Chapitre 8 : You can go your own way - 1/2
Soufiane
Je m'engouffre dans l'ascenseur, encore fulminant de colère. Je voudrais hurler, mais l'immeuble est si ancien, les parois si fines, que quelqu'un m'entendrait, c'est sûr. Je voudrais cogner quelque chose, mais l'immeuble est si ancien, les parois si fines, que la porte tomberait sous mes coups, c'est sûr. Parfois je me dis que nous nous porterions tous bien mieux si nous habitions toujours au bord des falaises.
De retour à l'appartement, je m'installe à table à côté d'Erin. Sans un mot ni pour elle, ni pour personne. Je cherche Habibti du regard, en vain. Kevin, assis en face de moi, m'octroie un sourire gêné, gênant, très gênant, qui manque presque de me faire bondir sur mes deux jambes pour m'en aller dès maintenant. Erin saisit ma main et se penche vers moi.
« Tout va bien ? », me demande-t-elle.
Je vois le raz-de-marée d'inquiétude, dans ses yeux, et tout à coup m'aperçois que je ne l'ai pas du tout saluée depuis mon retour de Quantico.
« Très bien », je lui assure avec fermeté. Je baisse la tête vers elle, colle mon front contre le sien, clos les paupières. « Excuse-moi, j'étais absorbé dans mes pensées, je n'ai pas... »
Je me tais, incapable d'aller bien loin. J'ignore pourquoi je l'ai si aisément effacée de mon esprit. Erin est une jeune femme incroyable. Prévenante, fougueuse, brillante. Depuis qu'elle est enfant, elle rêve de devenir écrivain. Vous devriez la voir, quand elle commence à raconter des histoires. Son corps s'agite de spasmes, ses yeux lancent des éclairs, ses doigts se chargent d'électricité. Elle effraie presque autant qu'elle hypnotise.
Je l'apprécie beaucoup.
Pour la troisième fois aujourd'hui – la première, c'était quand Habibti m'a annoncé avoir été demandée en mariage, la deuxième, quand Asher a débarqué défiguré à l'appartement – je me sens dépassé par les évènements. Moi qui destine ma vie entière à gérer les situations de crise. J'espère qu'ils m'apprendront, à Quantico. À respirer au bon moment. À calmer les pulsations. À faire les bons choix. Car il me semble soudain, en effet, avoir commis une erreur monumentale, avec Habibti. Plus je serre la main d'Erin et moins j'en doute.
Pourtant chaque regard lancé en direction de Kevin me retourne l'estomac. N'est-il pas pathétique, lui aussi ? À jouer avec son verre de vin, les yeux dans le vague, incapable de tenir une conversation, incapable de rien sinon de laisser notre embarras se répandre tout autour de nous, jusqu'à assombrir notre ciel tel un monstrueux nuage noir ? Pathétique, oui, Kevin Quelquesoitsonnom est pathétique. Presque aussi largué qu'Asher Jerome Jefousmavieenlair Keely.
***
21 Juin 2017
Soufiane
Un casque sur les oreilles, je parcours l'appartement d'un bout à l'autre, un manuel de droit sous les yeux. Personne n'est là pour m'entendre rapper mes cours sur une piste instrumentale de D12 et c'est dommage, car je me débrouille bien. Habibti et Paula sont sorties fêter le début de l'été. Fêter le début de l'été. C'est la première fois que j'entendais ça. Une idée de Paul, évidemment. Je les revois encore se moquer, quand je leur ai expliqué qu'il fallait vraiment que je révise. « Pourquoi t'obstines-tu à vouloir obtenir ton diplôme en deux ans au lieu de quatre ? » m'a demandé Habibti pour la énième fois. Je ne sais pas. Je me sens pressé par le temps, voilà tout. Elle m'a prêté un roman, une fois, – Habibti me prête sans arrêt des romans – qui contient un passage qui a toujours fait forte impression sur moi :
one of these days, you're going to have to find out where you want to go; and then you've got to start going there; but immediately; you can't afford to lose a minute. [1]
Peut-être est-ce depuis ce jour-là, que tout s'est organisé dans mon esprit. Dès que j'ai su où je voulais aller, j'ai foncé. Sans un regard en arrière. Au train où vont les choses, si je suis diplômé avant le début de l'automne, je pourrai rentrer sur le marché de l'emploi avant la fin de l'année, travailler comme assistant d'un détective privé pendant deux ans, puis candidater à Quantico. Si tout se passe comme prévu, je démarrerai alors mon entraînement en 2020. Je me sens pressé par le temps, vraiment, je ne saurais expliquer pourquoi. Il paraît pourtant que j'ai toute la vie devant moi ; si vous voulez mon avis, ceux qui pensent de cette façon sont soit fous, soit bien trop optimistes. Et puis, à ma décharge, tout est de la faute de Shelby. C'est elle, qui a commencé, le jour où elle a annoncé qu'elle décrocherait son bachelor's degree [2] en sciences physiques au bout de trois ans et non quatre. Ça non plus, je ne saurais trop l'expliquer. Ce besoin maladif d'entrer en compétition avec elle, quoi qu'il m'en coûte, depuis ce fameux cours de botanique, à l'internat. Habibti ne manque jamais une occasion de souligner à quel point c'est immature de ma part, je ne manque jamais une occasion de souligner à quel point elle est mal placée, pour me sermonner à ce sujet.
Comme je bloque sur un passage, je coupe la musique un instant et relis l'ensemble de la page en silence. Vous savez ce que dirait Shelby ? Elle dirait que je triche. Qu'avec mon hypermnésie, tout est toujours plus facile, pour moi. Je n'ai qu'à voir pour retenir. Dès lors, mes exploits n'ont plus la moindre valeur à ses yeux. Elle a gagné d'avance. A clamé victoire le jour même de notre rencontre.
Peut-être a-t-elle raison.
Un bruit interrompt le fil de mes pensées. Le son d'un caillou qui cogne contre ma fenêtre. Puis un autre. Et encore un autre. Et enfin c'est toute une poignée, qui ricoche en pluie de grêle en percutant la vitre. En ouvrant les doubles battants de la fenêtre, j'aperçois Asher, sur le trottoir, une énorme pierre dans la main.
« Si tu lances ce truc, je le préviens, les yeux écarquillés, ce sera la dernière chose que tu feras dans cette vie.
— Si je lance ce truc maintenant, renchérit-il en souriant, et que je vise bien, c'est toi, qui quitteras ce monde dans la seconde. »
Je remarque aussitôt qu'il n'est pas dans son état normal. C'est léger, mais mon œil est entraîné, je le connais par cœur. Dans cet état, je doute, en réalité, qu'il soit capable de viser quoi que ce soit avec précision.
« Hé, tu as vu ? Je rime. Qui quittera ce monde dans la seconde. Qui quittera ce monde dans la seconde. Qui quittera ce... »
Il le resasse en boucle comme une chanson, emporté dans son monde, à des années-lumière de New York. Puis il émerge tout à coup, et me fixe de nouveau de ses yeux trop brillants.
« Allez, descends ! » Il fait de grands signes qui manqueraient presque de le déséquilibrer. « Descends, on va faire un tour ! »
Cet idiot tente de se pencher pour ramasser de nouveaux projectiles, mais je l'arrête dans son élan en promettant de le rejoindre. En bas, j'obtiens confirmation de mes angoisses : Ash empeste l'alcool à me faire tourner la tête.
« Allons faire un tour », répète-t-il de son haleine chargée.
Il est plus tactile et plus bavard que d'ordinaire. Prononce chaque phrase deux fois comme s'il n'était pas sûr que je l'entende. Ou pire, comme si lui-même n'était plus capable de distinguer paroles et pensées. Ses mains s'attardent sur mes épaules et là encore, je questionne ses intentions. Je crois que rester debout exige de lui un réel effort, que sans moi, il serait tombé depuis longtemps. Non, c'est plus grave encore que cela. Je crois qu'il est en chute libre, en permanence, et que la seule inconnue à l'équation de sa vie n'est pas si, mais quand surviendra l'impact.
« En voiture ? », je m'enquiers, les yeux rivés sur les clés qui glissent de ses doigts à chacun de ses mouvements, rattrapées à la toute dernière seconde tandis que dans son regard s'allume une lumière passagère, et qu'il paraît se rappeler simultanément sa présence sur ce trottoir, ses plans pour la soirée, et le sens de son existence au regard de l'univers.
Il acquiesce en réponse à ma question, tout en désignant de l'index un véhicule gris, garé un peu plus loin, qui semble sortir tout droit des années quatre-vingt.
« Comme au bon vieux temps », insiste-t-il.
Ça aussi, il le dit deux fois. Je sens que cette manie ne va pas tarder à m'agacer.
« Pour aller où ?
— N'importe où. Nulle part. Juste pour le plaisir de rouler. »
Ash fait tinter les clés, à présent. Le bruit est insupportable, lui ne s'en lasse pas. L'espace d'un instant, il ferme même les yeux tel un amateur de musique classique propulsé au beau milieu du printemps par Vivaldi. Comme il se dirige ensuite vers la portière, côté conducteur, je bondis vers lui et lui arrache le sésame des doigts pour le devancer. Hors de question de le laisser conduire dans cet état.
« De l'autre côté », je le somme, cependant qu'il sourit si bêtement que déjà, je regrette ma décision.
Mais je souris aussi, et j'imagine que cela me rend plus bête encore.
Nous prenons la route en silence, au début. Asher somnole, ou prétend somnoler, sur trois pâtés de maisons. Puis, peu à peu, il se met à parler de plus en plus, à parler sans s'arrêter. Il me demande de filer tout droit, ou de dévier à gauche, après le feu, ou bien il m'indique que non, ce n'était pas de ce feu dont il s'agissait, mais de celui d'après. S'il essaie de me faire croire que nous suivons un trajet précis, cela ne fonctionne pas. Plus je lorgne en sa direction et plus je comprends qu'il nous fait tourner en rond dans l'espoir de nous ramener en arrière. Si nous errons sans but, c'est que notre destination est impossible à atteindre. Elle nous précède. Où que nous allions, elle nous précèdera toujours.
Je pourrais lui en vouloir, mais ce serait sacrément hypocrite.
Le soleil décline, devant nous. Au ralenti. Et soudain je saisis l'intérêt de fêter le début de l'été. Soudain je regrette d'avoir trouvé ça idiot, tout à l'heure ; je n'avais rien compris. Soudain je me sens si libre, si heureux, si léger que je sais, au fond, je le sais bien, que ça ne va pas durer.
« Bon sang, ce que ça m'avait manqué », laisse échapper Asher, comme en écho à mes pensées.
Il a incliné le dossier de son siège pour mieux absorber toute la chaleur de cette fin de journée. Des rayons de lumière dessinent les reliefs de ses joues creusées. Il paraît apaisé. Moi, je ne peux m'empêcher de constater que je l'ai rarement vu si émacié.
« Quoi, rouler entre les gratte-ciels ? » Je fais mine de ne pas comprendre, parce que je suis terrifié à l'idée que cette conversation ne dérape, et ne s'arrête. « Je continue tout droit ?
— Comme tu veux.
— Tu es sûr ?
— Hein ? » Il secoue la tête. « Oui, oui, je suis sûr, fais comme tu veux, ça n'a pas la moindre importance. Vous me manquez tous, tu sais. Toi, surtout. »
Le silence qui résulte de cet aveu stoppe davantage notre élan que ne l'aurait fait une météorite s'écrasant sur le goudron, juste sous nos roues.
« Si tu savais à quel point je suis désolé pour –
— Ça va, ça va », je l'interromps à toute allure. Le moteur hurle, car j'ai embrayé la deuxième vitesse au lieu de la quatrième. « Inutile de reparler de ça maintenant. On essaie tous d'oublier ce qu'il s'est passé. »
Parfois il me semble que j'y suis presque parvenu. Parfois je me réveille en sursaut et en sueur au beau milieu de la nuit.
Ash se tait un instant. J'évite de le regarder, car maintenant que les souvenirs se promènent sous ma peau par sa faute, j'ignore ce qu'ils pourraient me pousser à dire. Ou à faire. Après quelques minutes, il recommence à jacasser, mais sa mélodie se branche sur une nouvelle fréquence, ses complaintes se font plus futiles, et autour de nous les nuages, tout doucement, se dissipent.
« Certains jours je déteste cette ville. Cette vie. Cette ville. Ici il faut toujours marcher, ou se planquer sous terre. Conduire, bordel. Conduire, ça me manque. Alors quand j'ai vu les clés sur la porte, crois-moi, je n'ai pas réfléchi bien longtemps. »
Déjà je me sens pâlir, mais comme il est ivre mort et qu'il articule atrocement mal, j'ose espérer que j'ai compris de travers et le fais répéter.
« Tu es train de me dire, j'énonce lentement, qu'au moment où je te parle, je suis en train de conduire une voiture volée. »
Il redresse son siège, pressentant la dispute à venir. Si je suis arrêté, alors c'en sera fini de mon casier judiciaire vierge, fini, de ma carrière dans les forces de l'ordre. J'imagine que cela serait particulièrement ironique : à vouloir être trop rapide, je terminerais avant même d'avoir commencé.
« Emprunté, corrige-t-il une fois ses esprits repris, emprunté seulement.
— Ma parole, Asher, tu te rends compte de ce que tu es en train de me faire faire ? » Un feu vire à l'orange et j'écrase la pédale de frein d'un geste brusque, nous propulsant tous deux en avant. « Tu sais ce qui va m'arriver si jamais on nous arrête, si jamais on trouve mes empreintes sur une voiture volée, si jamais –
— Empruntée ! » Il crie aussi fort que moi juste pour le principe, juste parce qu'il lui est possible de le faire. « On ne parle pas de voiture volée, quand on rend la voiture en question. Tout le monde sait ça. Toi plus que quiconque »
J'agrippe le volant à m'en blanchir les phalanges pour ne pas le secouer comme une piñata dès maintenant, à l'angle de la quarante-deuxième. Quelqu'un klaxonne, derrière moi. J'ignore pourquoi, au juste, mais je klaxonne encore plus fort.
« Très bien, je finis par concéder. Dans ce cas il faut la ramener sur-le-champ. Où l'as-tu trouvée, exactement ?
— Quelque part dans le Queens.
— Quelque part dans le... Comment ça, quelque part dans le Queens ? Où, précisément ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ?
— Non, je ne sais pas, je ne sais plus. Là, tu es content ?
— Content, ouais. C'est pile le mot que j'aurais employé. Je jure sur tout ce que j'ai de plus cher que je vais te réduire en pâté pour chien, si tu continues à –
— Je ne sais plus, mais ça va me revenir, O.K. ? Une fois que je serai dans le quartier. Je me souviens qu'il y avait un McDonald, pas loin –
— Wow. Ça, ça va vachement nous aider, aucun doute. Merci, champion, merci beau–
— Et un skatepark ! Oui c'est ça, il y avait aussi un skatepark. Ça va me revenir, je te dis. Gare-toi n'importe où et laisse-moi prendre le relais, tout va bien se passer.
— Prendre le relais ?
— Eh bien oui. Pour rapporter le véhicule là où je l'ai trouvé. Tu viens de dire qu'il ne fallait surtout pas que tu sois arrêté au volant de la voiture, non ? C'est pas croyable, ça. Et de nous deux, il paraît que c'est moi, le plus idiot. »
Là-dessus, j'imagine qu'il n'a pas complètement tort. Puisqu'au lieu de l'écouter, je prends la route du Queens, et par la même occasion, un risque monstrueux. Pour me rassurer quant au bien-fondé de mes actions, me convaincre que je ne suis pas tout bonnement cinglé, je me persuade que si j'agis de la sorte c'est pour sauver mon avenir, et uniquement mon avenir, que dans l'état d'ébriété dans lequel il se trouve, Asher serait incapable d'effacer correctement la totalité de nos empreintes, que si je les abandonnais ici, lui et ma fureur, au beau milieu de Manhattan, il oublierait sûrement au bout de cinq minutes à peine ce qu'il est censé faire, et ce qu'il vient de faire, et que je ne pourrai pas me sentir tranquille d'esprit si je ne me charge pas de tout moi-même. Mais ce sont des mensonges. Tous autant qu'ils sont, des mensonges. Ce n'est pas pour ça, que je reste à ses côtés. Je reste à ses côtés car je ne supporte pas l'idée qu'il s'attire des ennuis, qu'il soit jeté en prison, ou tué, pour nul motif sérieux sinon que conduire, ça lui manquait, bordel.
***
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