Chapitre 9 : I won't let you down (whatever you do) - 1/2

Mardi 12 mai 2015

Soufiane

Plus d'un an passa.

Les problèmes se tassèrent. Ceux que nous avions identifiés comme ceux qui se terraient dans l'ombre, prêts à nous attaquer par surprise. Dire que tout était rentré dans l'ordre, après la frayeur sur la falaise, serait un euphémisme. Ce fut comme si, par une étrange magie dont nous ne maîtrisions rien mais qui nous réussit tout de même, nous avions conjuré le sort et nous étions promis à un avenir si radieux que c'en était presque indécent, insolent pour les autres. Arkady perdit son air de chien battu. Habibti cessa de chercher un assassin entre nos murs. Shelby poursuivit sur sa lancée et confirma figurer parmi les meilleurs élèves jamais admis à l'internat. Asher et moi décidâmes de nous plier un peu plus aux règles. Ou plutôt, Asher y fut contraint, trop écœuré des heures de retenue qui l'empêchaient de se consacrer pleinement à sa passion, et moi, je suivis par solidarité. Paula resta Paula. Nous atteignîmes ainsi un niveau de bonheur jamais égalé par le passé et, j'en ai peur, jamais égalé à l'avenir. Mais il était encore trop tôt pour s'en soucier, il est encore trop tôt. L'heure est à profiter. Nous traversâmes deux Noëls ensemble, à nous aimer et nous haïr comme une famille. Je crois que ces souvenirs de l'orphelinat seront pour toujours ceux que je chérirai le plus. Vous n'avez rien vécu tant que vous n'avez pas célébré Noël ici.

Nous sommes au mois de mai.

Dans un mois, tous les dernière année qui ont déjà soufflé leurs dix-huit bougies pourront quitter l'orphelinat. Soit au sein de notre groupe, tout le monde sauf Ash, qui devra patienter jusqu'en août et qui ne cesse de me demander si oui, ou non, j'attendrai avec lui.

« Tais-toi une seconde, tu veux ? je l'implore tandis qu'au réfectoire, j'attrape une tasse pour la remplir de lait chaud, puis de sucre – une quantité faramineuse – et d'une pincée de cannelle, avant de mélanger l'ensemble en tournant six fois la cuillère. C'est bon, je t'écoute. »

Il poursuit sur sa lancée, m'explique tout ce qu'il sait de New York, me décris tous les endroits qu'il nous faudra visiter. Ces dernières semaines, c'est tout ce qu'il a en bouche et en boucle. New York. Je me plains, mais ne peux m'empêcher de sourire. Rejoignant les autres à notre place habituelle, je pose la tasse devant Habibti qui me remercie, et m'installe en bout de table auprès de Paul qui, à la fois parmi nous et en voyage dans l'un de ses mondes parallèles, compose une chanson sur un fragment de papier déchiré.

***

Veronica

Milieu de répétitions. Je donne la réplique à Gatsby, qui tient le rôle-titre de notre adaptation théâtrale de Good Will Hunting [1]. Le spectacle de fin d'année aura lieu dans quelques semaines et je ne me sens pas prête, ne suis pas prête. Aujourd'hui tout commence à devenir tangible : nous nous essayons à cette scène sur les planches, loin de la sécurité des table reads [2]. Assis dans un décor de fast-food, nous avons convié l'ensemble de la troupe au rendez-vous amoureux de Will et Skylar [3].

Ils s'apprêtent à s'embrasser pour la toute première fois, le fameux goodnight kiss au goût de cheeseburger. C'est censé être drôle et attendrissant ; je ne suis que glace. En coulisses, je vois Mrs Fergusson qui m'encourage. Elle croit que j'ai oublié mon texte et me le souffle. De plus en plus fort. Au bout d'un moment il m'est impossible de prétendre que je ne l'entends pas. Je prononce alors la réplique sans entrain :

« Pourquoi est-ce qu'on ne s'en débarrasserait pas dès maintenant ? »

Gatsby hausse les sourcils, surpris. Amusé. « Maintenant ?

— Oui, maintenant. »

Je dois m'avancer vers lui, mais mon dos se fige. Gatsby esquisse un mouvement vers moi pour faciliter les choses ce qui, bien sûr, aggrave la situation, et je noie mon embarras en quinte de toux improvisée que je fais durer assez longtemps pour pouvoir réclamer une pause. Et m'enfuir en coulisses.

J'y croise Asher, qui se dirige vers moi d'un pas assuré. Arrivé à mon niveau, il encadre mon visage de ses deux mains et capture mes lèvres au milieu des siennes. Le contact est chaud et humide, presque brutal, et surtout nouveau, très nouveau, trop nouveau. Comprenant ce qu'il essaie de faire, je cède aux ardeurs de sa langue et l'autorise à m'effleurer, m'explorer, me tenter. Clos mes paupières. M'efforce de rester attentive à chacun de ses gestes et à toutes les sensations qu'ils me procurent. Lorsqu'il se détache de moi, il scrute mes yeux un instant à la recherche de signes de colère puis, revenant de son expédition bredouille, soupire de soulagement.

« J'ai tout de suite vu ce qu'il t'arrivait, m'explique-t-il à bout de souffle tandis que je réajuste mes lunettes, les joues en feu. Je ne voulais pas que tu sois obligée d'échanger ton tout premier baiser sur scène, devant tous ces gens.

— Je sais. Moi non plus. » Je serre son bras et le remercie. « Ash, ça devrait être toi.

— Quoi ?

— Dans le rôle principal. Ça devrait être toi. »

Mais comme l'année dernière, Asher a refusé le premier rôle pour se satisfaire de celui du meilleur ami. Il secoue la tête.

« Tu dis ça parce que maintenant, c'est moi que tu crèves d'envie d'embrasser, se moque-t-il en riant, avant de redevenir plus sérieux. Le personnage de Ben Affleck déclenche plus de rires, et tu me connais, c'est tout ce que je sais faire. En moi y'a pas de grandes tragédies. »

J'acquiesce en silence, simplement pour lui faire plaisir. Me gardant bien de lui révéler que je n'y crois pas une seule seconde.

***

Arkady

C'est une douce soirée de printemps. Une cigarette au bord des lèvres, je lâche de grandes bouffées de fumée par la fenêtre. Dans la salle commune, Paula tresse les cheveux de Veronica, et Shelby est plongée dans ses cours de physique. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Tout va bien depuis vingt-et-un mois, en réalité. Rarement nous sommes-nous sentis si bêtement heureux. Et en équilibre avec cette réalité, il me semble qu'il s'en trouve une autre : peut-être ne le serons-nous plus jamais. Cela, j'essaie autant que possible de le garder pour moi. Je crois néanmoins que Soufiane aussi s'en est rendu compte.

Ce dernier fait soudain irruption dans la pièce, un morceau de papier entre les doigts, qu'il fait circuler de main en main. Lorsqu'il parvient jusqu'à moi, je reconnais la plume d'Asher.

« Soyez prêts au coucher du soleil. Préparez les voitures », je lis à voix haute.

***

Shelby

Un sourire fugace traverse les lèvres d'Arkady. Moi, cela ne m'amuse pas du tout. Je lève les yeux vers Veronica, qui a du mal à contenir son excitation.

« Est-ce que tout ça veut dire ce que je crois que ça veut dire ? », interroge-t-elle.

Le regard de Soufiane pétille. Il m'évoque une supernova, quelques secondes avant l'explosion. Sceptique, j'interviens pour tenter de parer la catastrophe :

« N'avons-nous pas déjà vécu cette scène ? Plusieurs fois ? Asher Keely n'est-il pas célèbre dans tout l'univers pour remettre cette histoire sur le tapis tous les trois mois, avant de se dégonfler à la dernière minute ? Dois-je vraiment vous rappeler qu'il a failli nous tuer ? »

Sans compter que j'ai encore tant à apprendre pour pouvoir valider mon diplôme d'entrée à l'université. Soufiane s'approche de moi, s'abaisse à mon niveau et me saisit fermement par mes deux épaules.

« Non, tu ne comprends pas. Cette fois, c'est sa dernière chance. Dans un mois nous quitterons l'internat, et qui sait ce que l'avenir nous réservera, après ça ? C'est maintenant ou jamais. Cette fois il ne se dégonflera pas. Cette fois, c'est sérieux. »

Et bien malin qui pourra dire si c'est de la joie, ou de l'inquiétude, qui fait tant briller les yeux du jeune homme.

***

Veronica

La nuit s'apprête à tomber, et nous, à partir. Debout devant les deux voitures, à l'orée de la forêt, nous attendons. Ma douce cousine se plaint encore d'être mêlée à cette folie, notre folie. A l'écouter, on pourrait croire que nous l'avons traînée à notre suite contre son gré.

« Ce n'est pas vous qui avez été de corvée de vaisselle pendant un mois entier, l'année dernière, par sa faute.

— Shelby, si je peux me permettre, tu t'inquiètes pour rien. Dans quelques semaines nous serons libres, mathématiquement tu ne pourras donc pas être punie bien longtemps.

— Toute heure perdue en retenue sera une heure de moins passée à étudier pour les examens », rétorque-t-elle aussitôt, mais elle ne peut poursuivre sur sa lancée puisque soudain, il ne nous est plus permis de douter.

Nous le voyons arriver vers nous en courant comme un dératé. La peinture est grotesque. Surréaliste. Risible ou pathétique, je ne réussis pas à me faire un avis sur la question. Asher serre Tobias contre lui, et le pauvre animal rebondit dans ses bras à chaque fois que l'un de ses pieds touche le sol. Plus il s'approche et plus nous sommes frappés par cet air de fou furieux qui lui déforme le visage. Il devient impossible de le nier : cette fois, c'est sa dernière chance. Cette fois, c'est vraiment sérieux.

Comme il n'y a rien à dire – ou plutôt, comme nous sommes tous sans voix – nous grimpons dans les voitures. Avant de monter, j'ai à peine le temps d'entendre les garçons échanger quelques bribes de paroles essoufflées.

« Souf, ce soir je ne déconne pas.

— Je sais

— On y va pour de vrai. Vraiment. Vrai de vrai.

— Je sais.

— J'ai embarqué le chien.

— Je vois ça.

— Le chien, bordel, j'ai embarqué le chien. » Un silence. Des sons étranges qui ressembleraient à s'y méprendre à des rires. « On y va vraiment.

— Ma parole, tu es complètement cinglé. »

***

Soufiane

Les filles sont montées dans une voiture, et nous dans l'autre. Pour la première fois depuis que nous nous connaissons et que nous envisageons ce voyage en direction de Dublin, Asher m'a demandé de conduire à sa place. Assis sur le siège passager, il garde Tobias sur ses genoux en le caressant distraitement. Je crois qu'il préfère se focaliser sur le chien plutôt que sur la route. Je crois qu'au fond, il meurt toujours autant d'envie de faire demi-tour.

Dans le second véhicule, Paula s'est installée derrière le volant, ce qui ne rassure personne.

« Puisque je vous dis que je lui ai expliqué comment faire », nous répète Arkady.

Je le fixe dans le rétroviseur. « Expliqué comment faire ? Ou montré comment faire ?

— Expliqué.

— Avec des mots ? » Il acquiesce. « Et sans voiture ? » De nouveau, le même signe du menton. « C'est donc la toute première fois que Paula déplace un engin d'une tonne au milieu d'autres engins du même type, en pleine nuit de surcroît ? » J'entends Asher qui pouffe, le nez dans la fourrure de Tobias. « Magnifique. »

***

Veronica

Premier arrêt dans la nuit, première pause toilettes sur une aire d'autoroute. Avec Arkady, nous refusons de nous approcher de ces nids à microbes. J'observe sa silhouette élancée sous la lumière des projecteurs, ses vêtements sans plis et la cigarette qui dessine des formes de fumées tout autour de lui, et je me demande si ce n'est pas la première fois que nous nous retrouvons seuls tous les deux. Je ne sais pourquoi et comment il a développé cette drôle d'addiction à la nicotine depuis l'année dernière. Lorsque je lui pose la question, il se contente de hausser les épaules et de déclarer que c'est l'une des rares choses capables de le détendre.

***

Soufiane

Habibti frissonne sur le parking, alors j'ôte ma veste pour la lui prêter. Très vite, Paula et Shelby nous rejoignent et notre groupe n'est plus amputé que d'un seul membre ; le plus important. Sans même m'en rendre compte, je commence à arpenter le goudron, cinquante pas dans un sens, cinquante pas dans l'autre. Où est-il ? Se pourrait-il qu'il se soit enfui, seul, à pied dans la nuit noire ? Serait-il parti sans nous le dire ? Sans moi ?

Non.

Il finit par revenir, les bras chargés de nourriture, Tobias sur ses talons et un sourire effronté sur les lèvres. Cet idiot ne sait pas, ne comprend pas. Ne s'imagine pas une seule seconde à quel point je m'inquiète pour lui et à quel point je m'inquiéterai encore, jour après jour, étape après étape, jusqu'à la fin de tout. De nous.

« Non, non, non , j'entends déclamer Shelby, hors de question que tu reposes tes mains sur ce volant, Paul. On change. On change, je te dis. »

Veronica soutient Shelby – chose assez rare pour être soulignée – mais cette dernière s'obstine à ne pas vouloir conduire, arguant avoir déjà frôlé la mort lors de sa première expédition avec nous et déclarant que personne ne la reprenait jamais à commettre une même erreur deux fois. Il me semble qu'auparavant, elle n'avait jamais admis devant nous commettre ne serait-ce qu'une fois la moindre erreur. Arkady se dévoue et échange sa place avec Paula, qui pour la peine décide de monter avec nous. Juste avant de s'engouffrer de nouveau dans l'habitacle, Asher se penche à mon oreille et me souffle tout bas, de sorte que je sois le seul à l'entendre :

« Maintenant, on ne s'arrête plus. »

Et ainsi j'obtiens confirmation de ce que je soupçonnais depuis le début. Il lutte de tout son être contre son habituelle et dévorante envie de rebrousser chemin.

***


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