Chapitre 8 : Here we go - 3/3

***

Soufiane

Je lève la tête vers le croissant brillant dans le ciel noir, et râle de tout mon être contre ceux qui ne respectent pas mes règles. Peu m'importe bien qu'ils en aient eu connaissance ou non. À ce niveau-là, c'est simplement du bon sens : même armé de ma lampe torche, c'est à peine si je vois où je pose les pieds. Il faut être fou, je ne cesse de me répéter, pour sortir par une nuit pareille. De chagrin, de désespoir ou de colère, mais fou, fou sans le moindre doute. Aussi je presse le pas, et manque de trébucher. Pour tâcher de me calmer, je repense à Habibti. À son esprit alambiqué, capable de faire germer toutes sortes d'idées étranges. Qui d'autre qu'elle trouverait le moyen de se tromper de dix ans sur la date du meurtre sur lequel il enquête ? Meurtre qui n'en est même pas un.

Mais ça, elle n'aurait pu le découvrir, pas ici, en tout cas. Ici on tient à la version officielle comme à la prunelle de ses yeux. Erick a été tué, poussé de la falaise par un Jay enragé et jaloux, Jay qui, de toute façon, collectionnait les sales histoires et les heures de retenue, Jay, si en colère contre tout, contre tous, Jay au tempérament ingérable qui, jusqu'au jour du drame, s'était toujours trouvé à deux doigts de commettre l'irréparable.

Je sais que rien ne s'est passé comme on nous le raconte, car j'ai assisté à toute la scène.

Erick avait remarqué bien avant moi que le verrou de certaines fenêtres fermait mal. Je l'ai croisé le soir de sa mort alors que je me dirigeais vers les cuisines en quête d'un encas nocturne. Il avait seize ans, moi six. Je l'ai vu se faufiler dans la nuit qui, doucement, s'achevait ; j'ai tout lâché pour le suivre. C'est drôle, je ne me souviens plus vraiment du trajet vers les falaises, ni d'avoir parcouru le chemin en sens inverse, plus tard, pour regagner le dortoir. Je suis en revanche incapable, depuis ce jour, d'effacer de ma mémoire l'image d'Erick en train de sauter. Ses pieds au-dessus du vide. Ses cheveux mi-longs flottant autour de son visage. Et puis plus rien.

Il m'a fallu des années, ensuite, pour comprendre. Sur le moment je n'ai rien dit. Comme tout le monde, j'ai eu vent de la rumeur de sa mort, puis j'ai appris que Jay Baker, élève de sixième année, avait été accusé et livré à la police. Honnêtement, j'ai presque failli y croire, moi aussi. À treize ans, j'ai confronté Pamela Eisenberg et Sir Douglas. J'ai réclamé des explications. Et à ma grande surprise, ils m'attendaient.

Depuis toutes ces années, ils m'attendaient.

Apparemment, c'est moi qui étais venu les trouver, le soir de la mort d'Erick, pour leur raconter ce qu'il s'était passé. De cela aujourd'hui encore, je n'en possède aucun souvenir. Toujours est-il que, depuis, ils guettaient le moment où je serais assez âgé pour m'en rappeler, ou tout élucider ; en parler. Sir Douglas a quitté la pièce, et la Grosse Pam m'a convaincu qu'ils avaient eu raison de transformer le suicide d'Erick en meurtre dans l'imaginaire collectif. Aucun de nous n'avait besoin de savoir que quelqu'un, ici, quelqu'un comme nous, avait souhaité en finir. Craindre la mort valait mieux que de lui courir après. Ça, je l'ai saisi très vite.

Ce que j'ai toujours trouvé profondément injuste, en revanche, c'est ce qui est arrivé à Jay.

Avant de décéder des suites d'une longue maladie, la mère de Jay Baker a écrit à Sir Douglas pour inscrire son enfant à l'établissement. Lui révélant par la même occasion que Jay était aussi son fils. D'après ce que m'en a narré Mrs Eisenberg, Sir Douglas n'a jamais digéré cette nouvelle. Il lui était impossible de croiser le regard de ce jeune garçon sans ressentir aussitôt la honte et la culpabilité de n'avoir pas été là pour lui et celles, plus terribles encore, de ne pas réussir davantage à être là pour lui à présent qu'il en avait l'occasion. Sans compter que Jay se révéla être un élève turbulent, qui ne pouvait s'empêcher de se rebeller contre l'infime et de semer le chaos sur son passage.

Cette partie-là, je pense, est un mensonge.

Je crois que Sir Douglas a toujours su qu'il avait un enfant, quelque part, et je crois que c'est pour cette raison qu'il a quitté son poste à Scotland Yard pour venir enseigner au château. Je crois qu'il était plus facile pour lui de s'occuper d'orphelins qui ne partageaient pas son sang que de respirer le même oxygène que son propre fils. Je crois que l'idée d'une telle responsabilité l'étouffait jusque dans son sommeil. Alors je crois que quand Erick est mort, il a bondi sur l'occasion pour écarter de son chemin la preuve vivante de sa lâcheté. Prétextant des problèmes de comportement plus ou moins graves – plutôt moins que plus, si vous voulez mon avis –, il a proposé à Mrs Eisenberg de sacrifier Jay pour la cause. De le renvoyer de l'établissement. Puis une fois ce dernier sur un autre continent, de monter de toutes pièces le scénario qui pour notre bien à tous, en a fait un meurtrier.

Ils m'ont fait promettre de ne rien révéler, ce que j'ai accepté sans broncher. Avant aujourd'hui, je n'en avais parlé qu'une fois. À Arkady. Et depuis, j'ai fait le vœu de faire des rondes dans le château tous les soirs, pour éviter que quelqu'un d'autre, un jour, ne soit pris d'une envie de sauter.

Arrivé en bordure des falaises, je repère une silhouette de femme, assise les pieds dans le vide, ses cheveux ondulants au gré du vent. Je constate alors que je suis incapable d'avancer, et que tout le monde se trompe sur mon compte. Il m'arrive d'avoir peur. Peur à n'en plus pouvoir bouger. J'appelle, je crie, préviens de ma présence. Une tête se tourne vers moi. Je n'ose pas braquer ma lumière sur elle de crainte de l'aveugler et de lui faire perdre l'équilibre. Je me sens piégé dans des sables mouvants. Ne rien faire et la laisser mourir, avancer quitte à mourir avec elle. Les doigts crispés sur la lampe torche, je choisis d'aller de l'avant malgré tout. Je sais que je m'en voudrais moins d'avoir essayé et échoué que d'avoir espéré de loin, les yeux fermés.

Une fois assez près de la fille en équilibre pour être en mesure de discerner davantage que les contours de sa silhouette et la reconnaître, je me sens soudain rassuré.

« Paul ? Paul, bon sang, qu'est-ce que tu fiches ici toute seule ? Te rends-tu compte que tu brises toutes nos règles en même temps ?

— Entends-tu les sirènes ? », me rétorque-t-elle d'une drôle de voix, et aussitôt je redeviens fébrile.

***

Veronica

Shelby réapparait dans ma nuit tout en force et en furie, tant et si bien que je crois au début que je suis finalement parvenue à m'endormir et que tout cela n'est qu'un cauchemar.

« Un mois ! », ne cesse-t-elle de rabâcher d'une voix qu'elle tente en vain de maintenir à un niveau de décibels compatible avec l'heure qu'il est.

En remarquant que je suis seule dans la chambre, elle se déleste de toute discrétion et se met à parler plus fort. Très vite, je comprends qu'Asher est à l'origine de son courroux.

« Un mois de retenue ! m'informe-t-elle. Un mois entier, écopé par sa faute.

— C'est tout ? » je m'enquiers. « C'est tout ce qu'il s'est passé ?

— Comment ça, c'est tout ? As-tu entendu ce que je viens de te dire ? Il m'a dénoncée. Je suis sûre que Monsieur Riggsmann ne m'avait même pas vue, avant que ce crétin ne se mette à agiter le doigt vers moi comme un gosse qui croise le Père Noël. »

Je la laisse se plaindre encore un moment, bien que tout cela me paraisse dérisoire. Je m'attendais à pire, bien pire. Je sens revenir les picotements abdominaux. De nouveau j'ai le cœur qui s'emballe. Et si j'avais raison ? Et si le pire ne s'était pas encore produit ?

« Sais-tu ce qu'Ash fabriquait dans les couloirs ?

— L'idiot, il faisait l'idiot », me répond-elle sans mesurer le sérieux de ma question.

Je l'observe ôter ses vêtements et retirer l'élastique de ses cheveux. Ainsi furieuse et décoiffée, elle retrouve un peu des couleurs de l'ancienne Shelby – celle qui provoquait les crises de courroux de ma tante – et je ne peux m'empêcher de la trouver encore plus belle. Et puis elle me regarde enfin dans les yeux et attrape mes inquiétudes au vol.

« Où est Paula ? »

***

Soufiane

« Les quoi ?

— Les sirènes, Soufiane, entends-tu chanter les sirènes ? Elles pleurent le guerrier viking qui vogue vers d'autres horizons. Elles appellent l'homme qu'elles aiment. Elles le supplient de rester.

— Elles pleurent le..., je commence à reprendre en écho, avant de secouer la tête, car rien de tout ça n'a le moindre sens, et rien de tout ça n'est important. Paul, s'il te plaît, tu veux bien te lever, tout doucement, et rentrer au manoir avec moi ? Je promets d'organiser bientôt une escapade sur les falaises, si c'est de cela dont tu as besoin, mais par pitié –

— Dont j'ai besoin ? », répète-t-elle, dubitative.

S'ensuit un silence de plusieurs heures. Je n'ose plus rien faire.

« D'habitude je n'ai pas besoin de venir écouter les lamentations des sirènes », tente-t-elle de m'expliquer. En vain. Je n'ai que faire de ses explications. Tout ce que je veux, c'est qu'elle s'écarte du vide. « D'habitude les murmures des esprits du château suffisent à nourrir mon inspiration.

— Paula. » Il me semble qu'elle essuie une larme sur sa joue. « Paula, je t'en supplie, juste... S'il te plaît. S'il te plaît, éloigne-toi du rebord. »

Je sais combien elle ne supporte pas d'être touchée sans permission, mais c'en est trop pour moi. Elle esquisse le début d'un mouvement dans ma direction, et c'est assez pour me convaincre d'attraper son bras pour la tirer vers moi. Je la lâche et m'excuse aussitôt, car tantôt elle me fusille du regard, tantôt elle me contemple sans comprendre. Lorsqu'enfin elle saisit l'horreur de la situation, elle pose une main sur ma joue et m'oblige à lui faire face.

« Je n'allais pas sauter, me jure-t-elle d'une voix ferme que je ne lui connais pas. Souf, respire, respire avec moi. Je n'allais pas sauter. »

***

Veronica

J'avais tort.

Finalement, tout s'est bien terminé.

Ce matin Soufiane m'a tout raconté, comme promis. J'ai serré contre moi le vieux châle rose de ma mère en écoutant le récit de la mort d'Erick. J'ai posé ma tête contre son épaule en l'entendant évoquer cet échange des plus étranges avec Paula. J'ai ri avec lui, en calculant le nombre faramineux d'heures de colle qu'Asher va devoir enchaîner jusqu'à l'année prochaine. Puis je suis allée trouver Shelby pour lui exposer une partie de la vérité.

Une partie, seulement.

Contre toute attente, ma cousine ne me pose pas beaucoup de questions, ce qui me rend la tâche plus facile que je n'avais osé l'espérer.

« Alors il a été tué... il y a dix ans ? » J'acquiesce en silence. « Nous enquêtions sur un meurtre qui a précédé de dix ans notre arrivée ici ? » Je sens bien qu'elle tente de me faire admettre à voix haute que je ne méritais vraiment pas le rôle de Sherlock, dans ce scénario, mais elle peut en rêver encore longtemps, et je me contente de hocher de nouveau la tête. « O.K. C'est n'importe quoi, mais O.K. Dans ce cas on oublie.

— Dans ce cas on oublie ? », je reprends en écho, surprise de la voir abandonner aussi vite, moi qui avais si peur qu'elle tienne à obtenir le fin mot de l'affaire, qui craignais tant qu'elle découvre toute la vérité.

« Si cette histoire appartient au passé, m'explique-t-elle, et il y a dans sa voix quelque chose d'urgent et de définitif qui m'effraie et m'inspire à la fois, alors laissons-la-lui. Moi je ne souhaite pas revenir en arrière. Seulement aller de l'avant. »

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