Chapitre 11
Je mets plus d'une heure à rentrer à la maison. Les pâles rayons du soleil n'ont pas réussi à faire fondre la neige des trottoirs et des lignes de tramway. C'est un événement rarissime. D'habitude, même en cas de neige, les tramways arrivent toujours à passer, mais les flocons sont tombés en grosse quantité et tellement vite, qu'ils les ont paralysés.
Normalement, je mets trente minutes à pied de chez moi à la fac mais entre les chaussées glissantes et l'épaisse couche de poudreuse, j'ai galéré à avancer, malgré mes supers après-ski.
Mon bonnet est trempé et j'ai le bout du nez tout rouge lorsque je pénètre dans l'appartement. Il est plongé dans le noir alors j'allume une lampe dans le salon, qui diffuse une lumière chaude dans la pièce. Mon père est très certainement dans sa chambre.
Un bol a été laissé à l'abandon sur la table du salon. Je le ramasse et le dépose dans le lave-vaisselle. Je nettoie un peu la cuisine, je range le reste des courses que nous nous sommes fait livrer, tout en vérifiant que mon père a bien mis tout le frais au frigo.
Maintenant que nous sommes officiellement inscrits, je peux enfin le mettre au courant. Une curieuse sensation m'étreint l'estomac, un mélange entre de l'excitation et de l'anxiété. Je ne sais pas du tout comment il va réagir. Je prends une grande inspiration pour me donner du courage et j'avance dans le couloir.
La porte de sa chambre est ouverte. J'étouffe la peine qui me saisit à l'idée que papa m'a très certainement entendue rentrer sans pour autant prendre le temps de venir me saluer et me demander comment ma journée s'était passée.
Il ne le fait plus depuis longtemps, pourquoi est-ce que je mens encore à moi-même ?
— Bonjour papa.
— Bonjour Leigh, me répond-il en levant brièvement son regard de son livre.
J'espère pendant un temps qu'il s'agit d'un livre quelconque sur la mécanique – son domaine de prédilection – mais mon espoir retombe comme une crêpe quand je vois la couverture. C'est un simple roman policier.
— J'ai quelque chose à te dire, continué-je en avançant dans la pièce.
Je pose mes fesses sur le rebord du lit, en face du fauteuil où mon père est installé. Ses tempes me paraissent plus blanches et les cernes sous ces yeux, plus noirs. Ses iris bleu foncé sont ternes et sans vie. Mais quand va-t-il remonter la pente ? Je ne sais plus quoi faire pour l'aider. Comment pourrais-je y parvenir quand ma simple présence semble le faire souffrir ?
Il est maintenant bien loin l'espoir de Noël.
— Oui ? demande-t-il faiblement.
— Je me suis inscrite au concours.
Enfin, des émotions.
Mais pas celles que j'attendais. Étonnement, confusion, incompréhension, colère.
Et puis l'explosion.
— Pourquoi tu as fait ça bon sang ?! tonne-t-il.
Je sursaute face à la virulence de son ton. Aucun mot ne sort de ma bouche tellement je suis bouleversée par sa réaction.
— Tu n'avais pas le droit, reprend-il d'une voix forte et imposante. Pas cette année !
Une barrière craque. Tout se déverse en moi par torrents. Les regards douloureux, les silences qui s'éternisent, l'ignorance perpétuelle sans jamais rien dire, jamais rien montrer, la solitude insoutenable. Encaisser la mort d'un parent c'est une chose, mais avoir l'impression d'en vivre une deuxième, c'en est une autre. J'explose à mon tour.
— Si ! hurlé-je. J'en ai parfaitement le droit ! Pourquoi je devrais attendre ? Maman est morte, papa ! Elle est morte, et ce sera chaque année la même chose.
Je m'étouffe sur un sanglot.
— Je n'ai rien dit depuis des mois mais je n'en peux plus maintenant ! Je ne supporte plus de vivre avec un fantôme ! J'ai perdu ma mère mais je perds également mon père, est-ce que tu y as pensé à ça ? Tu n'es pas le seul à qui elle manque tous les jours ! Mais en attendant, moi je suis là, bien vivante, dans l'attente que mon père se réveille et soutienne sa fille dans le projet dans lequel elle va se lancer !
Mon père tourne la tête et je vois briller sur ses joues des sillons de larmes. Il ne dit rien. Il sait que j'ai raison.
— Tu veux vraiment rester tout le restant de ta vie dans cette foutue chambre ? Je t'ai soutenue papa, de toutes les manières que j'ai pu mais si tu continues sur cette lancée, tu vas aussi perdre ta fille.
Mes larmes coulent sans que je puisse les arrêter. Je me lève et vais m'enfermer dans la salle de bain. Mes vêtements mouillés tombent avec un bruit sourd sur le sol, et je m'engouffre sous la douche, où la vapeur vient progressivement flouter les contours de la salle de bain. L'eau chaude se mélange à mes larmes.
J'ai le sentiment d'être une personne horrible. Je n'ai pas ménagé mon père. Peut-être était-ce ce qu'il avait besoin d'entendre, peut-être pas. J'ai exprimé tout ce que j'avais sur le cœur et bien que je me sente soulagée d'un poids, ma poitrine semble sur le point d'imploser.
Malgré mes mots cruels, jamais mon père ne me perdra. Je voulais simplement qu'il prenne conscience qu'un tel comportement n'est pas sain et qu'il est grand temps de commencer à cicatriser.
Je soupire longuement.
C'était vraiment une journée de merde.
Le lendemain, je ne suis qu'une vieille loque. Je n'ai presque pas fermé l'œil de la nuit et cela se voit à mes petits yeux et à mon absence de sourire. Même Amanda n'a pas osé me titiller car elle sait que je lui aurais sauté dessus. De toute façon, nous sommes en froid depuis l'épisode du bar, alors nos échanges ont été très limités.
Je retrouvais un peu de joie dans ma vie depuis le début du mois et la réaction de mon père vient de me déchirer le cœur. Je suis davantage en colère, contre lui et contre moi-même, du coup j'ai été d'une humeur de chien toute la journée. J'ai ressassé l'échange avec Elias ce qui n'a pas arrangé la situation non plus. Je suis désagréable puissance douze.
Mais j'ai bien l'intention de reprendre du poil de la bête dès cette nuit. Quoi que mon père en dise, en pense, je n'abandonnerai pas mon projet. Je n'ai pas non plus l'intention de me morfondre pour le restant de l'année.
La dispute d'hier va me rester en tête mais je vais m'en servir de catalyseur pour me booster.
Tout en prenant ces décisions, je suis à deux doigts de m'endormir sur mon bras. Le dernier cours de la journée est soporifique au possible et avec des heures de sommeil en moins, il est carrément assommant. Quand Lacy m'a vue débarquée ce matin, elle a tout de suite compris que ça ne s'était pas bien passé avec mon père.
Après m'être confiée à elle, elle m'a dit qu'elle assurerait pour tous les cours, qu'elle prendrait assidûment ses notes et que je pouvais baver sur la table si je voulais me reposer. Ce que je fais actuellement. J'essaye de maintenir mes yeux ouverts et d'écouter le cours mais ça devient compliqué.
Après ce qui me semble être des heures d'un monologue sur les diverses théories mathématiques, le prof termine en nous rappelant le devoir sur table de la semaine prochaine. Je rassemble mes affaires aussi vite que possible – c'est-à-dire avec la lenteur d'un escargot – et je sors de l'amphithéâtre d'un pas lourd, avec une seule idée en tête « lit, dodo, chocolat chaud ».
Une fois dehors, je dis au revoir à Lacy et Max qui vont à la bibliothèque pour aider ce dernier. Ils disparaissent dans le flot des étudiants et je pars en direction de la station de tramway.
Je passe devant un amphithéâtre dont les portes s'ouvrent et voient se déverser de nombreux étudiants ingénieurs. Je le sais car c'est un amphi réservé exclusivement pour nous. Je rentre la tête dans mon écharpe et je presse le pas, car pour être honnête, je n'ai pas envie de tomber sur Noam. Même si c'est peu probable. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment il peut être ami avec Elias.
Tout en continuant d'avancer, je crois entendre quelqu'un m'appeler mais avec le brouhaha, je pense que c'est une illusion auditive. Il faut que ce soit une illusion auditive.
— Leigh !
OK, ce n'est pas une illusion. Je commence à reconnaître cette voix. Noam arrive dans ma direction à grandes enjambées, vêtu d'un jean noir rentré dans d'énormes après-ski – ce qui lui fait des pieds de géant – et d'une doudoune orange pétante. Il n'a pas peur du ridicule avec cette tenue, et c'est justement parce qu'il n'a pas honte, que ça lui va comme un gant. Je suis certaine qu'il arriverait à rendre un sac poubelle sexy.
J'espère sincèrement que Noam ne va pas me parler d'Elias, du projet ou de quoi que ce soit d'autre. J'ai les nerfs à fleur de peau. Depuis un moment en fait. Je me rends compte que je suis en équilibre sur une corde instable. D'un côté, l'espoir, la motivation, l'envie d'avancer. De l'autre, mon père, le deuil, la méfiance et l'anxiété. J'oscille entre ces états, ce qui fait de moi une fille lunatique et triste, qui essaye tant bien que mal d'aller mieux.
Aujourd'hui, c'est pire que les autres jours. Je me sens vulnérable et je ne supporte pas l'idée que Noam en soit témoin, c'est pourquoi j'ai bien peur d'être exécrable avec lui.
Il arrive devant moi avec une expression sérieuse et prudente sur le visage, mais je le coupe avant qu'il ait ouvert la bouche.
— Je suis désolée Noam, mais je n'ai pas dormi de la nuit et j'ai très envie de retrouver mon lit.
— A cause de ce qu'il s'est passé hier ?
— Non, je réponds sèchement.
Ses yeux s'assombrissent légèrement mais il ne semble pas vexé. Je ne sais pas comment faire comprendre à ce garçon que je suis à éviter mais on dirait toujours qu'il voit au-delà, qu'il saisit toutes les subtilités. Malheureusement pour lui, je suis encore loin de déballer les détails sordides de ma vie privée.
— Est-ce qu'il y a un problème avec le fait que je sache que tu es la fille des Flord ? demande-t-il sérieusement d'une voix plus grave. J'ai fait le lien, tu sais. Depuis le début, tu disais très peu de choses sur toi.
Elias a surement dû lui raconter combien j'étais sociable l'année précédente. Je déglutis avant de lui répondre.
— Ça n'a rien à voir avec ça et je n'ai rien contre toi, Noam, mais je dois y aller.
Je me retourne et presse le pas, mais je l'entends derrière moi. Il m'attrape le bras pour me regarder bien en face.
— Attends une minute, qu'est-ce qui se passe là ?
Noam est manifestement troublé par mon changement d'attitude, à l'inverse de qu'il a pu connaître jusqu'à maintenant.
Il me dévisage intensément. Mes yeux rouges et cernés, la crispation de ma mâchoire, mes cheveux bruns qui virevoltent dans tous les sens. J'ai la tête de quelqu'un qui s'est fait écrasé par un éléphant sous stéroïdes. Pourtant, je ne vois aucun dégoût chez Noam. Il a ce regard si perçant, celui qui fait accélérer mon cœur.
Qu'est-ce que je disais dès le départ concernant le fait que je plaisais à Noam ? Que c'était une mauvaise chose. Regardez-moi, je suis une vraie garce – Elias avait raison. Je ne suis clairement pas capable de gérer mes problèmes et un garçon attachant, qui mérite une fille qui lui accorde vraiment son temps.
Je ne réponds pas à sa question et me contente de le fixer droit dans les yeux. Il fronce légèrement les sourcils et semble deviner que je ne me dévoilerai pas. Voilà un petit aperçu de mon caractère Noam, toujours envie de flirter avec moi ? Au lieu de battre en retraite face à mon mutisme, Noam me tient tête et ne me lâche pas des yeux. Nous avons tous les deux la tête dure apparemment. Je le vois ouvrir à nouveau la bouche mais je le coupe.
— Tu t'es inscrit avec le groupe d'Elias ?
Il ne dit rien, mais son expression parle pour lui. Il ferme les yeux une seconde et finit par hocher la tête. J'acquiesce, déçue.
— Cool. Bon courage, soufflé-je avant de reculer.
— Leigh...
— Vraiment Noam. N'insiste pas. Je n'ai rien contre toi mais il y a trop de trucs assez chiants dans ma vie en ce moment et je n'ai vraiment pas envie de m'y attarder.
Je m'éloigne et cette fois-ci Noam ne me suit pas.
Au moins avec ça, il saura à quoi s'en tenir.
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