Chapitre 1
9 mois plus tard
Argh. Je me maudis. Je me maudis vraiment.
Parfois, comme maintenant, j'ai très envie de me téléporter dans le temps. Il me suffirait d'appuyer sur un bouton et hop ! Me voilà deux cents ans en arrière. Quoique, à cette époque, ça partait déjà en sucette.
Alors, disons plutôt quatre cents ans. D'après mes souvenirs de cours d'histoire, on est sur une ère pré-industrielle, la planète est encore à peu près saine et les constats alarmants concernant notre écologie ne vont pas apparaitre avant plusieurs dizaines d'années.
J'aimerais savoir tout particulièrement quel effet cela fait de vivre des hivers stables.
Pourquoi suis-je en train de réfléchir à tout ça ?
Car nous sommes officiellement en plein « hiver », je porte des collants chauds sous une robe en laine, ainsi qu'un manteau triple épaisseur qui peu à peu s'imbibe de la sueur perlant dans mon dos.
Il fait 25 °C.
Hier, la neige recouvrait encore les trottoirs de la ville, si bien que j'ai cru que ça allait perdurer. Erreur de débutante. Ici, chacun sait qu'il faut vérifier la météo tous les jours. Les saisons ne sont plus ce qu'elles étaient. Voilà pourquoi j'ai une soudaine envie de me propulser dans le temps pour ne plus supporter ce climat inconstant.
Je retire mon manteau tout en grommelant. Et en maudissant aussi nos ancêtres qui ont eu la stupidité de déglinguer notre planète. J'attends le tramway avec plusieurs autres personnes que je zieute du coin de l'œil.
Une jeune femme porte une robe d'été à manches courtes et un petit papi a ressorti son plus joli bermuda. Je suis visiblement la seule à ne pas avoir vérifié la météo hier soir.
Super.
J'étais bien trop fatiguée pour y penser. Que cela me serve de leçon. Et puisque je n'ai rien d'autre à faire, j'attrape mon Numécran dans mon sac et j'ouvre mon application météorologique. Je ne peux retenir un petit rire ironique.
Temps prévu demain : neige.
Température : -1 °C.
J'aime mieux ça.
Noël c'est dans deux jours les gars, il faut nous vendre du rêve là. Je préfère lorsque la ville se recouvre d'un épais manteau de neige, encore plus le bruit que font mes bottes lorsque je marche dedans. Et qu'on se le dise : ceux qui n'aiment pas les chocolats chauds à l'ancienne méritent un aller simple pour l'enfer. J'exagère à peine. Mais surtout, j'aime que la nature se purifie quand le givre s'invite à la fête.
Bon, j'apprécie un peu moins d'avoir la goutte au nez et marcher telle une grabataire pour éviter de glisser sur une plaque de verglas, mais l'hiver tel qu'il a toujours existé – même si c'est nettement moins le cas aujourd'hui – me fascine.
Le tramway finit par arriver et tout en attendant que les portes automatiques s'ouvrent, je prie pour que cet hiver ne soit pas trop ponctué de journées comme celle-ci. Je veux voir des nez rouges et des personnes engoncées dans leur doudoune à chaque coin de rue.
Alors que je trouve une place assise contre la fenêtre, mon Numécran vibre dans ma main. C'est Lacy. Je désactive le mode holographique avant de décrocher. Il lui arrive parfois de m'appeler lorsqu'elle s'épile les jambes et je ne suis pas sûre que les personnes présentes autour de moi aient envie d'y assister. Je l'entends me saluer mais elle ne finit pas sa phrase.
— T'as désactivé le mode Visio ?
— Je suis dans le tram, l'informé-je.
Je l'entends rire.
— Merde, t'as bien fait, j'ai un masque à l'avocat sur la tronche.
Je ricane.
— Ne bouge pas, je le réactive.
— Mais je t'en prie, je ne voudrais pas priver ces messieurs dames de ce splendide spectacle.
C'est une semi-vérité. Lacy est à l'aise en société. Si j'avais laissé le mode hologramme, elle m'aurait parlé tout aussi normalement, tout en ignorant les passagers.
— T'es allée faire tes derniers achats ? poursuit-elle.
— Ouaip. Mon oncle et ma tante débarquent tout à l'heure et il me manquait le cadeau de Ben. De ton côté ?
— J'ai tout une armada de petits monstres chez moi, je survis en mangeant la moitié de mon masque, mais sinon ça va.
A chaque Noël, toute la famille de Lacy se réunit et elle est très, très, nombreuse.
— Et ton père ? demande prudemment ma meilleure amie.
Je déglutis douloureusement.
— Comme d'habitude.
Un silence me répond pendant plusieurs secondes.
— Tu veux que je vienne te voir tout à l'heure ?
— Non, ne t'embête pas, m'empressé-je de dire. Profite de ta famille, ça va aller, je te le promets. Je vais revoir mes cousins, ça va me faire du bien.
— D'accord, très bien. Mais je te préviens, si tu me vois débarquer, c'est que je voulais fuir ma propre famille.
Je souris en observant les rues en contrebas.
— Aucun problème.
Lorsque j'entre chez moi, l'appartement est plongé dans le silence, alors je suppose que mon père est toujours en train de dormir. Ce qui ne m'étonne pas du tout. Je me dirige discrètement vers ma chambre et dépose les quelques paquets que j'ai achetés ce matin.
J'hésite à aller réveiller mon père mais il est encore assez tôt, je ne voudrais pas activer son mode ronchon ultime. Je me change rapidement car cette robe en laine est un véritable sauna, puis je me rends dans la seule pièce de l'appartement où il règne un bordel monstre et m'installe derrière l'établis. J'allume le fer à souder, j'attrape les outils qu'il me faut et j'entreprends de finir la réparation du radio réveil de notre voisine. Ce truc est une antiquité.
Au bout de plusieurs minutes, je lance un coup d'œil par la fenêtre, qui prend quasiment toute la longueur du mur. La ville est en pleine effervescence. Depuis quelques jours, elle n'est plus qu'agitation joyeuse, musiques entêtantes et effluves sucrés. Si j'ouvrais la fenêtre – et même si nous habitons au quinzième étage – je ne serais pas étonnée d'entendre les conversations animées des passants en contrebas.
Je ne descends plus beaucoup dans ces rues bouillonnantes de vie. En cette période particulière, je supporte difficilement de voir des familles heureuses et au complet.
Ça ira mieux après les vacances.
Vacances que je passe essentiellement dans cette pièce. Je pourrais appeler Lacy ou mes autres amis de la fac mais ils sont déjà bien occupés ou ont quitté la ville pour les fêtes. Du coup, je me perds dans les fils et l'électronique. Je ne m'ennuis pas, mais je ne dirais pas que je m'amuse non plus. Du moins, plus autant qu'avant. Je m'occupe aussi de papa, qui n'est plus que l'ombre de lui-même depuis la mort de maman.
Mon père a désormais perdu sa muse, son inspiration, sa raison de vivre. Et moi, j'ai perdu mon père, en plus de celle qui me manque un peu plus chaque jour. Je pensais que nous vivrons ce deuil ensemble, mais je m'étais trompée. Nous sommes restés soudés dans les semaines qui ont suivi l'enterrement, mais notre relation a périclité progressivement. Mon père ne remonte pas la pente. Il la dévale plutôt à toute vitesse.
Bien entendu, les médias se sont emparés de ce sujet croustillant à souhait. Le décès d'une pointure de l'ingénierie et la descente aux enfers de son époux qui n'est plus retourné au travail depuis mars ? GENIAL ! Parlons-en pendant des mois ! Autant dire que je ne porte pas les journalistes dans mon cœur.
Malgré ça, je tiens davantage le coup que mon père, même si je sens bien que toute chaleur m'a quittée. Déjà que je n'étais pas la fille la plus accueillante qui soit – et il y a une explication à cela – c'est encore pire maintenant. Pourtant, je n'en montre rien. Si aucun de nous deux ne fait l'effort de vouloir aller mieux, les choses empireront et ce n'est pas ce que voudrait ma mère.
Je pousse un long soupir blasé et me reconcentre sur l'objet que je tiens entre mes mains. Je finis la soudure et repose le fer à souder sur son socle. Normalement, mon père s'en serait chargé, mais il n'a plus touché à ses outils depuis bien longtemps maintenant. Une chance que mes parents m'aient transmis leur passion.
Je me lève en essuyant mes mains sur un torchon sale et je gagne le couloir en direction de la chambre de mon père. Il est vraiment temps qu'il sorte du lit. Je toque à la porte mais aucune réponse ne me parvient.
— Papa ?
Je finis par entendre un semblant de grognement de l'autre côté.
Je sens mon cœur s'emballer. Je ne reconnais plus mon père et ça me fait peur. Il m'ignore, m'accorde rarement un regard et lorsqu'il le fait, c'est souvent d'un air atone. J'ai constamment envie de lui crier « Elle me manque autant qu'à toi ! Mais par pitié ne m'abandonne pas. »
Il ne voulait voir personne pour les fêtes. Je n'étais pas d'accord. Nous changer les idées était une nécessité alors j'ai appelé ma tante. Elle habite dans le Sud avec mon oncle et mes cousins et je savais que mon père n'aurait jamais voulu y aller, alors j'ai demandé à ma tante s'ils accepteraient de venir passer les fêtes avec nous. Lorsque j'ai prévenu mon père, il s'est contenté de hausser les épaules puis il a trainé ses jambes jusque dans sa chambre.
Je prends une grande inspiration et entre dans la pièce. Mon père est assis dans le fauteuil préférée de ma mère, et regarde par la baie vitrée la ville qui s'agite en contre-bas.
Mes parents se sont rencontrés à l'université. Celle à laquelle je vais actuellement. En quelques années, ils sont devenus des figures majeures de Sampton, haut-lieu d'innovations et une des plus grandes villes de l'Ouest. Tous les ans, ils surprenaient le monde entier avec leurs nouvelles idées, en totale adéquation avec l'objectif de l'humanité depuis maintenant deux cents ans. Créer, oui, mais la planète passait en premier.
Je reste sur le seuil de la porte et me dandine d'un pied sur l'autre. Mon père lève la tête et un éclair de douleur passe dans ses yeux lorsque son regard se pose sur moi. Je crois que je lui rappelle ma mère. Je lui ressemble beaucoup trop : j'ai hérité de son teint mat, de ses cheveux bruns et de ses yeux chocolat. Faut-il que je me teigne les cheveux et que je mette des lentilles pour qu'il puisse à nouveau me regarder ?
— Oui Leigh ? demande doucement mon père.
— Tonton et tata ne vont pas tarder à arriver.
Ma phrase en sous-entend une autre : « il faudrait que tu te laves ». Mon père ne répond pas mais il comprend le message car il se dirige vers la salle de bain attenante à sa chambre.
Une heure plus tard, la sonnerie retentit, et puisque mon père n'est pas ressorti de sa chambre, je vais ouvrir.
— Salut cousine ! crie mon cousin Ben, âgé de quatorze ans. Oh bah merde ! ça y est, je t'ai dépassée !
Il me tapote la tête et je ne peux m'empêcher de sourire. Je suis contente de les voir. Je suis peut-être aussi chaleureuse qu'un glaçon – la curiosité mal placée des gens m'a poussée à grogner sur tout le monde – mais avec ma famille, je me retrouve un peu.
— On est tous contents pour toi grande perche, maintenant libère le passage, intervient une autre voix masculine.
Cal, son frère ainé, me lance un grand sourire avant de me soulever dans ses bras.
Il me repose enfin et recule afin que je puisse dire bonjour à mon oncle et ma tante. Nous ne nous sommes pas vus depuis le mois d'août, lorsque mon père et moi étions allés passer quelques jours dans le Sud.
— Comment tu vas ma chérie ? me demande ma tante Myriam.
Je hausse une épaule.
— Ça peut aller disons.
Elle me presse le bras et je lis dans son regard qu'elle ne me croit pas et combien elle se sent désolée. Elle porte ensuite son attention derrière moi, et je comprends que c'est mon père qui est entré dans le salon. J'embrasse mon oncle avant de fermer la porte.
Papa est habillé de propre et rasé de près mais la tristesse qui habite son regard lui donne dix ans de plus. Ma tante se rapproche de lui et lui murmure des choses que nous n'entendons pas. Mon père semble retenir un sanglot alors que ma tante l'entoure chaleureusement de ses bras.
J'ai les larmes au bord des yeux. Je détourne le regard et croise celui de Cal qui me fixait déjà. La peine se lit sur son visage bronzé. J'ai pris l'habitude de cacher mes émotions alors je coupe court à cet échange en fixant mes pieds.
J'espère que ces quelques jours ne seront pas noyés par le chagrin, la tristesse et l'absence inévitable de ma mère.
Je veux juste un peu de chaleur et de joie.
Et manger des cookies à m'en péter le bide.
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