Chapitre 8 : You can go your own way - 2/2

***

Veronica

« Paula vient de se décommander, j'annonce, déconfite, en sortant de la cuisine. Elle est retenue au restaurant. » J'entends ma voix émettre à de drôles de fréquences, je suis au bord des larmes, me sens si pathétique. « Paula vient de décommander, Son Altesse Shelby ne viendra pas, Ash a décliné mon invitation, il ne reste donc que toi. »

J'ai lancé ça les yeux désespérément ancrés à ceux de Soufiane, sans savoir quel sentiment prédomine de la reconnaissance ou de la colère. D'un léger hochement du menton, il me fait m'apercevoir de mon erreur, et soudain ne subsiste alors plus que la honte.

« Et vous, bien sûr, j'ajoute en vitesse à l'intention de Kevin et d'Erin, attablés au milieu de mon séjour, condamnés par la piètre maîtresse de maison que je suis à l'embarras éternel. Pardon. Je suis désolée, je crois que... C'est un vrai désastre, je crois qu'il faut tout annuler. »

Je m'exprime sans réfléchir, et pourtant il me semble que c'est ce que j'ai décidé de plus sensé depuis le début de la journée. M'écroulant sur ma chaise, je guette les réactions de mes invités, prête à essuyer critiques et déceptions. Il n'en est rien. Au fond des yeux d'Erin, je crois reconnaître une émotion que je ne connais que trop bien, depuis que j'ai perdu mes parents. Cette compassion qui me révulse autant qu'elle m'attendrit, parfois même davantage, et qui pourrait excuser volontiers n'importe laquelle de mes lubies, n'importe laquelle de mes fautes, sous prétexte qu'elle est orpheline, la pauvre, il faut la comprendre, essayer de se mettre à sa place, les fêtes de Noël ne sont-elles pas particulièrement éprouvantes, lorsqu'on n'a plus de famille ?

Je voudrais pouvoir vider mon verre de vin sur le sommet de son crâne. J'ignore pourquoi. De toutes les filles à avoir conquis le cœur de Soufiane, Erin est celle que je préfère. Mais pas maintenant. Maintenant, j'aimerais pouvoir tirer d'un grand coup cette maudite chaise qu'elle tarde à quitter, et la pousser vers la sortie sans attendre. Kevin coupe court à mes idées noires en proposant de rester avec moi. Un sourire timide mais sincère sur les lèvres, je le remercie avant de réitérer mon souhait de demeurer seule. Je crois que je n'aurais envie de voir personne jusqu'au début de la prochaine année. Je crois que j'aimerais que Soufiane habite encore ici, dans cet appartement que j'adore, dans cet appartement si vide. Alors tout le monde se lève et je m'efforce de les imiter, pour ne pas paraître plus impolie encore. Comme je remarque une pointe d'amertume dans le regard de mon ami, je l'attrape par la main pour le retenir une seconde sur le palier, tandis que les autres s'éloignent au ralenti.

« Est-ce qu'Asher va bien ? »

Ses doigts me serrent un peu plus fort. Il me semble que c'est inconscient, une façon de se débarrasser d'une part de ses angoisses.

« Honnêtement ? Je pense qu'il va très mal depuis très longtemps. » Je ne parviens qu'à hocher la tête. Remarque qu'Erin s'est arrêtée, au sommet des escaliers, et qu'elle nous fixe de ses envoûtants yeux noisette. « Mais je crois que ce n'est plus mon problème. »

***

Shelby

« Wow », je ne peux que commenter, accrochée à la poignée de porte comme si je n'avais qu'une envie, la refermer.

C'était vrai il y a encore quelques secondes. À présent, je ne sais plus. La surprise est trop excessive.

« Et moi qui me figurais que cette soirée ne pourrait pas devenir plus bizarre. Eh bien, entre, je t'en prie, j'ajoute, puisqu'il ne daigne pas bouger. Joli coquard.

— Je suis tombé, me répond Asher en s'exécutant. Sur une table. Tu devrais voir l'état de la table. »

À d'autres. Quelqu'un a dû lui infliger la correction de sa vie, et sans doute l'a-t-il cherché. J'attrape une bouteille dans un placard – un pinot noir, celui qu'appréciait tant mon père – et me sers un verre derrière le comptoir de ma cuisine. Je ne lui propose pas de se joindre à moi. De toute évidence, il a bu assez pour toute une existence. Comme c'est la première fois qu'il pénètre dans mon appartement, il reste immobile au milieu du salon, maladroit. Seuls ses yeux se promènent un peu partout, à toute vitesse. De temps en temps ils se plissent, tant et si bien que je me demande s'il lui arrive encore de voir clair, ou si le monde entier, pour lui, n'est désormais plus qu'une peinture nébuleuse, aux contours de plus en plus flous.

« Tu t'en vas quelque part ? », s'enquiert-il en remarquant la valise sur mon lit.

Je n'ai pas encore trouvé la force de la vider.

« Je devais partir en voyage, je confirme entre deux gorgées de vin, mais cela a été annulé à la dernière minute. »

Par des traîtres sans aucune parole qui s'inquiètent beaucoup trop pour un rien, ou prétendent s'inquiéter pour un rien par peur d'admettre qu'ils s'inquiètent pour toute autre chose.

« Dans ce cas pourquoi tu n'es pas chez Rio ? Toi non plus, t'as pas été invitée ? »

Il sourit, mais cela ne me trompe pas. La réponse à cette question qu'il veut inoffensive pourrait bien le tuer. Un simple coup de vent pourrait le dissiper corps et âme dans la nature. Le moindre mouvement et il s'écroule.

« Je n'y suis pas parce que je suis en colère, et parce que dans ces cas-là mes mots tendent à surpasser mes pensées. En restant en retrait, j'évite à tout le monde de passer une soirée exécrable par ma faute.

— Quitte à être seule pour Noël, réplique-t-il d'un ton qui laisse présager que lui cherche à tout prix à se protéger d'une telle calamité et que c'est sans doute pour cela, et uniquement pour cela, qu'il a gravi les quatre étages qui l'ont mené jusqu'à moi.

— La solitude ne m'effraie pas. Je ne suis pas de mauvaise compagnie. »

Contrairement à d'autres.

« Non, bien sûr, ce n'est pas ce que je voulais dire, se rattrape-t-il. C'est juste que –

— Boucle-la et installe-toi sur le canapé. Ne reste pas debout comme ça, je te dis. C'est dingue, ça. Tu angoisserais le Dalaï-Lama. »

***

Soufiane

« Tu es sûr de ne pas vouloir rentrer en métro ? Souf ? » Erin tire doucement sur ma main. Je suis si distrait que cela suffit à stopper net mon mouvement. « Tu es sûr de ne pas vouloir rentrer en métro ?

— Sûr et certain. »

J'ai besoin d'air. Et peu m'importe bien que le vent souffle en rafale les flocons de neige sur nos joues, ou qu'une pneumonie nous emporte dès demain. Haussant les épaules, Erin reprend le fil de sa conversation. Je sais que de toute façon, elle ne ressent pas le froid, car elle est en train de me narrer l'intrigue de son prochain roman et que cette activité la plonge toujours dans des états d'exaltation défiant l'imagination.

« Et à ce moment-là, l'œuf de la dragonne éclot, et il en sort un être humain capable de cracher du feu. Au bout de quelques jours à peine, il peut déjà parler, mais n'a qu'une seule phrase en bouche, une espèce de prophétie qu'il répète en boucle, bien que personne autour de lui ne puisse le comprendre, puisqu'il vit au milieu de dragons. Nous serons sauvés le jour de l'arc-en-ciel tricolore. C'est ce qu'il répète en boucle. Débarque alors une navette spatiale rose fluo, avec à son bord –

— Une quoi ?

— Eh bien ! Ce n'est pas trop tôt. Je commençais être à court de détails loufoques et de rebondissements extravagants. Un dragon accouche d'un bébé humain, mais c'est le vaisseau spatial rose, qui te ramène parmi nous ?

— Qu'est-ce que tu... Quoi ?

— Souf, soupire-t-elle, tu ne m'écoutes pas. En fait c'est à peine si tu m'accordes un tant soit peu d'attention, depuis que ton avion a atterri. Je me faisais pourtant une vraie joie de te retrouver, tu sais.

— Excuse-moi. Tu as raison. Je ne suis pas concentré. »

J'amorce un pas vers elle et tente d'arranger les choses en lui volant un baiser, mais elle est difficile en affaire, et ne se laisse pas amadouer si facilement. Tournant la tête à la dernière seconde, elle demande dans un murmure :

« C'est Veronica, c'est ça ?

— Veronica ?

— Veronica, oui », réplique-t-elle d'un ton léger, comme une maîtresse sermonne un élève qui a commis une bêtise sans gravité.

Mon incompréhension semble presque l'amuser. Son incompréhension déclenche en moi tour à tour une envie de vomir, et de tout avouer.

« Tu l'appelles Habibti, mais elle est simplement Veronica, pour le reste du monde. » Et dans sa voix, toujours aucune trace de colère. « Tu te fais du souci pour elle, n'est-ce pas ?

— Non.

— Je sais bien que le lien qui vous unit est si... particulier.

— Non.

— Et je crois que le départ de Paula de l'appartement, si vite suivi du tien, a été un réel coup dur, pour elle. Ce qui n'est pas une honte, d'ailleurs. Être fort n'implique pas de ne jamais connaître la moindre faiblesse. C'est la manière dont on se relève, qui compte, pas –

— Erin, non, j'insiste d'une voix plus ferme. Enfin, si. Tout ce que tu dis est vrai. Mais tu te trompes malgré tout. Ce n'est pas pour elle, que je m'inquiète. »

Mais pour Asher.

C'est toujours pour Asher.

***

Asher

« La varicelle ? », je m'emporte.

Depuis tout à l'heure, tout ce que me dit Shelby est propice à l'exclamation. J'ai l'impression de hurler pour un rien toutes les trois secondes, en vrai demeuré de service.

« Pam et Doug refusent que tu rendes visite à Spencer parce que la pauvre gamine a la varicelle et que toi, tu ne l'as jamais attrapée ?

— La pauvre gamine ? reprend Shelby en écho, avant de lever les yeux au ciel. C'est presque une adolescente, aujourd'hui, tu sais. Sans compter qu'elle est très mature, pour son âge. Plus que tu ne le seras jamais. Tu devrais voir ces lettres.

— Spencer t'écrit des lettres ? »

Mais pourquoi est-ce que je crie comme ça, bordel ?

« Bien sûr. On se répond une semaine sur deux.

— Et tu prévoyais d'aller à l'internat. Maintenant. Cette nuit. »

Cela me paraît plus déraisonnable encore que l'idée qu'un jour, nous soyons tous contraints de déménager sur Mars.

« En fait, m'explique-t-elle, faisant tourner son verre presque vide entre ses doigts, c'est un voyage que je prévois tous les ans.

Tous les ans ?

— Tu as l'intention de vociférer comme ça encore longtemps ?

— Bon sang, non. Excuse-moi. Pardon. » Je ne sais pas du tout ce qu'il m'arrive. « Ça t'ennuie, si je me prépare une tasse de thé ? »

Elle ne dit rien, ce que je prends pour une bénédiction, et tandis que je me lève et remplis la bouilloire, elle poursuit son récit. C'est drôle. Elle souhaitait rester seule, mais je crois qu'elle avait vraiment besoin de parler à quelqu'un.

« Tous les ans je projette d'y aller, oui, et tous les ans quelque chose survient d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique, rendant la tâche impossible. Spencer va finir par me détester.

— Je suis sûr qu'elle sait que ce n'est pas de ta faute. »

La bouilloire se met à siffler si fort que c'est à peine si je perçois la réponse de Shelby : « Parfois, ça l'est.

— Alors je suis sûr qu'elle te pardonne à chaque fois. »

J'insuffle assez de force dans ma voix pour la convaincre de ça, assez de force pour la convaincre de n'importe quoi. J'ai vraiment envie qu'elle me croie, je ne sais pas pourquoi. Je dois réellement être à moitié fou, car l'idée qu'elle puisse être triste me serre le cœur jusqu'à l'oppression.

« Cette gosse te voue une adoration sans borne.

— Adolescente », me corrige-t-elle. Elle me paraît agacée contre elle-même davantage que contre moi. « C'est presque une adolescente. Et je ne voudrais pas qu'elle me tienne rancœur au moment où elle s'apprête à tout ressentir à la puissance mille. »

Le dos tourné, je sors ma flasque de whisky de la poche de ma veste et en verse juste un peu sur le sachet de thé qui gît au fond de ma tasse, avant de compléter avec de l'eau bouillante.

« C'est sûr, je lui confirme, sinon, ça cristallise. »

Elle me fusille du regard, et je me hais aussitôt pour ne pas m'en être tenu à ma première résolution, de ne pas avoir tout nié en bloc, de ne pas lui avoir affirmé qu'elle ne risquait rien, que la petite Spencer, que l'adolescente Spencer, puis que l'adulte Spencer l'aimerait d'un amour pur jusqu'à ce que la mort les sépare, bien que je n'en sache fichtrement rien. Je bois la moitié de ma tasse en trois gorgées. Me brûle la langue, m'anesthésie l'esprit. Bon sang, ce que je me sens mieux.

« Tu sais ce que je pense ? je lance en la rejoignant sur le divan. Je pense que tu devrais y aller quand même. Aujourd'hui, ou demain, ou quand tu veux. Qui se soucie d'obtenir leur permission ? Qui se soucie d'attraper la varicelle ? » Je m'agite tellement que je renverse une partie de mon thé sur mes doigts, mon jean, et merde, le canapé. J'essuie de la manche de ma veste la tâche que je viens de faire, tout en réfléchissant à voix haute. « Bon, O.K., peut-être qu'on se soucie d'attraper la varicelle. C'est super dangereux, de l'attraper une fois adulte et –

— Tu agrandis la tâche.

— Hein ?

— Tu agrandis la tâche, bon sang, arrête de frotter comme ça.

— O.K., O.K. Pardon. Il n'empêche que j'ai raison, tu ne crois pas ? Je sais bien que l'orphelinat a des règles très strictes, qu'il est fermé au public sans autorisation, etc., etc., mais tu devrais y aller quand même. Escalade les grilles, frappe à leur porte, hurle. Hé, si ça se trouve, il y a toujours des trous, dans les grillages. »

Shelby esquisse un sourire convaincu, et ma poitrine se gonfle. Je suis si rempli de joie que je pourrais déborder. Étrangement, tout s'avère plus facile avec elle qu'avec tous les autres et ça, jamais je ne l'aurais imaginé. Pourtant, c'est logique. Si l'on y pense quelques secondes, quelques secondes seulement, c'est logique. Avec Shelby, rien n'a changé. Je l'ai toujours déçu. Invariablement, depuis le début. Et au lieu de m'en désoler, je trouve du réconfort dans cette affreuse constante. Tant et si bien que sans réfléchir, je me penche vers elle. Mes mouvements sont lents, trop lents. Shelby pourrait m'arrêter cent fois, mais elle n'en fait rien. Elle m'autorise à l'embrasser. Je ne saurais dire combien de temps cela dure. Peut-être plusieurs minutes, peut-être moins d'une seconde. C'est un baiser qui a mauvais goût, un baiser froid, rugueux, qui peine à satisfaire cette satanée pompe à énergie qui bat toujours un peu trop fort, et jamais complètement en rythme.

Lorsque nos lèvres se quittent, je n'ai plus qu'une envie : m'en aller.

Me sentant vide, et exténué, bordel, si exténué que je pourrais tout aussi bien être mort, je retrouve les rues enneigées de la ville qui ne dort jamais.

C'est officiel, je n'ai désormais plus un sou en poche. Plus assez pour m'offrir quoi que ce soit, du moins. Mes deux fidèles chaperons sont toujours là, quelque part, sur mes traces. Je les distingue nettement, sous la lumière des lampadaires.

À moins que ce ne soient juste deux bennes à ordure.

Dans l'état où je suis, franchement, difficile d'affirmer quoi que ce soit. Difficile d'avancer, aussi, mais je m'y oblige tout de même. Plus je m'approche et plus je ne peux réfréner un éclat de rire. Ce sont vraiment deux bennes à ordure. Plus de doute, je suis cinglé. Je vole au-dessus d'un nid de coucous. Cinglé, je vous dis, je suis cinglé. Et je ne parviens pas à cesser de rire.

Quelqu'un est mort, un jour, comme ça.

Crise létale de rire. Je vous jure que c'est vrai. Je ne me souviens plus à qui, au juste, c'est arrivé, mais c'est arrivé, c'est sûr, et si vous voulez mon avis, cela pourrait bien arriver de nouveau dans un futur très proche.

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