Chapitre 9 : Souled out on you - 2/2
Soufiane
Dandy soulève à bout de bras le corps inconscient d'Asher puis me tire par la manche, m'entraînant vers la maison. Une fois à l'intérieur il verrouille la porte d'entrée, puis étend notre ami dans un coin de la pièce la plus reculée, la plus éloignée de la rue et du cadavre qui y repose par ma faute, avant de l'ausculter du bout des doigts à la recherche de plaies ou d'os brisés.
« Je crois qu'il n'a rien, m'informe-t-il. Son esprit a capitulé, mais il me semble que tout le reste est à peu près en bon état, compte tenu des circonstances. Quelques côtes fêlées, peut-être, mais je crois bien que c'est tout.
— Tu avais dit que personne n'était au courant, pour la maison.
— Et c'est le cas ! s'exclame-t-il en bondissant sur ses deux jambes. Je te garantis que c'est le cas. Personne ne sait sauf vous, et la police, si Veronica a respecté le plan.
— Alors comment expliques-tu que... »
Dans ma gorge, les mots s'embrouillent et s'amassent, formant une boule qui très vite, me fait suffoquer. Me voyant chavirer, Arkady m'assure que j'ai bien réagi, qu'il aurait fait la même chose. Puis comme cela ne suffit pas, il s'approche de moi et m'attrape fermement par les épaules.
« Hé, souffle-t-il tout bas, avant de hausser le ton pour me forcer à l'écouter, tu as fait ce qu'il fallait, O.K. ? Soufiane, regarde-moi, regarde-moi, je te dis. C'était lui ou toi. Il avait une arme. Il allait tirer. »
Je hoche la tête, tâchant de revivre la scène, de vérifier qu'il n'est pas en train de me mentir. Il avait une arme. Il aurait tiré. Si je n'avais pas appuyé le premier sur la gâchette, je serais mort.
« Dans quelques mois tu seras agent fédéral, n'est-ce pas ? Eh bien un agent se serait comporté de la même façon. Compris ? »
J'acquiesce, avant de me diriger vers Asher.
« S'il te plaît, m'implore Arkady, attends une seconde, avant de le réveiller. Tu sais comme il est sujet à la panique et je... J'ai d'abord besoin de faire un point. »
Fouillant les poches de sa veste, il en extrait son téléphone. Grimace.
« Bon sang, Paula, peste-t-il sous cape. Elle l'a éteint à mon insu. »
Tandis qu'il rallume son appareil, je mets la main sur le mien et ensemble, nous découvrons tous les messages reçus pendant que nous étions pris au piège d'un cauchemar. Le tableau a été retrouvé. Notre planque n'en est plus une. J'échange un regard avec Dandy, qui secoue la tête.
« Etant donné qu'Asher ne peut plus leur rendre ce qu'il leur a volé... », commence-t-il sans terminer sa phrase, car c'est inutile.
Je sais. Je sais comment s'achève cette histoire. Asher gisant dans une mare de sang, abattu froidement pour réclamer vengeance et montrer l'exemple. L'image se forme si clairement devant mes yeux que j'en ai le souffle coupé.
« J'appelle la police », m'annonce Arkady.
J'essaie de l'en empêcher mais mon corps est engourdi, mon esprit embrumé, et je suis lent, trop lent, beaucoup trop lent.
***
Arkady
Quinze minutes. Ils seront là dans quinze minutes. Peut-être dix. Soufiane ne cesse de répéter qu'il nous faut fuir avec Asher, fuir au bout du monde, si nécessaire, mais fuir sur-le-champ, en tout cas ; avant que le pire ne se produise. Il hurle à s'en briser la voix, et je suis obligé de couvrir ma bouche de sa main pour qu'il se calme, et se taise. Il ne comprend pas. Ne comprend pas qu'ils ne peuvent passer leur vie à fuir, qu'ils méritent mieux que cela, qu'il faut que tout s'arrête aujourd'hui, là, maintenant, ou d'ici quinze minutes. Peut-être dix.
Je récupère dans la poche intérieure de la veste d'Asher sa flasque vide, et me dirige vers la salle de bains pour la remplir d'eau. De retour dans cette pièce vide de tout sinon de mes deux amis, j'asperge la figure d'Asher pour le réveiller sans ménagement.
« Que se passe-t-il ? » se renseigne-t-il la voix pâteuse, un air confus sur le visage. Avant de se répéter, submergé par les souvenirs. « Les gars, que se passe-t-il ? »
C'est Soufiane qu'il scrute mais c'est à mon bras, qu'il s'accroche.
« Dans des termes que tu peux comprendre ? je demande. True Detective, saison une, épisode quatre.
— Ce n'est pas drôle.
— À qui le dis-tu ? Soufiane, combien de temps, à présent ?
— Dix minutes. Peut-être cinq. »
Cela pourrait suffire. N'est-ce pas ? Cela pourrait suffire. Soufiane est cramponné à son arme et j'attrape la mienne, à ma ceinture, sous les yeux effarés d'Asher. Il essaie de se lever, mais je l'en empêche.
« Ne bouge pas, la police est en chemin.
— L'homme qui m'a attaqué. Jude, il s'appelle. Il travaille pour Tony.
— On sait.
— Ils sont au courant, pour la planque. Il a dit que... Avant que je m'évanouisse, il a dit qu'ils étaient en route, que je ne leur échapperais pas bien longtemps. Mais je crois que Jude a voulu faire cavalier seul pour m'extorquer l'information le premier, parce que c'est de sa faute, si j'ai pu voler les tableaux, et qu'il tient plus que tout à sauver sa peau.
— Dans ce cas nous avons peut-être un peu de marge, intervient Soufiane, cherchant mon regard. La police arrivera peut-être sur les lieux avant eux. »
Peut-être. Ou peut-être pas. Ils ne le devinent pas, mais cela importe peu : si les hommes de Tony sont les premiers à nous retrouver, je les ralentirai.
« Tu as frôlé la mort par deux fois », je fais remarquer à Asher en saisissant son visage de mes deux mains. De l'eau dégouline de ses cheveux, et ses sourcils se froncent. « Une fois par ma faute. »
Et encore aujourd'hui, le souvenir de ce jour m'écrase de tout son poids.
« Promets-tu solennellement de continuer jusqu'au bout ?
— De quoi ?
— Jusqu'au bout, mon camarade, j'insiste en le secouant doucement. Promets-tu de continuer jusqu'au bout ?
— Mais enfin pourquoi, pourquoi me demandes-tu une chose pareille ? s'agace-t-il en se redressant et en tâchant d'échapper à mon emprise. Oui ! C'est ça, que tu veux entendre ? Oui, je vais continuer jusqu'au bout. » Cela sonne comme un cri du cœur et les larmes aux yeux, je souris. « Mais pourquoi tu me demandes ça, bordel ? »
Comme je me relève et ne dis rien, Asher se tourne vers Soufiane en quête de réponses. Le premier est complètement désorienté, le second a déjà tout compris.
« Oublie, me prévient ce dernier. Si tu crois que je vais te laisser faire, tu te trompes. »
Je me plante devant lui tandis que, têtu, il continue de s'ingénier à me faire changer d'avis, et je tâche de couvrir le son de sa voix en récitant ce qui devra leur servir de version officielle.
« C'est moi qui ai volé les tableaux. Moi, qui ai abandonné le Derain dans une rame de métro. Moi, aussi, qui ai tiré avec ton arme sur l'homme qui gît, mort, dans la rue.
— Non.
— C'est le seul moyen, Soufiane, le seul moyen de nous assurer que ni toi, ni Asher, ne finissiez en prison ou sous terre. »
Soufiane se rebelle de tout son être. Le corps tremblant, la voix en miettes. Je l'attrape par les épaules, dépose un baiser sur son front et enfin, enfin, il se fige, trop sonné pour savoir comment réagir. Alors j'en profite, l'assomme du plat de mon arme, et le retiens à bout de bras pendant qu'il s'effondre.
« Bon sang, mais qu'est-ce que tu fabriques ? s'exclame Asher alors que je récupère le revolver de Soufiane et le glisse à ma ceinture.
— Si tu bouges, je te tire dessus, je le mets en garde tout en allumant une cigarette. Il a de la chance, le front n'était pas mon premier choix, et ensuite j'ai hésité entre un coup sur la tête et une balle dans le pied. Aux grands maux les grands moyens, pas vrai ?
— Bordel, déconne pas, Dandy. Il doit bien y avoir une autre solution, insiste-t-il, insensible à mes tentatives d'humour, mais je secoue doucement la tête et, les yeux fermés, inspire autant de fumée que possible.
— Il n'y a pas un jour qui passe sans que je ne regrette ce que je t'ai fait il y a quatre ans, j'admets dans une bouffée de nicotine.
— C'est pas croyable, arrête ça tout de suite. J'avais amplement mérité ta colère, on le sait tous les deux. Et moi aussi, je suis déso–
— Je ne parle pas de ça. J'aurais dû te mentir.
— Non.
— Si, bien sûr que si. » Ma voix est si chargée d'aigreur que je la reconnais à peine. « J'aurais dû te mentir. La vérité t'a dépecé de ta confiance en toi. À tort. J'aurais dû l'anticiper, et te mentir, et alors je serais en train de t'applaudir sur Broadway, à l'heure actuelle, avec les autres. »
Dehors les pneus crissent sur le bitume, mais les voitures qui s'arrêtent ne possèdent ni gyrophares, ni sirènes. La course a trouvé son vainqueur, et ce n'est pas celui que nous avions espéré. Tant pis. Ne reste plus qu'à prier pour que je les ralentisse jusqu'à l'arrivée des perdants. Un coup d'œil sur la montre de Soufiane m'indique qu'ils ne devraient pas tarder. Asher tente de se redresser, de s'interposer entre moi et mon avenir, fou comme il est, et je le menace de mon arme.
« Ne m'oblige pas à le faire.
— Vas-y. Tire.
— Asher.
— Non, je suis sérieux. Tire, bordel, parce qu'il est hors de question que je... Que tu... Putain, Arkady. Je t'en supplie, ne fais pas ça. »
Par chance, il est encore trop affaibli par les coups reçus pour pouvoir se lever. Je pose sur lui un ultime regard avant de quitter la pièce. Je regrette de ne pas pouvoir en dire plus, en voir plus. De ne pas les entendre éclater de rire une dernière fois. De ne pas m'être excusé comme il se doit. Est-il impossible de partir autrement ? Léger ? Privé de tous remords ? Sommes-nous fondamentalement et irrévocablement incapables de connaître la paix ? Sûrement. Constamment en quête d'une ligne supplémentaire après la dernière page. Constamment en demande d'une réécriture, même quand la fin est digne. En vouloir toujours plus, toujours trop, toujours différemment, mais en vouloir toujours, toujours, toujours. De cela j'en suis convaincu jusqu'à mon souffle suprême. Mais alors que je m'effondre sur le trottoir, et juste avant que la lumière ne s'éteigne, je crois me rendre compte que je me suis trompé.
Et que peut-être, peut-être, je m'en vais rassasié.
***
Asher
À peine a-t-il passé la porte, que je tente de nouveau de me relever. Mon corps est si meurtri par la correction de tout à l'heure que j'ai mal partout, et que mes genoux flanchent, mais je me traîne tout de même hors de la pièce. Rampant une moitié du temps, trébuchant l'autre moitié. Très vite je comprends qu'il me vaut mieux rester au sol : dehors, le bruit est infernal. Les pneus gémissent, les portières claquent, et quelqu'un crie mon nom. Dans le séjour, je me hisse jusqu'à la fenêtre et tâche d'apercevoir ce qui se trame à l'extérieur sans être vu. Trois véhicules stationnent dans la rue, en plus de la voiture de Dandy. J'essaie de me rassurer comme je peux, en me persuadant que l'un d'entre eux appartient probablement à Jude, mais au fond qu'en sais-je ? Rien du tout. Tout ce que je sais, c'est que la cavalerie de Tony est arrivée. Et que nous allons tous mourir. Par ma faute. Je distingue quatre hommes, tous armés, tous cinglés, bon sang, si vous voulez mon avis.
Puis j'aperçois Dandy.
Lui non plus n'est pas en reste de folie. Sa cigarette solidement vissée entre les lèvres, il brandit ses deux bras en avant, un pistolet dans chaque main. Tire le premier. Pris par surprise, l'un des gorilles de Tony s'écroule. Un deuxième flanche. Puis les autres font feu, à un rythme effréné, ta-kata-kata-kata-kata et mon cœur qui explose, et mes espoirs qui crèvent au moment où, pourtant, je commence à entendre les sirènes de police. Mais peut-être que je les imagine et qu'elles ne sont que chimères et fausses promesses, peut-être que mon cerveau déraille car il ne peut supporter l'horreur qui se déroule sous mes yeux. Mordant le poing pour ne pas hurler, je me l'enfonce presque dans la gorge, et vois le corps de Dandy se cribler de balles. Pendant une fraction de seconde, il maintient sa position. Défie les dieux, l'évidence, la gravité. Avant de tituber, et de tomber à la renverse.
Fixant de ses yeux vides un ciel sans nuages, dans un monde rouge et bleu.
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