Chapitre 8 : Here we go - 1/3

Asher

Je jure comme un charretier, depuis tout à l'heure, parce que je sais que Dandy déteste la vulgarité et qu'il mérite une punition, puisqu'il ne m'est d'aucune aide. Je n'ai jamais compris cette expression, d'ailleurs. J'ignore ce qu'est un charretier, et pourquoi il a plus de raisons de pester que nous autres. Je vois bien, en revanche, que notre trésor scandinave a l'esprit embrumé. Il me semble soudain qu'il ne fait déjà plus qu'un avec son ombre, cette chienne qui ne cherche qu'à foutre le camp. Et je ne sais pas ce qui m'effraie le plus. Que cela puisse être vrai, ou qu'il existe des failles dans ma vigilance.

Car une chose est sûre : je n'ai rien vu venir. Et je suis loin d'être prêt. Ce qui est drôle, bien sûr, puisque prêt, je ne le suis jamais, mais que je m'obstine toujours à croire que la prochaine fois, je ferai mieux. Mais non. Bien sûr que non. Du vrai comique de répétition. Je lève les yeux de mon texte pour m'attarder une seconde sur ses sourcils qui froncent et ses mains qui tremblent. N'ose pas lui poser la question, de peur qu'il ne confirme mes craintes. Lui qui ne ment jamais.

« Où sont-ils ? je finis par m'enquérir, et il soulève une page, puis une autre.

— Ce n'est pas ça, ta réplique.

— Je sais bien, Ducon, je veux dire –

— Pour l'amour du Ciel, tu veux bien arrêter de jurer comme un porc ?

— On dit "jurer comme un charretier", ne me demande pas pourquoi, et puis je crois que techniquement, "pour l'amour du Ciel", c'est aussi un juron. » Il roule des globes oculaires et je le ramène à moi d'un coup de chaussure dans la sienne, car je déteste quand il fait ça : il me semble qu'il convulse, ce qui me file la nausée et m'envoie des décharges électriques dans tout le corps. « Je veux dire : les autres, où sont-ils ? »

Pour une fois, Souf n'est pas le seul à manquer à l'appel. Les filles ont elles aussi disparu de la surface de la Terre. Et notre nid douillet, soudain, me paraît bien vide.

***

Soufiane

Je glisse dans les couloirs, sans causer le moindre bruit. Mon secret n'a rien d'extraordinaire, il tient en un mot futile : chaussettes. Depuis toutes ces années, c'est devenu un rituel. Une fois la nuit tombée, j'abandonne mes chaussures pour déambuler à ma guise dans le manoir sans jamais me faire attraper. Ou presque. Lorsque ça arrive, je trouve toujours une bonne excuse, et comme le personnel de l'établissement me connaît depuis tout petit, m'en sors généralement la tête haute, à peine rappelé à l'ordre. Personne ne sait où je vais, et je tiens à ce que cela ne change pas. Parfois je me dis qu'ils savent, et que c'est précisément pour ça que cela ne change pas.

Les mains dans les poches, je repense en souriant à la séance de cinéma de dimanche dernier. Ils projetaient The Amazing Spiderman, et puis au beau milieu d'une scène, alors que l'homme-araignée se balançait au bout de sa toile d'un gratte-ciel à un autre, Ash, ensorcelé, s'est penché vers moi pour annoncer comme si nous tenions là une évidence : « c'est là-bas, qu'on doit aller. » Là-bas, à New York. Dès la sortie de l'internat. Je me suis laissé emporter par-delà l'écran de lumière et alors à moi aussi, ça m'a paru une idée fantastique. La meilleure qu'Asher n'ait jamais eue. Soumise aux autres à la fin de la projection, elle n'en est ressortie que plus forte, plus belle encore.

Soudain je me fige. M'extirpe brusquement de mes souvenirs. Quelque chose ne va pas. Quoi, je n'en suis pas encore certain. Il y a comme un mauvais présage, dans l'air, comme une traînée de parfum d'homme, dans les couloirs, qui ne s'est pas encore estompée alors que l'heure du couvre-feu est depuis longtemps dépassée. Je connais ce parfum, me dis-je aussitôt, sans parvenir à me rappeler qui a l'habitude de porter cette fragrance. Plus j'avance et plus les effluves sont puissants. Je les suis, me mets à courir, ne cesse de réfléchir. Ils me conduisent jusqu'à la fenêtre du château, dans l'aile ouest, ma fenêtre, celle qui ferme mal et que j'emprunte si souvent, avec ou sans les autres. Celle par laquelle nous nous glissons dans la nuit pour nous en aller vers les falaises. Ou nous en aller tout court.

Je connais ce –

Bon sang, non.

Pas ça.

Par pitié, pas ça.

***

Veronica

J'ai convaincu tant bien que mal Shelby d'entrer par effraction dans le bureau de Sir Douglas. J'ai invoqué l'ancienne carrière de ce dernier à Scotland Yard, avant de venir exercer ici. « Il doit enquêter en douce » lui ai-je assuré, puisque telle était la conclusion à laquelle j'étais moi-même arrivée pour m'endormir tous les soirs en paix, « et il doit bien consigner ses théories quelque part ». Shelby m'a lancé un regard assassin, comprenant que je tentais toujours de prouver la culpabilité de Gatsby.

« C'est mon seul suspect, me suis-je défendue, c'est donc mon point de départ, que cela te plaise ou non. »

Je ne m'attendais pas à ce que ma cousine devienne si guimauve en troquant à son entrée au château ses vêtements de punk contre des habits de dame.

« Cela n'a rien à voir. Je ne supporte pas l'injustice. »

J'ai dû me défendre de nouveau, jusqu'à ce qu'elle lâche cette phrase si lourde de sens :

« Tu te trompes : des suspects, tu en as plein. À commencer par Chloé, qui de toute évidence est sujette à quelques crises de violence ici et là. Ou, je ne sais pas, Arkady ? Tu as remarqué comme il se comporte de façon étrange, ces derniers temps ? Et faut-il oser mentionner Asher ? Celui-là pourrait nous tuer tous, sans même le faire exprès. »

Là, je lui ai ordonné de se taire.

Et puis pour faire diversion et oublier les affreuses hypothèses avec lesquelles elle venait de polluer mon esprit, j'ai raconté le brusque changement de ton de Sir Douglas, la froideur dans son attitude, la fureur au fond de ses yeux, lorsque je me suis risquée à lui poser une question au sujet du meurtre, il y a maintenant plusieurs semaines. Cela l'a érigé à son tour en suspect potentiel. Du moins, cela a suffi à convaincre Shelby de nous faufiler dans son bureau à son insu.

« Comment on entre ?

— Soufiane m'a révélé un jour qu'il y a une clé, cachée dans la bibliothèque, qui ouvre toutes les portes du château. Utile en cas d'urgence. Je sais où elle est. »

J'ai vu les lèvres de Shelby se décoller lentement, ai compris aussitôt ce qu'elle allait dire, qui elle allait oser accuser, cette fois, cette abominable sorcière, et j'ai levé une main pour la réduire au silence ; mais il était trop tard pour ne pas me faire douter ne serait-ce qu'une microseconde et alors c'est moi, que ça a réduit en miettes.

Cela fait maintenant vingt minutes que nous ouvrons tiroir après tiroir, dossier après dossier. Sans rien trouver. Au fond d'un placard, je mets la main sur une boîte de décorations de Noël. Je ne vois pas arriver tout de suite le raz-de-marée de tristesse qui s'apprête à me submerger, et lorsque je réalise pourquoi, je bois déjà la tasse. Shelby remarque que je me suis immobilisée et en déduit que j'ai découvert quelque chose en rapport avec le meurtre. Me rejoignant, elle inspecte la boîte sans comprendre, et cligne alors des paupières à répétition comme si ses pupilles n'étaient pas alignées comme il faut et que ce geste suffirait à lui faire apercevoir ce que moi, j'apercevais. Mais elle ne saisit pas ce qui m'arrive, ne saisit pas du tout. Dans quelques semaines se tiendra le réveillon de Noël, le premier qu'il me faudra fêter sans famille. Soufiane m'a promis qu'il sera sensationnel. Qu'ici les grands moyens sont toujours de mise, à cette période de l'année, que j'en prendrai plein les yeux et l'estomac, qu'on n'a pas connu la magie, la vraie, tant qu'on n'a pas célébré Noël à l'internat. Soudain je n'y crois plus. Soudain j'aimerais juste pouvoir revenir en arrière, et empêcher l'accident de voiture qui a fauché mes parents.

« Tu ne seras pas sans famille, me contredit Shelby lorsque poussée par son insistance, je lui résume la situation. Tu m'as, moi. »

En une phrase elle parvient à sécher les larmes qui perlent au bout de mes cils ; à changer d'un mouvement brusque ma peine en rage.

« Te voilà sacrément gonflée », je laisse filtrer entre mes dents serrées.

Je l'avais, elle ?

Elle, qui m'ignora dès notre deuxième jour, ici, alors que nous venions de traverser l'impensable ensemble. Elle, qui ainsi ne laissa aucun doute possible quant au constat suivant : elle ne souhaitait en rien rester liée à moi, ne souhaitait en rien m'adresser la parole, ne souhaitait en rien être au courant de ce qu'il pouvait bien m'arriver. Elle, pour qui il fut si facile de se réinventer en une nuit, et plus facile, encore, de prétendre ne pas me connaître. Elle, avec qui je décidais bien malgré moi de jouer le jeu sordide dont elle dictait les règles. Elle, que j'avais affirmé ne pas avoir rencontrée lorsque Soufiane me posa la question, le premier jour ; et cela sans mentir. Après tout, n'était-il pas vrai que je n'avais jamais croisé cette version d'elle ? Jamais croisé, jamais imaginé.

« Je croyais que tu m'en voulais, se justifie ma cousine. Ou du moins que tu m'en voudrais, à la longue. Il était plus simple de faire comme si nous étions étrangères l'une à l'autre que d'affronter ta colère. Sans compter que ça me permettait d'aller au bout de ma métamorphose. Je n'avais pas envie d'y repenser. L'accident, la vie d'avant, tout ça. Je n'avais pas envie d'y repenser. Et je t'ai vue sur scène, Veronica. Je t'ai vue devenir si facilement quelqu'un d'autre et quel plaisir tu y prends, alors je sais que tu peux comprendre pourquoi j'ai eu besoin de laisser l'ancienne Shelby derrière moi.

— T'en vouloir ? Mais enfin pourquoi, pourquoi t'en aurais-je voulu ?

— Parce que c'est mon père, qui conduisait la voiture au moment de l'accident qui a tué nos parents. C'est de sa faute si nous voilà toutes deux orphelines. Toutes deux coincées ici. »

Je songe à Soufiane, et à Asher, à Paula, à Arkady, et me dis que je n'aurais aimé être coincée nulle part ailleurs qu'ici, avec eux. Ce qui est ironique, puisqu'à peine quelques minutes plus tôt j'aurais sacrifié tout ce que j'ai pour retourner le sablier du temps et tout effacer, eux compris. En échange d'un réveillon de Noël à la maison, en famille. J'ai dû formuler ma pensée à voix haute sans m'en rendre compte, car Shelby part d'un rire qui sonne faux et me rétorque :

« Ah oui, vraiment ? Nulle part ailleurs qu'ici ? Je te rappelle que nous sommes en train d'essayer de débusquer un meurtrier avant qu'un autre élève se fasse tuer. »

Nous sommes surtout en train de nous quereller au beau milieu de contrées interdites, ce qui ne saurait être une bonne idée. Aussi nous nous remettons à chercher des preuves sans mot dire.

« Shelby ? Il ne me serait jamais venu à l'esprit de te reprocher la mort de nos parents respectifs, je tiens à ajouter au bout d'un temps de réflexion. En revanche, je te reprocherai toujours de m'avoir abandonnée à mon sort au moment exact où j'avais le plus besoin de toi. »

Elle reste un instant face à moi, ses grands yeux noisette plongés avec intensité dans les miens. À n'avoir rien d'autre à m'offrir que son silence, et son aide.

***

Asher

Comme je n'en peux plus, j'essaie de débloquer la situation n'importe comment.

« Allez, crache le morceau. Pourquoi vous êtes-vous disputés, Paul et toi ? »

Dandy me regarde comme si je venais de lui annoncer avoir aperçu une licorne au beau milieu de la forêt.

« Nous ne nous sommes pas disputés.

— C'est ça. Bien sûr. Et moi, je suis allergique au beurre de cacahuète. » Tous ceux qui me fréquentent savent que j'en tartine sur tout ce que je trouve – pain de mie, cornichons, plat de pâtes, tout ce que je trouve. « Je déteste les chiens. Je suis vierge.

— Tu pourrais l'être. Qu'est-ce que j'en sais ?

— Ne joue pas au plus idiot, Dandy, c'est toujours moi qui gagne. On se rappelle tous les deux de la soirée d'Halloween de l'année dernière, et du moment où tu m'as surpris avec Samantha alors qu'on –

— Ce que j'ai surpris, Asher, me coupe le tsar en haussant la voix, et crois-moi, je m'efforce encore d'effacer ces images de mon esprit, consistait en des balbutiements pathétiques et maladroits si précoces que je serais bien ambitieux d'en conclure quoi que ce soit quant à la façon dont ta soirée s'est terminée.

— Franchement, il ne s'est pas écoulé tant de temps que ça entre ce que tu considères comme un début, et ce qu'on a été bien obligés d'appeler une fin.

— Asher !

— Quoi ? J'essaie juste de t'expliquer que je ne suis pas vierge. » Ce qui, j'en ai conscience, est une sacrée déviation du sujet initiale. Comprenant que je n'obtiendrai pas de réponse satisfaisante, je soupire et déclare : « Très honnêtement, Arkady, je dois dire que tu me déçois un peu. »

Il paraît surpris. Faut dire que je ne l'ai pas appelé par son prénom depuis... si longtemps que j'ai oublié quand c'était, au juste.

« Vous ne vous êtes pas disputés ? D'habitude, tu dis toujours la vérité. Et c'est quelque chose que j'apprécie, chez toi, que j'admire, même. Tu n'en as pas peur. Tu ne te mets pas à courir systématiquement dans la direction opposée, comme nous autres. Comme moi. »

Il se tait un instant, et me toise avec respect pour la première fois depuis... si longtemps que j'ai oublié quand c'était, au juste. Tant et si bien que je pense l'avoir convaincu de tout me raconter. Mais lorsqu'il reprend la parole, c'est pour envoyer aux diables tous mes espoirs idiots.

« Bon, tu veux la répéter, cette scène, ou pas ? Dire que je croyais que compter un autre théâtreux dans nos rangs devait nous soulager de ce genre de corvées.

— Non, tu sais quoi, oublie. Je n'ai pas besoin de toi. Où est Souf ?

— Il disparaît toutes les nuits depuis des années, me répond-il avec lassitude, et c'est ton meilleur ami, mais tu n'as pas la moindre idée de ce qu'il fabrique, ni même de l'endroit où il se trouve. »

Piqué au vif, je reste planté devant lui comme un abruti pendant quelques secondes. Il a raison, bordel, il a raison. Et c'est pas croyable.

« Tu vois, je lui lance en me levant, ça, c'est le Dandy qu'on aime. Celui qui ne ment pas.

— Où est-ce que tu vas ? » Question sans réponse. Je sens une vague monter en moi. J'ignore encore de quoi elle est faite, mais aucun doute : elle s'apprête à tout submerger. « Asher ? Asher, où est-ce que tu vas ? »

L'écume au bord des lèvres, je trouve tout de même le moyen de lui rétorquer : « Je pars à la recherche de mon traître de meilleur ami. »

Bien décidé à le retrouver coûte que coûte.

***

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