Chapitre 12
En ce premier jeudi de février, les choses sont à peu près revenues à la normale. Une semaine s'est écoulée depuis notre inscription et nous nous sommes déjà vus trois fois pour parler de notre projet.
J'emploie maintenant la manière forte avec mon père. Je fais comme s'il n'était pas là. Ça me coûte mais je sais aussi qu'il fallait que je prenne mes distances pour moi-même aller mieux. Et ça paye. Même s'il ne me parle pas, il vient régulièrement dans le salon dès que j'y suis, ou jette un coup d'œil dans ma chambre. Bref, il manifeste sa présence.
Ensuite, j'ai eu le temps de me rejouer ma conversation avec Noam. Après ma longue nuit réparatrice, je me suis dit que j'y avais été un peu fort avec lui.
Mais c'est ma manière à moi de fonctionner. Dès que quelqu'un se rapproche de moi et arrive à discerner ma vulnérabilité, je mets ma carapace et je me protège en jouant les insensibles. Bizarrement, je ne suis pas comme ça avec Max et Sydney – que je considère comme mes amis les plus proches après Lacy – mais c'est peut-être parce qu'ils ne me regardent pas comme le fait Noam. Je plaisante avec Max et je me familiarise avec Syd, mais avec lui... je me sens prise au piège de sa perspicacité. Et ça me fait peur.
En me changeant dans les vestiaires avant mon cours de boxe, je m'étonne de ne pas y voir Cléo. Elle est toujours ponctuelle d'habitude. Je rejoins la salle en me disant qu'elle arrivera d'une minute à l'autre. J'ai l'intention de lui faire part d'une idée concernant notre satellite éboueur.
Lorsque le cours commence, sa tête blonde n'est toujours pas présente. Elle a dû avoir un empêchement.
Je finis par me concentrer entièrement sur l'entrainement. J'y mets un peu plus d'énergie que d'ordinaire. A la fin de l'heure, une partie de mes tensions se sont envolées. Alors que mes autres camarades sortent peu à peu de la salle pour retourner chez eux, j'y reste comme à mon habitude. La salle est presque vide lorsque j'entends des pas précipités qui me font tourner la tête vers la porte. Cléo apparait dans l'encadrement, à bout de souffle et échevelée. Le soulagement se voit dans ses yeux lorsqu'elle m'aperçoit.
— Oh super, tu es encore là ! lâche-t-elle d'une voix tremblante.
Quelque chose ne va pas. Je m'approche d'elle et j'ai l'impression qu'elle va s'effondrer.
— Tout va bien Cléo ? Qu'est-ce qui se passe ?
Soudain, elle éclate en sanglot et se jette dans mes bras. Je la serre immédiatement contre moi, sans trop savoir quoi lui dire. Je tente quelques mots rassurants et au bout de quelques minutes, elle finit par se calmer.
— Mon père a un cancer. On l'a appris hier.
Le monde s'arrête un instant suite à son annonce. Je sais très bien ce qu'elle ressent, je suis passée par là. J'aimerais lui dire que ça va s'arranger, mais on ne peut pas le savoir. Je me contente de la reprendre dans mes bras pour lui donner tout le courage dont elle aura besoin.
— Si jamais tu as envie qu'on se voit, d'en parler, n'hésite pas Cléo. Je suis sincère.
— Merci, me répond-elle en essuyant ses larmes. Je sors de mon rendez-vous avec mon professeur référent. Je ne voulais pas avertir mes profs mais mon père a insisté.
— Il a eu raison.
— Pour le moment, ils vont faire des examens plus poussés, savoir quel type de chimio sera le plus adaptée, s'il faut opérer, précise-t-elle.
Entendre tout ça me déchire le cœur. J'espère que ça fonctionnera pour son père.
— Je suis venue directement ici pour te prévenir... je vais me retirer du projet. Je suis désolée Leigh, je sais que ça compte énormément pour toi.
— Ne t'excuse pas Cléo, jamais pour ça. Il n'y a aucun problème, on trouvera quelqu'un d'autre.
— Merci. (Elle expire longuement.) Je dois rentrer maintenant.
— Bien sûr, ne perds pas plus de temps avec moi, dis-je en lui présentant un sourire encourageant.
Lorsque Cléo disparaît dans le couloir, je suis seule dans la pièce. L'éclairage me paraît soudainement trop lugubre. J'ai le sentiment que la température de la pièce a chuté alors que la chair de poule couvre ma peau.
Je me dirige comme un automate vers le sac de frappe. De nombreux souvenirs remontent à la surface. D'habitude, j'arrive à réfréner le flot et à penser à autre chose, mais ils m'assaillent tellement vite que mon corps prend le contrôle. Je revois mes parents lorsqu'ils m'apprennent la nouvelle, l'espoir du médecin, le début de chimio encourageant et enfin, la descente aux enfers. Je fais pleuvoir les coups alors que mon cerveau carbure. Je souhaite de tout cœur que le papa de Cléo s'en sorte. Il le faut.
Je suis ennuyée qu'elle ne fasse plus partie du projet, mais la déception est bien minime comparée aux autres sentiments qui me plombent. Rage, colère, tristesse, injustice. Je me sers de mes poings et de mes pieds pour les déverser sur le boudin insensible devant moi.
Mes muscles finissent par fatiguer et dans un grognement, je lance un dernier coup dans le sac. J'ai le cœur qui bat à mille à l'heure, les bras engourdis et la respiration d'un asthmatique, mais j'ai repris le contrôle. C'est en cela que j'aime la boxe. J'évacue toutes les pensées négatives de mon organisme. C'est totalement psychologique, mais ça fonctionne.
Je repère du coin de l'œil une personne dans l'encadrement de la porte. Mon cœur ne se calme pas lorsqu'il voit que c'est Noam. Un sentiment de culpabilité m'étreint la poitrine. Il écarte les mains en signe de reddition.
— Je viens en paix.
Je pince les lèvres pour retenir mon sourire mais Noam perçoit cette vaine tentative car un léger frémissement vient rehausser ses lèvres. Cela a le mérite de désamorcer immédiatement la tension entre nous. Noam est peut-être quelqu'un qui n'abandonne jamais, mais au moins il n'est pas rancunier. Il désigne le boudin derrière moi.
— Ce sac de frappe te cherche des noises ?
— Il est le seul à encaisser comme jamais.
Noam hausse un sourcil interrogateur, ce qui me pousse à dire pourquoi je viens de m'acharner dessus.
— Cléo, une fille de notre groupe, vient de m'annoncer qu'elle quittait le projet. Son père a un cancer.
Il écarquille les yeux d'étonnement. Il promène son regard jusqu'au sac de frappe avant de le poser à nouveau sur moi. Ses iris se voilent de compréhension et je sais qu'il a fait le rapprochement avec mon propre vécu. Pourtant, Noam ne dit rien, il se contente de me dévisager. Il a saisi que je n'avais pas envie de m'épancher sur des sujets personnels.
— Du coup, tu vas faire quoi ? demande-t-il.
— Je vais probablement aller poster un message sur le panneau des ingés en Mécanique.
Pendant un instant, j'ai l'impression que les yeux de Noam se mettent à briller d'une lueur indéchiffrable, mais il détourne la tête avant que je puisse savoir quoi. Il s'avance dans la pièce, les mains enfoncées dans les poches de son short.
— Est-ce que je peux te poser une question ?
— Tu peux. Ma réponse va dépendre de la question.
— J'avais remarqué.
Il penche la tête, taquin, et vient accoler son épaule le long du mur, à un mètre de moi. Ses iris sont inquisiteurs, comme souvent.
— Je peux savoir ce qu'il s'est passé entre Elias et toi ?
Je ricane tout en remettant une mèche de cheveux derrière mon oreille.
— Je suppose qu'il t'a déjà dit combien j'étais une fille extraordinaire ?
— On peut dire ça.
Si je ne suis pas très ouverte au fait de parler de choses profondes, mettre en lumière le vrai visage d'Elias ne me dérange pas.
— Maintenant que tu sais qui je suis, il faut que tu saches que je suis méfiante par rapport à la notoriété qui va avec ce nom de famille. Je ne suis pas à plaindre, mais tout au long de mes études, j'ai connu certaines personnes assez hostiles envers moi. Au lycée ça allait, mais arrivé à la fac, l'ambiance a changé.
— Tu m'étonnes. Je n'ai jamais connu autant de concurrence qu'ici.
Je hoche la tête.
— Surtout en première année. Il fallait être le meilleur pour être certain d'être pris dans la filière de son choix. J'ai toujours été bonne élève, et traite-moi de prétentieuse mais je suis faite pour l'Aérospatiale. Alors quand une fille comme moi réussit haut la main ses examens, qu'est-ce qui se passe à ton avis ?
— Les gens remettent en question tes capacités.
J'acquiesce à nouveau.
— Ils se mettent à penser que mes parents m'ont aidé. C'est normal qu'ils pensent ça, ça existe les élèves qui ont des privilèges. Pour éviter ce genre de situations, je me suis toujours fait discrète, mais mon groupe en première année a fini par savoir que Leigh Flord était dans leur classe – un prof qui m'avait interrogée voulait aussi connaître mon nom. Bizarrement, peu de temps après ça, Elias est venu aborder mon groupe d'amis. Pour faire court, il s'est rapproché de moi pour augmenter ses chances d'obtenir un stage dans l'entreprise de mes parents. Malheureusement pour lui, je l'ai cerné rapidement et j'ai coupé court avec lui. Et comme tu t'en doutes, ça ne lui a pas plu. Il a commencé à m'insulter quotidiennement. (Noam fronce les sourcils.) Alors pour m'en débarrasser, je l'ai menacé de diffuser – via l'entreprise Flord – son nom à tous les établissements susceptibles de prendre des stagiaires. Je précise que même si je l'avais voulu, je n'aurais pas pu. Fin de l'histoire.
Noam ricane.
— Ouais, ça lui ressemble déjà plus.
J'ai un temps d'arrêt.
— Ce n'est pas ton ami ?
— Je le connais à peine en réalité. Je l'avais vu une ou deux fois à des soirées. Un de ses potes fait du basket avec Jack et moi. Il se trouve qu'ils cherchaient une ou deux personnes de quatrième année pour les aider sur leur projet. On a accepté parce qu'on savait que notre présence était plus optionnelle que nécessaire et qu'on serait là pour s'assurer que leur projet tienne la route.
Je ne le montre pas mais je suis soulagée à l'idée qu'ils ne soient pas amis.
— Est-ce que tu avais peur que je sois un Elias en puissance ?
Sa question me prend de court. Noam est très intelligent. Je prends le temps de réfléchir à ma réponse.
— Au début, je me suis méfiée oui. Ça aurait été le cas avec n'importe qui. Mais à aucun moment, je ne t'ai perçu comme un Elias en puissance.
Un petit sourire satisfait apparaît au coin gauche de ses lèvres. Il n'ajoute rien et finit par se décoller du mur pour se diriger vers la porte. Je ressens brusquement l'envie de m'excuser pour mon comportement envers lui. J'étais fatiguée, stressée et en colère mais ce ne sont pas des raisons suffisantes pour me justifier.
— Je tenais à m'excuser pour avoir été aussi acerbe l'autre jour.
Je ne rentre pas dans les détails. Le sourire de Noam se fait compréhensif.
— Pas de souci. Merci. Pour ces précisions. Bonne soirée Leigh.
Il disparaît dans le couloir avant que j'aie pu lui répondre.
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