Chapitre 19
Une fois que nous sommes tous dehors, je suis finalement soulagée que Noam nous accompagne. Max peine à mettre un pied devant l'autre. Je crois qu'il s'est choppé une méchante intoxication alimentaire et l'alcool est venue en rajouter une couche.
Nous avançons en silence vers l'un des ascenseurs du Dirigeable. Enfin, presque en silence. Max ne cesse de marmonner des paroles inintelligibles mais je pense saisir l'essentiel : il douille. Je sens le regard de Noam peser sur moi.
Après ses paroles dans le bar, une certaine tension m'étreint la poitrine. Il « m'aime bien » et il n'a pas « du tout envie de m'éviter ». Je sais très bien ce qu'il en est. Une autre fille aurait eu le cœur gonflé de joie à l'idée que le garçon qu'elle aime bien, l'apprécie en retour.
Ce n'est que partiellement mon cas. Angoisse et excitation se livrent une bataille féroce à l'intérieur de moi. D'un côté, mon instinct me crie « t'inquiète pas ma fille, celui-là tu peux lui faire confiance » et d'un autre côté, il y a cette petite voix dans ma tête qui me murmure « tu commences tout juste à retrouver un peu de joie et de stabilité dans ta vie, veux-tu vraiment prendre le risque de poser ton cœur dans des montagnes russes ? »
Tout ce que je sais, c'est que j'ai besoin de temps pour répondre à cette question.
Lorsque nous arrivons devant les ascenseurs, personne d'autre n'attend. Nous pénétrons à l'intérieur de la cabine et une voix robotisée nous informe de la descente. Je m'adosse à la paroi en verre et observe distraitement la ville qui s'étend sous nos pieds. La vue est magnifique d'ici. Sampton est l'une des plus grandes villes du pays, elle s'étire bien au-delà de ce que mes yeux peuvent voir.
Je croise les bras et ce mouvement ravive la douleur au niveau de mon coude. Je grimace en repensant à Elias mais je chasse rapidement son visage de mon esprit sinon je vais détruire quelque chose. Je suis vidée de toute énergie, je compte les minutes avant de retrouver mon lit. J'envoie un message à mon père pour le prévenir que je rentre, comme il me l'a demandé.
Je me rends alors compte qu'un lourd silence s'est abattu dans la cabine. Je pose le regard sur les garçons. Max a la joue collée contre une autre paroi et semble s'être endormi. Noam m'observait déjà.
— Tu vas bien ? me demande-t-il sérieusement.
— On va dire que j'ai connu mieux.
— Tu sais pourquoi Elias est un aussi gros connard avec toi ?
Je ricane.
— Si seulement.
Il ne rajoute rien.
Nous arrivons vite en bas et cette fois j'aide Noam à soutenir Max. Il ne nous aide absolument pas et j'ai l'impression de trainer un poids mort. Nous arrivons à son immeuble tout essoufflés. Nous l'adossons contre la porte et j'essaye de lui faire ouvrir les yeux.
— Max. Max, ton badge, il est où ? (Aucune réponse.) Max !
Il grogne.
— Dans la poche de mon manteau, marmonne-t-il.
Noam le fouille et trouve le badge. Nous pénétrons dans l'immeuble et Max arrive à nous indiquer son étage. Il semble reprendre vie lorsque nous arrivons devant la porte de son appartement.
— Merci. Je suis désolé, je suis une vrai carpette... Laissez-moi là je devrais pouvoir arriver à mon lit... je vais sûrement dormir tout habillé mais... enfin bref.
Il arrive à tourner la clé dans la serrure.
— Tu es sûr ? insisté-je.
— Sûr, répond-il les yeux mi-clos.
— Repose-toi bien.
— Merci. Bisous. A plus. A demain.
Nous sommes samedi demain. Il referme la porte derrière lui. J'échange un regard avec Noam.
— Il a l'air défoncé, affirme-t-il.
— Tu penses qu'il va arriver jusqu'au lit ?
— Le parquet, c'est tout aussi confortable.
Il arrive à me décrocher un léger sourire. Nous restons cependant immobiles devant la porte.
— On devrait peut-être vérifier s'il... commencé-je.
— Ouais, me coupe Noam en s'avançant.
Il actionne la poignée et pénètre dans l'appartement de Max. Je le suis et nous le trouvons allongé sur son canapé. Il est à moitié endormi mais nous réussissons à le remettre debout, et à l'amener dans sa chambre. Tout en se déshabillant – un véritable exploit – il nous remercie encore une fois, puis il se met sous la couette. Noam place sa poubelle à côté de lui au cas où, et nous quittons enfin son appartement, plus sereins.
Une fois dehors, je serre mon manteau autour de moi et je me tourne vers Noam.
— Merci de m'avoir aidée à le ramener. Et pour le reste. Je ne sais pas si tu retournes au bar ou si tu rentres chez toi mais dans tous les cas, bon week-end.
— Je crois que tu n'as pas tout à fait compris Leigh, me coupe-t-il. Je vous raccompagne tous les deux.
Mon cœur bat tellement fort que j'ai l'impression que tout le monde peut l'entendre. Je déglutis nerveusement.
— Sérieusement Noam, je peux rentrer toute seule.
— Je sais que tu peux. Je préfère quand même t'accompagner.
Il se met en route vers la station de tram, visiblement décidé à me ramener chez moi, même s'il ne connaît pas l'adresse exacte. Je reste clouée au sol. Il finit par se retourner.
— Tu as vraiment envie de rentrer toute seule, dans le froid, le noir, alors que tu as passé une soirée de merde ?
Non. Il a raison. Mais je suis butée comme un âne et j'aime avoir l'impression de posséder une certaine liberté. Je le rejoins en serrant la mâchoire.
— Je n'ai pas besoin d'un chevalier servant, marmonné-je alors qu'il m'emboîte le pas.
Son rire franc résonne dans la rue déserte.
— Et d'un acolyte ? propose-t-il. D'égal à égal.
Je continue de regarder devant moi mais je sens mes lèvres s'étirer. Il semble toujours trouver la bonne répartie.
— Serait-ce un sourire ? me nargue-t-il.
— La ferme.
Il éclate à nouveau de rire.
Nous marchons silencieusement jusqu'à la station la plus proche. Ce n'est pas un silence gêné, où aucun de nous deux ne saurait quoi dire, mais plutôt un instant où chacun est perdu dans ses pensées.
Le tramway est vide lorsque nous montons dedans et nous prenons place l'un en face de l'autre. Je suis reconnaissante envers Noam de ne pas chercher à faire la conversation. A force, il doit me connaitre et savoir que je n'aime pas beaucoup parler.
Malheureusement, mes pensées finissent par fuser dans tous les sens. Le noyau central reste Elias. Je ne cesse de me rejouer la scène et un profond sentiment d'humiliation s'empare à nouveau de moi. Les griffes de la colère viennent s'y ajouter et je crois que j'invente un nombre incalculable de nouvelles insultes à l'encontre de ce type. Il me déteste sous le seul prétexte que je porte un nom de famille reconnu. Si ce n'est pas de la discrimination ça...
Lorsque je me rappelle la raison de toute cette histoire, je sens une nouvelle chaleur bouillonnante se diffuser dans tous mes membres. J'ai envie de hurler tellement je déborde de rage contre tout le monde. Si je pouvais, j'entrerais en guerre contre Elias et tous les sales cons dans son genre, contre les journalistes débiles qui pondent des insanités pour mieux vendre, contre les personnes mesquines qui murmurent sur votre passage.
« C'est la vie, ma chérie », me murmure une voix dans ma tête.
Cette voix, c'est celle de ma mère.
Penser subitement à elle alors qu'un maelstrom d'émotions bataillent déjà en moi, c'est comme ajouter de l'huile sur le feu. Je sens mes yeux me piquer et ma gorge se serrer trop douloureusement. J'aimerais pouvoir rentrer chez moi et la trouver dans le salon, un livre dans les mains. J'aimerais pouvoir la serrer dans mes bras et lui raconter mes problèmes. J'aimerais qu'elle me rassure.
Mais ça n'arrivera plus jamais.
Ma carapace se fissure.
Je suis sur le point d'éclater en sanglots mais je me retiens. Je mors fortement l'intérieur de ma joue pour ne pas craquer devant Noam.
Je ferme les yeux et enfonce le nez dans mon écharpe en priant pour que le tram accélère. Plus nous approchons de chez moi, plus j'ai du mal à me retenir. C'est comme s'il n'y avait plus qu'un petit cadenas pour contenir toutes ces émotions. Il ne tiendra pas longtemps.
Au bout de ce qui me semble être des heures, le tramway arrive à mon arrêt. Je rouvre les yeux en priant pour que Noam ait été trop perdu sans ses propres pensées pour remarquer mon craquage interne.
Les yeux mordorés de Noam viennent rencontrer les miens. Ses sourcils sont froncés, sa mâchoire contractée et son regard me transperce. Il sent que quelque chose a changé entre le moment où il a insisté pour me raccompagner et maintenant. Il voit ma vulnérabilité alors que je veux absolument la cacher. Il sait que je suis à deux doigts d'exploser. Pourtant, il ne dit rien, il se contente de me rendre mon regard. Diverses émotions dansent dans ses yeux mais je suis bien trop occupée avec les miennes pour arriver à en discerner une seule. J'y lis simplement une détermination farouche et une inquiétude bien réelle.
Ma vue se brouille de larmes. Lorsque le tram s'arrête, je balance un « au revoir » rapide à Noam, trop émue pour l'affronter, puis je saute sur le quai. J'espère très fort qu'il ne se décide pas à suivre la timbrée aux émotions instables que je suis. Je marche d'un pas décidé lorsque je l'entends m'appeler.
J'aimerais pouvoir m'ouvrir à lui, mais je m'en sens incapable pour le moment. Il court derrière moi pour me rattraper, finit par me dépasser, et pose une main sur mon bras pour me retenir.
— Leigh, qu'est-ce qui se passe ?
— Rien.
Je vois dans le regard de Noam que c'est une réponse débile. De son point de vue.
Bien sûr qu'il se passe quelque chose, mais ce « rien » veut dire « je ne veux pas en parler ». Me confier est une épreuve difficile pour moi, je préfère tout garder au risque d'imploser. Noam n'est pas du même avis et il pousse une sorte de grognement exaspéré.
— Arrête, j'ai très bien perçu le changement pendant le trajet. J'ai l'impression que ça ne concerne pas seulement Elias. Dis-moi ce qui ne va pas, on peut en parler.
— C'est bien ça le problème Noam. Je ne veux pas en parler.
Il fronce les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que.
Je peux être très irritante quand je le veux. Noam ne se laisse pas démonter. Je crois l'entendre grommeler un « foutue bonne femme ». Il se rapproche de moi et je me rends compte que nous n'avons jamais été aussi proches qu'à cet instant. Il place ses mains sur mes joues et ses pouces commencent à me caresser délicatement la peau. Ma peau fourmille à ce contact. Ses yeux me sondent à la recherche du moindre indice et je sens que mes barrières sont sur le point de disparaître. Il pousse un long soupir.
— Je ne sais pas pourquoi tu ne veux rien me dire. Tu ne dois probablement pas avoir confiance en beaucoup de personnes, mais sache que tu peux avoir confiance en moi Leigh. Je te l'ai dit, je t'apprécie beaucoup et garder tout pour soi ce n'est pas la meilleure solution. Mais je ne vais pas te forcer. Je vais simplement te poser une autre question, car visiblement ça ne va pas fort : est-ce que je peux te prendre dans mes bras ?
Je ne sais pas ce qui fait sauter les barrières. Son regard si vivant, ses mots parfaits ou tout simplement sa présence, mais d'un coup, j'éclate en sanglots. Il passe ses bras autour de moi et m'attire contre son torse sur lequel je pose ma tête alors que je libère des torrents de larmes. Il fallait que ça sorte. J'ai le sentiment que tous les mauvais évènements de la soirée s'évacuent en même temps que mes larmes.
Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi dans les bras l'un de l'autre. Une fois que mes larmes se tarissent, je me rends compte que je m'accroche littéralement à lui. Son corps est ferme sous mes mains et il sent délicieusement bon. Je sens une rougeur me monter dans le cou. Ce n'est pas vraiment le moment de penser à ça. Je me racle la gorge et me recule lentement. J'attrape un mouchoir dans la poche de mon manteau et je m'essuie le nez et les yeux.
— Ça va mieux ? me demande-t-il doucement.
Je ne vois aucun dégoût dans ses iris magnifiques. Il est juste... soucieux.
— Si tu racontes ce qu'il vient de se passer à qui que ce soit, je t'émascule.
Noam sourit mais ne se laisse pas impressionner par ma tentative d'humour.
— Et plus sérieusement ?
Je soupire longuement avant de prendre une grande inspiration.
— Ma vie est un peu chaotique ces derniers temps. J'ai... perdu une partie de ma joie de vivre et... Pour tout te dire, je ne sais pas si j'arriverai encore à rire de quoi que ce soit.
Cet aveu me coûte plus que je ne l'aurais pensé. Je viens de lui dévoiler une de mes peurs et je ne suis pas à l'aise avec ça. Malgré tout, son regard semble m'atteindre en plein cœur. Je n'arrive pas à le décrypter entièrement mais par-dessus toutes les émotions navigant dans ses yeux noisette, j'y vois une lueur de défi.
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