Chapitre 9 : Souled out on you - 1/2
Veronica
Je me sens vide.
Vide d'avoir tout raconté. Les overdoses cauchemardesques, les antidouleurs grappillés sur le marché noir, les artistes qui perdent espoir et confiance et se muent en faussaires, les tableaux volés par ignorance et égarés par bêtise, les kidnappings rocambolesques, les hommes qui piochent leurs noms dans des comédies musicales, les mensonges par omission, les maisons désertées qui servent de planque à défaut de servir de foyer, les histoires d'amours qui durent pour toujours. La nôtre. Celle qui nous unit tous les six.
Tandis que je quitte la petite pièce dans laquelle je viens de déposer ma vérité, un homme me tient la porte en souriant. Il me rappelle quelque chose. Le fixant avec intensité, je remarque ses yeux vairons, et alors je sais. L'un de mes ravisseurs, l'autre jour, possédait presque le même regard. Je continue de progresser vers la sortie mais autour de moi, tout est devenu flou. Cela ne peut pas être une coïncidence. Et si c'était son frère ? Et s'il jouait les espions, les Colin Sullivan, les infiltrés dans les rangs de l'autre camp ?
Et si j'avais commis une erreur monumentale, en révélant aux policiers la position exacte d'Asher et de Soufiane ?
Les mains tremblantes et le cœur agité, je retrouve Paula devant le commissariat. Elle est seule. Et à pied.
« Où est Dandy ?
— Déjà loin, je l'espère », réplique-t-elle, énigmatique, avant de préciser : « je lui ai demandé de partir. »
Ce qu'il m'est impossible de lui reprocher car je comprends, car à sa place, je me serais probablement comportée de la même façon et surtout, car cela n'a plus la moindre importance, à présent que notre plan s'effondre telle une sculpture de dominos.
« Paul, je crois que nous avons un problème. »
***
Asher
« On ne lit pas ni écrit de la poésie parce que c'est joli. »
C'est le troisième monologue que je déclame du premier mot à la dernière syllabe car tout résonne, entre ces murs et que la scène, le théâtre, les rires qui font vibrer les planches, tout ça me manque tellement, bordel. Nous sommes arrivés dans la maison de Dandy il y a presque une heure. Il ne nous avait pas menti : elle est complètement vide. Même le quartier paraît désert, à croire que c'est un endroit où il fera bon vivre plus tard, seulement plus tard. Souf est assis à même le sol, raccroché au monde par le câble électrique qui ramène doucement son téléphone à la vie.
« Erin va me quitter, c'est sûr, annonce-t-il soudain. Trente appels manqués. Trente.
— Et je dois trouver ça...
— Regrettable.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
— Tu es sûr que le fait de la tenir éloignée de tous nos problèmes n'était pas pour toi une façon inconsciente de t'assurer qu'elle te déteste et te largue la première, parce que tu n'as pas eu la force de rompre toi-même bien qu'au fond de toi tu saches pertinemment que vous n'êtes pas destinés à finir ensemble ?
— Ne me cherche pas. »
Je ris, et lui aussi, même s'il tente de le cacher. Alors qu'il se lève et disparaît en direction de la salle de bains, quelqu'un frappe à la porte. Persuadé que ce ne peut être que le livreur des pizzas que nous avons commandées, j'ouvre sans regarder, sans réfléchir. Et me retrouve face à un homme armé qui m'agrippe par le col et m'oblige à sortir de la maison. Dehors le temps est si gris qu'on dirait que déjà, il fait nuit.
« Inutile de me traîner comme ça, je vais vous suivre, je lui sérine trois fois, sans que cela n'ait la moindre incidence sur le comportement de mon nouvel ami.
Tout ce que je veux, c'est l'éloigner de Souf. Il peut bien m'emmener où il le souhaite, me tirer par la peau du cou si cela l'enchante, du moment que notre destination finale se situe quelque part à l'autre bout du monde. Mais malheureusement, il s'arrête sur un trottoir et me libère de son emprise en me jetant au sol entre deux lampadaires.
« Où est-ce qu'il est ? m'interroge-t-il, son arme pointée sur ma poitrine.
— Où est-ce qu'est quoi ?
— Ne joue pas au plus idiot. On sait que t'as pas inventé l'eau chaude, ma puce, mais faut peut-être pas pousser le bouchon. » Comme je m'obstine à ne rien dire, il est pourtant bien obligé de préciser : « Où est ce foutu tableau ?
— Je te reconnais, tu sais. C'est toi qui étais de surveillance, le jour où je les ai pris. Pas vrai ? C'est de ta faute, si j'ai pu me servir comme si on n'était pas chez Tony mais chez Mère Teresa. Et ça, mon grand, ça veut dire que tu risques aussi gros que moi si le tableau n'est pas retrouvé. »
Cette remarque me vaut de recevoir son pied dans les côtes. Et encore une fois. Et encore une fois, parce qu'à la question « tu trouves ça drôle, enfoiré ? », je lui affirme que oui. Avant de laisser un nouvel éclat de rire avaler mon cri de douleur.
« Où il est, hein ? s'agace-t-il. Où il est, ce putain de tableau ?
— Aucune idée. Je l'ai perdu. »
J'ignore s'il refuse de me croire parce que cela lui paraît trop insensé pour être vrai, trop stupide, même venant de moi, ou parce qu'il sait que s'il tient là l'horrible vérité alors Tony l'étripera lui aussi avant de jeter nos cadavres dans l'Hudson, mais il continue de me poser la question, encore et encore dans l'espoir de m'arracher une réponse différente, tout en me rouant de coups. Des deux mains je protège mon visage, dans un réflexe étrange et futile, celui d'un acteur qui craint de finir défiguré, condamné à n'auditionner que pour des rôles de boxeur à la retraite jusqu'à la fin de ses jours. J'en oublie presque que la fin pourrait arriver bien plus vite que prévu. Et au moment où je commence à le comprendre, comme vaincu par cet ultime effort c'est mon esprit tout entier, qui lâche.
***
Soufiane
La porte est grande ouverte, et c'est tout ce qu'il me faut pour que je me rue au-dehors, mon arme à la main. Sous les réverbères, deux ombres. L'une agite tous ses membres ; l'autre, étendue au sol, n'en semble plus capable.
Asher est mort.
Cette pensée déclenche une tornade, sous mon crâne, qui ravage tout sur son passage. J'avance le bras tendu, les doigts serrant si fermement mon revolver qu'ils en deviennent blancs. Je crie à l'homme qui frappe mon ami gisant à terre de s'arrêter sur-le-champ. Il se tourne vers moi, brandit son arme, lui aussi, et puisqu'Asher est mort, je tire. Quelle importance, après tout ? Je tire. Deux fois. La première balle lui effleure le flan, la seconde l'atteint en pleine poitrine. Et l'envoie au tapis.
***
Veronica
Nous nous mouvons à toute vitesse, mais sans but. Peinant à nous accorder sur la marche à suivre. Paula ne paraît pas inquiète, mais je crois que ce n'est qu'une posture. Qu'en tâchant de me convaincre, c'est elle, qu'elle cherche en priorité à rassurer. Soudain elle s'arrête au beau milieu d'un passage piéton et fléchit les genoux comme si elle souhaitait s'asseoir.
« Qu'est-ce que tu fais ? je lui demande en la tirant par la manche de son manteau, tandis qu'une voiture pile devant nous en klaxonnant.
— Une crise d'angoisse.
— Une crise d'angoisse ? je répète comme si cela résultait d'un acte volontaire, d'une décision mûrie de longue date.
Sur le trottoir, elle s'appuie contre le mur d'une librairie. Ferme les yeux. Murmure quelque chose que je n'entends pas, et qui ressemble à s'y méprendre à une incantation. Cela doit fonctionner, en tout cas, car quelques secondes plus tard elle retrouve son souffle et des couleurs.
« Ça m'arrive, de temps en temps, m'explique-t-elle. Mais ce n'est rien.
— Depuis quand ?
— Je ne sais pas. Un moment.
— Pourquoi n'as-tu rien dit ?
— Je ne sais pas, martèle-t-elle de nouveau, haussant le ton. « Pour ne pas vous contaminer, j'imagine.
— Ce n'est pas contagieux.
— Bien sûr que si. La peur, ça se transmet. »
Sur ce elle me file entre les doigts, et je suis obligée de lui courir après.
« Paul, je crois vraiment qu'il faudrait prévenir Arkady. »
De nouveau, elle s'y oppose.
« Pourquoi ? Hmm ? Pourquoi faudrait-il absolument qu'il soit au courant ? Aucun de vous ne s'est soucié de lui pendant quatre ans et voilà que tout à coup, tout le monde veut l'impliquer tout le temps. Laissez-le donc tranquille.
— Mais enfin c'est toi qui –
— La police va les sortir de là, me coupe-t-elle abruptement la parole, sur un ton qui rend impossible de douter de son sentiment de culpabilité. Tu leur as expliqué où trouver Tony, et où se cachaient les garçons, n'est-ce pas ? Alors ils vont arrêter Tony, et récupérer les garçons.
— Et s'ils ne sont pas assez rapides ? » Je manque de trébucher, bousculée par un passant. « Et si Tony envoie des hommes régler ses comptes avec Asher avant d'être arrêté ? Soufiane ne répond pas à mes appels. Paul, Soufiane ne répond pas à... »
Je suis forcée de m'interrompre, car mon téléphone sonne.
« Shelby, je lis à haute voix sans cacher ma déception. C'est Shelby.
— Ils ont retrouvé le tableau, m'annonce cette dernière sans préambule quand je décroche.
— Qui ça, ils ?
— Les autorités.
— Comment est-ce que tu –
— C'est sur toutes les chaînes d'infos. L'histoire folle d'un authentique Derain abandonné dans le métro. »
Cette fois, même Paul n'essaie plus me convaincre que tout va bien se terminer.
***
Arkady
Le monde a des allures de paysage apocalyptique. Le mien, du moins. La route est si peu fréquentée que cela doit bien faire dix minutes, que je n'ai pas croisé une seule voiture. J'essaie de ne pas y voir un signe ; abandonne assez vite. À quoi bon lutter contre une évidence ?
Bien sûr, que c'est un signe, un cri, de l'univers.
Alors j'écrase la pédale de frein de toutes mes forces, et faisant crisser les pneus contre le goudron, je braque le volant vers la gauche pour effectuer un tour complet sur moi-même. Manœuvre périlleuse qui me rappelle notre adolescence, notre insouciance, nos courses folles sur les traces d'Asher et de son passé imaginaire. Je me rends compte que contrairement à ce que j'ai pu penser, souvent, rien n'a changé, vraiment. Et j'éclate de rire, grisé par je ne sais quoi. Les souvenirs, sans doute. Prenant la direction de la planque, je pousse le véhicule au maximum de sa vitesse, sans toutefois enfreindre la loi, car Paula a raison. Je risquerais beaucoup à être arrêté. Trop.
Je risquerais encore plus à fuir.
J'arrive juste à temps pour voir Soufiane abattre un homme. Jurant tout bas, j'abandonne la voiture sur le trottoir, devant la maison, et me précipite à ses côtés. En état de choc, il fixe les deux corps immobiles à ses pieds. Je l'attrape par les deux joues, essaie en vain d'ancrer mes yeux dans les eaux troubles de son regard, lui saisit les épaules, les bras, puis de nouveau les épaules, et le secoue doucement pour le ramener parmi nous. Je lui assure inlassablement que tout va bien alors que j'ai envie de vomir, et de fondre en larmes, et que je mourrais sur-le-champ sans regret pour me soustraire à ce spectacle, si on me le proposait.
Comme rien n'y fait, je me penche vers Asher et m'efforce de tâter son pouls. Mes doigts tremblent, mon cœur me remonte dans la gorge, et je ne parviens pas à ignorer le sang qui s'écoule sur le macadam depuis la plaie béante dans la poitrine de l'homme que Soufiane vient de tuer.
« Il est en vie, j'annonce tout bas sans y croire avant de récidiver, plus fort. Asher est en vie. »
Et disant cela c'est le corps inerte de Soufiane, que je ranime.
***
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