Chapitre 8 : Oh we're never gonna go back to the way it was - 1/2

Asher

Je suis réveillé sans raison. C'est l'absence de Souf, que je ressens, ou bien l'absence d'alcool, qui brûle. L'un ou l'autre, c'est du pareil au même : impossible de me rendormir. Pourtant Rio, quant à elle, n'a pas quitté le lit que nous occupons tous les deux. Tous les trois, avant que Souf ne se lève et disparaisse ; à l'ancienne. La tête de mon amie repose toujours sur mon épaule, et ses cheveux répandent autour de nous des odeurs de shampoing à la vanille. Me penchant vers elle, j'inspire un grand coup en songeant tant pis.

Tant pis si après cela, je ne peux plus fermer l'œil jusqu'à la fin de ma vie. Tant pis si je suis condamné à ressentir un manque parce que depuis toujours, le monde ne fait sens que lorsque j'ai de la liqueur dans les veines. Tant pis, du moment qu'en échange, ils sont tous de retour. Car ils resteront, n'est-ce pas ? Je regarde se soulever la poitrine de Rio au gré de ses lentes et profondes respirations et l'espace d'une minute entière, je n'en doute pas. Une fois ma dette réglée, ils resteront.

Je commence à somnoler lorsqu'il me semble entendre des voix, au-dehors. Deux hommes en pleine querelle. Deux hommes en plein naufrage. À contrecœur je repose doucement la tête de mon étoile de Broadway sur l'oreiller, puis me dirige vers la fenêtre. Sur le trottoir, Souf se dispute violemment avec Dandy.

Dandy, bordel.

Ici, à New York.

Soudain je me sens bête. J'aurais dû comprendre plus tôt, aurais pu, si seulement j'avais fait un effort. Ce que je peux être fainéant, parfois, fainéant et stupide. Sous ma fenêtre, les choses se calment. Les voix s'affaiblissent, les corps se figent. Mais affolé par l'idée que ce répit ne soit qu'illusoire je me précipite hors de la mezzanine, soucieux de ne surtout pas réveiller qui que ce soit, puis hors de l'appartement, et descends les marches de l'immeuble. Avec une extrême douceur, j'entrouvre la porte d'entrée puis m'arrête, hésitant. Frappant mon front contre la vitre, je réalise que je suis en chaussettes et surtout, que je suis terrifié. Qu'il vaudrait mieux rebrousser chemin. Ce que je m'apprête à faire lorsque leurs voix me parviennent de nouveau, fébriles et redoutables, tout près mais tellement loin.

« Je dois lui parler, Soufiane », est en train de demander Dandy, cependant que bougonne son interlocuteur. Tous deux sont assis sur le trottoir, à plus d'un mètre d'écart. « En ta présence, si tu préfères, mais je dois lui parler. »

J'ai avancé vers eux, sans m'en rendre compte. Hypnotisé par le son de leurs voix, arraché au présent par la force de mes souvenirs.

« Depuis quand joues-tu le Kevin Costner de ma Whitney Houston, Souf ? », je m'amuse en glissant peu à peu sous les projecteurs, avant de perdre d'un coup mon envie de rire dès lors que je croise le regard de Dandy.

Ce dernier se lève, lentement, si lentement que cela en devient absurde et que je crois soudain rêver, mais ne dit rien. Souf redresse son buste et se tient prêt à bondir – sur lui, sur moi, sur le monde – mais ne quitte pas pour autant sa position.

« Depuis combien de temps es-tu à New York ? », j'interroge Dandy.

J'ai de la joie dans les veines, elle est perfide et hors-la-loi – ne devrais-je pas ne connaître que la honte et la peur ? – et ravage tout sur son passage. Si heureux de faire face à notre merveille Sibérienne, si heureux qu'enfin, nous soyons tous les six réunis, j'en oublie tout le reste.

« Quatre ans », me répond-il.

Ses yeux ne parviennent pas à se fixer sur moi. Ils ne cessent d'aller et de venir entre Souf, moi, et le briquet qu'il tourne et retourne à l'infini entre ses doigts d'artiste. De temps en temps une flamme surgit dans la nuit, tressaute, puis disparaît.

« Tu as suivi Paul ?

— J'ai suivi le plan. »

Cette réplique m'arrache un sourire. Le genre de sourire qui lacère un être. Ensuite, le silence s'éternise. Je ne sais plus quoi dire. J'ai comme l'impression que tout ce que je pourrais apprendre de Dandy ne pourrait engendrer que souffrance immuable, ne pourrait que me rappeler que c'est moi, moi et personne d'autre, malgré tout ce qu'on pourra essayer de me faire croire, qui ai causé l'implosion du groupe.

Alors je me tais. Je ressens une furieuse envie de le prendre dans mes bras, mais mon corps me l'interdit. Mon corps n'a rien oublié. Il se souvient de la pression de ses pouces contre ma gorge. Se souvient de ce que ça fait, d'en être réduit à suffoquer, à prier, à s'accrocher à la vie, affamé, quitte à en avoir mal, et à ne plus se soucier d'être digne, et à pactiser avec le diable. Aussi je ne bouge pas et j'attends, j'attends, j'attends sans savoir ce qu'on attend. Souf soupire.

« Pour quelqu'un qui tenait tant à lui parler, raille-t-il en direction de Dandy, te voilà sacrément peu bavard. Les tableaux, Ash. Dis-lui donc ce que tu as fait des tableaux.

— Je ne comprends toujours pas en quoi c'est important. »

Et je m'en offusque depuis hier, n'offrant que réponses évasives et sarcasmes à ceux qui insistent, me souciant si peu de les rendre fous au passage.

« Puisque je vous dis que l'on s'en cogne, de ces foutus tableaux. Ils n'ont même pas dû s'apercevoir qu'ils ont disparu. Tout ce qui compte, c'est que quand je leur aurai payé ce que je leur dois, ils me ficheront la paix. Enfin, quand tu auras payé, j'imagine, j'ajoute, soudain très embarrassé, en me tournant vers Dandy. Toutes ces histoires de prime reçue par Shelby n'étaient que chimères, pas vrai ? »

Il hausse doucement les épaules.

« Tu dois être soulagé, Souf », je ne peux m'empêcher de me moquer, avant de préciser, pour le tsar : « Il était tellement jaloux. »

Redevenant sérieux, je poursuis :

« Bien évidemment je te rembourserai, et le plus tôt possible. Je devrais pouvoir retrouver mon travail dans les prochains jours. Monsieur John aime jouer les gros durs mais au fond c'est un agneau, et il m'adore.

— Ash, si tu ne réponds pas à la question sur-le-champ je te jure que je t'attrape et que je te balance sous un bus.

— Tu sais, Souf, de tous ceux qui essaient de me sauver la vie, tu es vraiment celui qui me menace de mort le plus souvent.

— Asher, s'il te plaît, temporise la voix mesurée de Dandy. Les tableaux. »

Il est si majestueux, sous le faible éclat des lampadaires, pose sur moi un regard si tendre et, je crois – je veux y croire tellement fort –, déserté de toute fureur, que je finis par céder. Il m'en faut peu, je sais. Tous les cinq, ils pourraient me demander n'importe quoi. N'importe quoi, je vous dis.

« Le Banksy est chez moi », je me résous à lui répondre. Dandy esquisse un léger mouvement, semble vouloir dire quelque chose, mais finalement se contient et m'invite à continuer. « L'autre, je l'ai perdu. »

Mot qu'ils reprennent tous les deux de concert, au bord de l'affolement.

« Comment ça, perdu ? »

J'expire une longue coulée d'air, l'observe se condenser au contact du froid.

« J'ai pris le métro, et le sac était lourd, et vous vous souvenez, je vous ai dit que j'étais ivre.

— Précision inutile. Tu es toujours ivre.

— Ce n'est... » Pas vrai. Pas juste. Du regard, Souf me défie de le contredire. « Bref, peu importe. Le sac étant trop lourd et puisque j'étais seul, dans ma rame, j'ai sorti le tableau qui, des deux, me plaisait le moins, et j'ai pensé qu'il serait une bonne idée de l'exposer.

— Dans le métro.

— Dans le métro, ouais. Quoi ? Ce n'est pas si stupide que ça. Tu ne crois pas que ça leur ferait du bien, aux New-Yorkais, de poser les yeux sur quelque chose de beau avant d'aller travailler, ou après avoir passé une sale journée ? Moi, je me suis dit que ça leur ferait du bien. Alors j'ai installé la peinture sur une rangée de sièges, j'ai fait très attention à ce qu'elle y soit bien calée et ne risque pas de tomber, je me suis rassis en face pour profiter de la vue une dernière fois, et puis quelques arrêts plus loin, je suis descendu du métro. »

Échangeant des regards furtifs et inquiets avec Souf, Dandy me scrute avec sur les traits un mélange d'effroi et de ferveur. Persuadé d'imaginer le second, je me concentre sur le premier et demande, incertain :

« Qu'est-ce que j'ai fait ?

— Ce tableau représentait une vue du Big Ben, depuis la Tamise ? » Je hoche la tête. « Très coloré, tout en pointillisme, avec le palais de Westminster peint en bleu ? »

De nouveau je ne peux qu'acquiescer, avant de réitérer ma question. Cette fois Dandy sourit, toujours en proie à des sentiments contraires. Son air admiratif mais angoissé me rappelle ceux que l'on croise dans le public d'un cirque, au passage des dompteurs de fauves ou des cracheurs de feu.

« Tu as offert aux New-Yorkais un authentique André Derein de 1906, estimé à près d'un million de dollars. »

Souf se passe une main sur son visage décoloré. Moi, je laisse mes genoux se fléchir contre mon gré et me retrouve ainsi assis à ses côtés, sur le rebord du trottoir.

« Authentique ? je répète. Mais non. C'est forcément un faux. Ils traînaient là sans surveillance.

— Ils traînaient là sans surveillance parce que Tony ne fait pas confiance à la moitié de ses hommes. Que tout le monde le croie faux était la meilleure façon d'éviter un vol en interne.

— Comment peux-tu savoir un truc pareil ?

— Parce que je le connais. J'ai travaillé pour lui, j'étais son référent principal, pour tout ce qui touche à son trafic d'œuvres d'art.

— Tu es devenu cambrioleur ?

— Je suis devenu faussaire », me corrige-t-il, agacé, ce à quoi je m'empresse de répliquer que c'est exactement la même chose.

Non pas que les activités soient similaires, mais la finalité, elle, est la même. Sur le moment, je lui en veux de gâcher ainsi son talent, son destin, de ne pas être devenu artiste. Sur le moment, cela me paraît bien plus grave que ce qu'il vient de m'apprendre, à savoir que tout compte fait, je dois à l'un des plus dangereux criminels de cette ville un petit peu plus que six mille dollars et des poussières, que tout compte fait, bordel, je suis un sombre idiot ayant commis une erreur monumentale, qui pourrait bien me coûter la vie. Sur le moment, oui, je suis bien plus en colère que je ne suis inquiet.

Et puis je disparais. Je sombre dans mes pensées tandis qu'unis dans la sidération, mes deux camarades échangent des messes basses qui ne me parviennent plus. Lorsque je reviens à moi et redresse le menton, quelques secondes plus tard – quelques heures, pour tout ce que j'en sais –, je vois Dandy allumer une cigarette puis Souf la lui retirer aussitôt des lèvres et l'écraser à leurs pieds tout en l'insultant tout bas. Et ce geste si grandiose, qu'eux-mêmes ne comprennent pas, qu'eux-mêmes sont déjà en train d'oublier, me gonfle le cœur à m'en faire exploser la cage thoracique.

***

Veronica

Le lit est vide, la mezzanine aussi. Asher comme Soufiane manquent à l'appel. Une peur terrible me saisit à l'estomac. Et s'ils étaient partis ? De nouveau. Et s'ils avaient suffoqué, ici, sous le toit de celui qu'avec le temps, ils ont appris à craindre et à haïr ? Et si, alors, ils avaient décidé de nous abandonner, de fuir ? Encore. Eux deux contre le reste du monde, comme avant ; et puisse l'histoire se terminer comme elle a commencé.

Agitée, je me tourne d'un côté, puis de l'autre, avant de succomber à l'évidence : je dois en avoir le cœur net. Aussi je sors du lit, attrape mes chaussures sans les mettre et traverse le loft sur la pointe des pieds, prenant garde de ne réveiller ni Shelby, sur le canapé, ni Arkady, allongé sur un matelas d'appoint dans un coin, ni Paula, assoupie derrière le grand rideau qui isole l'atelier de peinture du reste de l'appartement. Sur le palier, j'enfile mes chaussures avant de descendre les escaliers. Je me fige au beau milieu en entendant des voix, puis tombe nez à nez avec les garçons – tous les trois – alors que ces derniers empruntent le même chemin que moi, mais dans le sens inverse.

« Qu'est-ce que tu fabriques ? me demande Asher, en tête de cortège.

— Je n'arrivais pas à dormir. Et vous ?

— On n'arrivait pas à dormir. »

D'un simple regard je tente de lui poser mille questions et c'est Soufiane, derrière lui, qui les comprend toutes d'un seul coup et me certifie que tout va bien. Asher hoche le menton, tandis qu'Arkady se contente de me souhaiter une bonne nuit avant de disparaître. Alors qu'il passe à côté de moi, dernier de la file, je retiens de force Soufiane par le bras. Nos mains se cherchent et se trouvent, nos yeux s'évitent.

« Elle est coincée, je lui apprends d'une voix ferme comme si c'était la déclaration la plus importante que je n'aurais jamais à lui faire. La bague. Elle est coincée. »

Cela le fait rire malgré sa colère. Un rire pur et enfantin qu'il étouffe contre mes cheveux.

« Ne te moque pas.

— Je ne vois pas comment je pourrais ne pas me moquer. C'est particulièrement ridicule.

— Arrête, je te dis.

— Mais c'est extrêmement drôle. »

Il a raison. Alors je ris avec lui tout en continuant de lui ordonner d'arrêter, sans le vouloir vraiment. Puis soudain je redeviens sérieuse et l'interpelle tout bas.

« Mon cœur ? » Il se recule pour mieux me faire face. « Si je devais épouser Kevin, ou même n'importe qui d'autre, est-ce que tous les deux, nous resterions amis ?

— Évidemment. »

Le mot claque comme un uppercut, empêche le silence de s'installer, et sa main serre la mienne un peu plus fort. Se penchant vers moi, il dépose un chaud baiser sur mon front avant de conclure : « jusqu'à ce que la mort nous sépare ».

***

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