffre dans un tramway.


Cela fait maintenant dix minutes que je me tiens debout devant la tombe de ma mère. De loin, les passants venus se recueillir pourraient croire que je prie ou que je m'adresse au proche qui se tient sous mes pieds. En réalité, j'ai le regard perdu dans le vide. C'est le néant dans mon esprit, comme si je n'étais plus capable de penser.

Être ici sans mon père est un déchirement supplémentaire. Je soupire, essayant de chasser cette nouvelle déception. Mon père est ce qu'il est, je ne devrais pas le prendre personnellement.

Plus facile à dire qu'à faire...

La pluie fine continue de tomber. Des perles d'eau se déposent sur les pivoines que j'ai achetées chez le fleuriste à deux pas du cimetière. Je les observe disparaitre au centre de la fleur.

A ma droite, des pas retentissent sur le macadam. De ma vision périphérique, je reconnais la démarche de Noam. Pour autant, je ne tourne pas la tête.

Noam ne dit rien. Il s'approche prudemment de moi, presque hésitant. Il ne doit pas trop savoir comment m'aborder.

Finalement, il vient m'enserrer de ses bras, attirant mon dos contre son torse pour me coller contre lui. La chaleur qu'il dégage arrive à me réchauffer un peu. Il presse sa tête contre la sienne et dépose un baiser sur ma tempe. Sans le savoir, Noam fait disparaître une partie de la solitude qui m'avait saisie jusqu'à maintenant.

Malgré cette volonté profonde de tout porter sur mes épaules, je m'autorise une exception. Je m'abandonne contre Noam. Mes muscles se décontractent et je le laisse me soutenir. Alors, je prends le temps de penser à ma mère, aux souvenirs que nous avons partagés comme ceux qu'elle ne connaîtra jamais.

Une année s'est désormais écoulée et je peux enfin lui dire que je vais mieux. Qu'elle me manque atrocement, mais que je reprends goût à la vie. Je lui parle de Noam et dans ma tête je l'imagine m'adresser son regard doux et son sourire de connivence. Elle l'aurait adoré, j'en suis sûre.

Je me sens plus apaisée lorsque je me tourne enfin vers Noam. Il m'adresse un sourire tendre et je m'empresse de déposer un baiser chaste sur ses lèvres. Je l'ai laissé prendre un peu de mon chagrin, mais il est temps de m'en charger à nouveau toute seule.

— Merci, me contenté-je de dire.

Noam m'observe quelques secondes et je devine les pensées qui le traversent. Je m'y attendais. Pourquoi suis-je seule ? Pourquoi lui ai-je demandé de venir ? Ne devrais-je pas me recueillir en famille ? A mon grand soulagement, Noam se retient de les poser.

— Pas de souci, sourit-il.

Nous marchons jusqu'à l'entrée du cimetière. Dès que nous en sortons, c'est comme si on m'enlevait une chappe de plomb des épaules. L'ambiance y est toujours particulière... pesante. Je me sens toujours plus légère lorsque je passe la grille.

Malheureusement, mon alarme interne se met en branle lorsque je les aperçois à quelques mètres. Ils n'étaient pas là quand je suis arrivée. Je presse Noam dans la direction opposée.

— Vite, tourne-toi. On s'en va d'ici.

Noam fronce les sourcils d'incompréhension. Avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, je les entends derrière nous. Ils s'agitent et se mettent en mouvement.

— Mademoiselle Flord ! crie une journaliste. Est-ce que vous avez une minute s'il vous plait ?

Celle-ci fait l'effort d'être polie. Noam jette un œil derrière nous avant de m'interroger du regard. Je secoue la tête et lui fais signe de les ignorer.

Cela faisait une éternité que nous n'avions pas eu les journalistes sur le dos. Depuis la mort de ma mère, en fait. Mais il faut croire que l'anniversaire de son décès est une occasion de pouvoir croiser Simon Flord à la sortie du cimetière non ?

C'est évidemment mon père qu'ils espéraient voir. Je me demande si ce n'est pas une des raisons pour lesquelles il n'a pas voulu m'accompagner. Peut-être redoutait-il d'être alpagué par ces vautours ?

Ils se rapprochent derrière nous.

— Où est votre père mademoiselle ? reprend un autre journaliste. Est-il si mal en point qu'on le prétend ?

Ils nous contournent en courant et pointent leur Numécran dans ma direction. Ils comptent enregistrer chacun de mes propos. Je les ignore et continue de marcher tout en essayant de faire de même avec la colère qui monte en moi.

— L'entreprise de votre père semble sur le point de couler, est-il en train de mettre au point de nouvelles inventions ?

— Savez-vous s'il viendra au cimetière ?

Je m'arrête net.

— Je rêve où vous n'avez aucun sens moral ? déclaré-je d'une voix forte et assurée.

Le masque de la fille distante et sûre d'elle est de nouveau bien en place. Je leur fais simplement comprendre qu'ils n'obtiendront aucune information de ma part. La journaliste ouvre la bouche mais je la coupe.

— Vous pensez sincèrement qu'on va aller boire un café et discuter tranquillement de ma famille alors que je viens d'aller sur la tombe de ma mère ? Ayez un peu de respect et trouvez un sujet plus intéressant, par pitié.

Ceux-là semblent plus intelligents que d'autres. Ils hochent la tête et ne nous suivent pas alors que nous tournons au coin de la rue.

Je tente un regard en coin vers Noam. Son expression est soucieuse.

— Ça te dit d'aller chez moi ?

— Oui, réponds-je presque aussitôt, soulagée qu'il m'offre cette porte de sortie.

Je n'avais pas du tout envie de retourner chez moi.


Lorsque nous pénétrons à l'intérieur de son petit appartement, nous n'avons toujours pas parlé de l'incident avec les journalistes, comme s'il était possible qu'ils nous entendent dans la rue. Mais une fois la porte passée, Noam me demande :

— Ça t'arrive souvent ?

Dans ses yeux, je vois défiler tout un tas d'interrogations.

— Non, heureusement. Ils auraient préféré voir mon père, mais je reste un petit os à se mettre sous la dent.

Je découvre son studio. Il est assez spacieux, avec une petite cuisine encastrée dans un coin et de multiples rangements. L'endroit est propre et bien rangé, hormis le lit défait. L'odeur de Noam est partout.

Je retire mon manteau que je pose sur la chaise de son bureau, lasse. Je me sens fatiguée d'un coup. Mon père, cette date dont je préférerais ne pas me souvenir, les journalistes... ça m'a épuisée. Noam s'approche de moi.

— Tu as vraiment géré tout à l'heure. J'ai cru qu'ils ne te lâcheraient pas.

— J'ai vite pris le pli suite à la mort de ma mère. Pendant deux semaines, les médias ne parlaient que de ça. Les journalistes appelaient tous chez nous pour avoir des interviews, c'était horrible. Heureusement, comme toute actualité, elle en a laissé place à une autre, et l'intérêt pour notre famille a fini par s'essouffler. Mais aujourd'hui, entre l'organisation du concours, la future soirée des sélectionnés et le non-retour de mon père au travail, les médias ont de nouveau de quoi gaspiller leur salive.

J'essaye de me la jouer désinvolte et j'espère que ça fonctionne. En mentionnant mon père comme si ce n'était pas un sujet tabou, Noam n'a pas de raison de penser qu'il y a matière à creuser.

Malheureusement, se recueillir sur la tombe de sa mère sans être accompagné de son père est une incitation à le faire.

Il prend mon visage en coupe.

— Tu tiens le coup ?

— J'essaye.

Noam ouvre la bouche et j'ai le pressentiment que c'est une question personnelle. Une question qu'il ne peut plus garder pour lui. Mais je le devance. Je souris franchement pour cacher mon désarroi.

— Je suis contente de découvrir enfin où tu habites. L'université ne se fout pas de vous, ajouté-je en le contournant pour aller regarder par la fenêtre.

Son studio est situé à l'avant-dernier étage de sa résidence et a donc une vue imprenable sur Sampton. Noam ne dit rien derrière moi. Je regarde par-dessus mon épaule et le trouve planté au même endroit, le regard perplexe. Il n'est pas dupe.

Pendant une seconde, j'ai le sentiment qu'il va insister mais un sourire vient dissiper le voile de méfiance qui s'était installée sur son visage. Pour l'instant.

— Oui, on est plutôt bien installé ici. Je ne me plains pas. Tu veux voir un truc encore plus cool ?

— Vas-y.

Il se dirige vers le mur et appuie sur un interrupteur. Un des placards situés en hauteur s'ouvre et laisse apparaître un vidéoprojecteur. Ce dernier s'allume et projette un écran immense sur le mur d'en face.

— C'est parfois utile d'être un étudiant ingénieur, sourit fièrement Noam.

Il a dû installer des capteurs à reconnaissance gestuelle, car l'écran réagit et s'adapte aux mouvements de sa main. Noam affiche une vidéothèque virtuelle contenant des centaines et des centaines de films. Les affiches défilent tellement vite que je n'ai pas le temps de les lire.

— Impressionnant, j'admets en observant l'installation astucieuse.

— Ça te dit d'en regarder un ? suggère Noam.

Je vois dans ces yeux que cette proposition est un moyen de me faire penser à autre chose. Je souris et hoche la tête, reconnaissante qu'il ne cherche pas à me tirer les vers du nez. 

***

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Très bonne journée :) 

Eiouam

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