Chapitre 7 : Watch his right hand slip towards his gun
Asher
J'ignore encore quand et comment, mais quelqu'un a poussé la Terre hors de son axe. Pour sûr. Ce n'est pas tant qu'elle ne tourne plus rond, c'est encore pire : elle dérive et s'enfonce dans des contrées inexplorées de la galaxie, sans destination précise. Ce quelqu'un, j'imagine que c'est moi. C'est toujours moi. Mais j'ai beau sondé Souf et Paul en quête de réponses, je n'en trouve aucune.
Je ne les ai jamais vus se disputer comme cela, se haïr comme cela. J'ai envie de les secouer de sorte à leur faire recouvrer la raison mais je crains que d'une manière ou d'une autre, en intervenant j'aggrave la situation. Puisque j'aggrave toujours les situations ; et sans jamais le faire exprès, bordel. De toute façon, Paul ne m'écouterait pas même si je lui hurlais dessus. Elle n'est plus au téléphone avec la mystérieuse personne qui souhaite me parler – et dont personne ne veut me parler – mais continue en revanche à lui écrire avec frénésie, pianotant sur son clavier sans jamais lever les yeux de son écran bien longtemps. De temps en temps elle esquisse un geste vers moi et Souf se hisse de sa chaise, menaçant, alors elle le fusille du regard, mais recule.
« Il va falloir m'expliquer, je chuchote en m'approchant de Souf. Tu m'entends ? Il va falloir m'expliquer pourquoi tu traites Paul comme la pire des crapules, et pourquoi tu ne cesses de porter nerveusement la main à ta ceinture pour vérifier que ton arme s'y trouve toujours.
— Plus tard.
— Bon sang, Souf. Je te jure que si tu ne m'expliques pas maintenant, je me tire. » Un sourire méprisant traverse son visage. « D'accord. Cette fois c'est bon, c'en est trop. De toute façon je n'aurais jamais dû vous impliquer dans mes histoires. »
Souf me retient aussitôt par le bras, Paul par une question.
« Oui, je lui réponds sans comprendre. Oui, j'ai volé deux tableaux. Comment est-ce que tu le sais ? »
La main de mon surdoué préféré tient toujours fermement mon bras. Je crois qu'à partir de maintenant, il ne va plus jamais me lâcher.
« Paul, comment est-ce que tu le sais ? j'insiste, mais apparemment je suis le seul dans cette pièce à ne pas être autorisé à poser des questions.
— Pourquoi aurais-tu volé des tableaux ? » s'étonne Souf.
— Je ne sais pas. »
Cette réponse ne lui suffit pas. Soudain liés de nouveau – contre moi – mes deux amis froncent les sourcils d'un même mouvement pour m'inciter à continuer.
« J'étais énervé, et ivre, et les tableaux gisaient là sans surveillance alors je n'ai pas réfléchi, je les ai glissés dans leur sac et je les ai embarqués avec moi après avoir récupéré ma marchandise. Je ne sais pas pourquoi, je leur assure, puisqu'ils me contemplent toujours d'un air interloqué. Ils me plaisaient, voilà tout. Ça ne vous est jamais arrivé, de vous sentir appelé, happé par quelque chose, ou bien quelqu'un ? »
Je suis à deux doigts de leur raconter que c'est l'effet qu'ils me font tous, à chaque fois que je pose les yeux sur eux, bordel, mais parviens heureusement à me retenir et évacue le trop-plein d'émotions dans un inoffensif soupir.
« Quel rapport avec quoi que ce soit, de toute façon ? Ces tableaux sont des faux. Ces types en tirent de belles sommes d'argent, c'est vrai, mais en fin de compte ils ne valent rien. D'ailleurs je suis sûr que leurs faussaires attitrés travaillent déjà sur autre chose pour les remplacer. Non ? »
Paul et Souf échangent un drôle de regard. Ils ne semblent plus se détester autant, à présent. Ils semblent me détester, moi.
***
Veronica
Assise à même le sol face au fameux tableau, j'observe Arkady faire les cent pas d'un bout à l'autre de l'appartement, dictant ses questions à Shelby, n'interrompant son mouvement que quelques secondes à chaque fois qu'elle lui relaie la réponse de Paula.
« Franchement, j'ai mieux à faire que de jouer les secrétaires, s'impatiente ma cousine.
— Deux tableaux ? interroge Arkady sans se soucier de ses complaintes. Comment ça, deux ? Demande-lui de les décrire, s'il te plaît. »
Le temps d'un instant fugace où j'en oublie jusqu'où nous gravitons et comment nous avons atterri ici, son s'il te plaît me vole un sourire. Il n'a pas vraiment changé, notre Dandy. Même pressé par le temps ou la mort, il ne sacrifierait ses bonnes manières contre un empire.
« Un truc façon Banksy qui représente deux petits vieux en train de danser, lit Shelby à voix haute.
— Un truc façon... », reprend Arkady en écho, secouant la tête. Il m'est difficile de savoir si les mots d'Asher le vexent ou l'amusent. Probablement un mauvais mélange des deux. « Et le deuxième ?
— Ne sois pas si pressé, attends une seconde, ça arrive. Ah, voilà. Une vue du Big Ben, très flashy, avec beaucoup, beaucoup de bleu. Eh ben il a raté une carrière en histoire de l'art, celui-là. Cela t'évoque-t-il quelque chose ? »
Je remarque avant Shelby à quel point le sang n'afflue plus jusqu'au visage d'Arkady. Celui-ci me fixe sans me voir et oublie sans doute qu'il n'est pas seul, car lorsqu'enfin son verdict tombe, cru et implacable, il nous précipite dans sa chute sans même chercher à nous épargner :
« Asher est un homme mort. »
***
Arkady
Toute envie de rire s'est dissipée dans la fumée de mes cigarettes. Dès que j'ai compris, j'ai entraîné les filles avec moi, les pressant autant que possible de quitter l'appartement d'Asher.
« Soit ils sont déjà venus ici, soit –
— Impossible », m'a interrompu Shelby, me rappelant quelque chose d'élémentaire que mon esprit fatigué avait déjà oublié : « La porte était verrouillée quand on est arrivés.
— Tu as raison. » J'étais à côté de la plaque. Des pensées confuses plein la tête. « Dans ce cas c'est encore pire : ils ne vont pas tarder. »
Sur le trajet jusqu'à mon loft, j'ai tenté de leur expliquer la situation. Sans le vouloir, sans le savoir, Asher a dérobé un authentique Derain dont la valeur est estimée à plusieurs millions de dollars. Voilà pourquoi Tony et ses hommes tiennent tant à le retrouver. Et voilà pourquoi j'accélère, pourquoi j'oblige les filles à changer trois fois de métro quitte à nous perdre en mille détours, et pourquoi je jette en permanence des regards par-dessus mon épaule.
« Toujours pas de message ? », j'interroge Shelby une fois de retour chez moi.
Non. Soit Asher s'obstine à ne pas répondre à la question – que diable a-t-il fait du tableau ? – soit il leur est arrivé quelque chose.
« Appelle Paul, intervient Veronica. Vérifie qu'ils vont bien.
— Son téléphone est éteint. Elle ne doit pas plus avoir de batterie.
— Ou alors ils sont morts. Ils doivent être morts.
— Si tu n'as rien à dire de moins dramatique, cousine, pour le bien de tous tu ferais mieux de la boucler.
— S'il vous plaît, arrêtez, je les conjure. J'ai besoin de réfléchir. Et surtout, j'ai besoin de parler à Asher. Nous n'avancerons pas, sinon. Mais d'abord, il faut...»
Je m'approche de Veronica, m'accroupit devant elle. Essaie de ne pas la brusquer car je sais que c'est elle, qu'il me faut rallier à ma cause, elle et personne d'autre d'abord, elle et tous les autres, ensuite, je sais que sans son accord rien ne pourra fonctionner, et surtout je sais à quel point sa tolérance à mon égard est encore trop fragile. Posant une main sur son genou, je fais chuter ma voix d'une octave.
« C'est toi qui devras le convaincre. » Ses sourcils se froncent. « Soufiane s'opposera à toute ingérence de ma part, mais toi, tu peux le faire changer d'avis.
— Il est peut-être mort, refuse-t-elle d'en démordre, comme si le fait de le répéter inlassablement pourrait conjurer le sort ou à défaut, l'aider à s'y habituer.
— Il n'est pas mort, bécasse, intervient Shelby, il vient de me répondre. Et il me confirme que comme d'habitude, j'avais raison : Paul n'a plus de batterie.
— Alors il faut que tu lui parles », j'adjure Veronica, avant de lui expliquer : « je possède une maison, en périphérie, une maison dont personne ne connaît l'existence et qui pourrait leur servir de planque.
— Il ne m'écoutera pas. »
Elle le pense vraiment, ce que j'ai beaucoup de mal à comprendre. Sa sincérité a pour moi quelque chose de profondément effrayant. Tellement de questions, dans ma tête, ricochent les unes contre les autres. Derrière chacune d'entre elles, la même évidence : j'ignore tout de leurs vies. Et c'est de ma faute, je le sais. Je me suis toujours refusé à me renseigner auprès de Paula. Ai toujours estimé que je ne méritais pas de savoir. Il y a pourtant certaines choses dont je ne doute pas une seule seconde, et c'est l'une d'entre elles.
« Bien sûr, qu'il t'écoutera, j'insiste en resserrant doucement ma prise sur son genou. Il t'écoutera comme j'écouterais Paula, si elle me demandait de lui construire un château sur la lune. »
Veronica esquisse l'un des plus authentiques sourires à illuminer son visage depuis nos retrouvailles. Elle s'apprête à accepter son rôle à jouer dans notre tragédie quand Shelby nous interrompt avec fracas. Sans sourciller, celle-ci annonce avoir envoyé l'adresse de mon loft à Soufiane tout en l'enjoignant à rappliquer au plus vite.
« J'ai prétexté qu'Arkady s'en était pris à toi, précise-t-elle à sa cousine, ce qui devrait s'avérer particulièrement efficace pour l'attirer ici sans temps mort. Comme il se crèverait les deux yeux plutôt que d'abandonner Asher à son triste sort, il l'emmènera avec lui. Et quand bien même je me tromperais et qu'il viendrait seul, Arkady pourra en profiter pour filer chez Paula et y retrouver Asher. Un plan sans accroc, donc. Merci Shelby. »
Elle lit l'effroi sur nos deux visages. S'insurge :
« Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? Tu l'as dit toi-même, Dandy, on n'avancera pas comme ça. Je commençais doucement à me lasser de vous écouter vous perdre en pourparlers. »
Veronica s'apprête à la noyer sous une pluie de reproches, mais il est trop tard pour revenir en arrière. Ne reste plus qu'à nous préparer au pire.
***
Veronica
Je me suis postée au bas de l'immeuble pour être la première à accueillir Soufiane. Je hais Shelby pour avoir osé lui faire croire une telle infamie, après tout ce qu'il s'est passé, je la hais si fort que si le monde devait me la reprendre maintenant, je ne verserais sans doute pas une seule larme.
Il finit par débarquer à toute allure, jaillissant en courant d'une bouche de métro, Asher et Paula à sa suite. Tous sont morts d'inquiétude mais c'est la colère, qui déforme le plus les traits si harmonieux de Soufiane.
« Je n'ai rien, je martèle alors qu'il stoppe sa course devant moi et m'attrape par les épaules. Je n'ai rien, Shelby a menti.
— Shelby a fait quoi ?
— Elle essayait de te faire venir ici. Ce n'était pas une idée commune, elle ne nous a pas consultés, je suis vraiment – »
Sans me laisser finir, il m'attire contre lui et me serre si fort que cela m'effraie. Je ressens dans son étreinte toute la tension accumulée depuis l'overdose d'Asher et me demande comment diable il se débrouille, pour ne pas craquer, pour ne pas s'effondrer, ici et maintenant, et si c'est précisément pour éviter cela qu'il nourrit sa rage de tout ce qui est à portée de main. Pour tenir debout. Électrisé de colère, mais en vie.
« Ne restez pas là, montez, je les encourage tandis que Soufiane s'éloigne doucement de moi. Fais-moi confiance.
— Où est-il ?
— Pas là. On lui a dit de partir. Promis, la voie est libre. »
Soufiane hoche la tête dans des gestes saccadés, imprécis. Ce faisant il baisse les yeux, aperçoit la bague à mon annulaire, et la Terre renonce à tourner. La gorge prise en étau, je me trouve incapable de libérer cette minuscule phrase que je n'ai eu de cesse de répéter, ces derniers jours, alors que plus que jamais c'est maintenant qu'elle aurait compté. Il caresse le bijou du bout des doigts avant d'articuler un mot de félicitations qui sonne affreusement faux et de grimper jusqu'au loft avec le reste du groupe. En passant tour à tour devant moi et ma mine déconfite, Paula me destine un sourire timide, et Asher me serre le bras tout en m'adressant un clin d'œil presque capable de me faire oublier mon chagrin.
***
Soufiane
Ils dorment tous. Même Asher, pourtant bouillonnant de questions sans réponses, est parvenu à trouver le sommeil. Moi pas. Aussi je quitte ce loft de malheur pour émerger dans la nuit. Persuadé qu'il est là, quelque part, je me contente d'attendre ; et je ne me trompe pas. C'est son mégot incandescent, que j'aperçois en premier. Un point orange qui grésille et doucement se consume. Sous l'éclat des lampadaires, je vois d'abord la fumée qui se dissipe en cercles irréguliers avant de reconnaître les contours de sa silhouette.
Il n'a pas vraiment changé.
Ses cheveux blonds sont un peu plus longs mais ses joues, toujours dénuées de barbe. Sous son manteau je décèle un costume et sans avoir besoin de le vérifier, je sais que sa chemise blanche n'a pas le moindre pli. C'est lui qui me salue le premier, trop attaché à ses bonnes manières, sans doute. Moins enclin à lui témoigner de la politesse, je me contente d'un signe de tête.
« Je n'étais pas sûr que tu resterais. »
Moi, je ne suis pas sûr de savoir encore ce que je fais. La fatigue m'ankylose. M'empêche de réfléchir correctement.
« Je crois que je ne suis plus à une mauvaise décision près. »
Les vapeurs de sa cigarette me parviennent aux narines et me donnent envie de tousser, vomir, le cogner. Quelques minutes plus tôt je cherchais à tout prix la confrontation, mais à présent qu'il se tient juste là, je ne me rappelle plus pourquoi. Ni lui ni moi ne savons comment remplir le silence. Ou peut-être savons-nous tous les deux qu'aucun mot ne pourrait le combler sans y être crié et que, pour l'instant, nous n'en trouvons pas la force.
« On m'a informé que jusqu'à présent, je finis par laisser échapper, ton aide a été plus que précieuse.
— Mais tu n'en veux pas, termine-t-il à ma place.
— S'il ne s'agissait que de moi je préfèrerais encore être empalé, en effet. Mais là, c'est différent. Je veux que tu payes.
— Je te demande pardon ?
— Tu ferais mieux, oui, je réplique, grinçant, car ce choix de mots maladroit me rend fou de rage. Tu n'as pas proposé de rembourser la dette d'Asher ?
— Si, mais –
— Dans ce cas il n'y a pas de mais qui tienne. Tu lui dois au moins ça.
— Tu m'excuseras, mais je ne suis pas d'accord. »
Cette fois, je crois qu'il fait exprès de me cracher sa nicotine au visage. Plutôt que de contempler la nuit, je le fixe droit dans les yeux pour la première fois depuis qu'il m'a rejoint devant le bâtiment. Je ne sais comment je me retiens de ne pas me ruer sur lui. Je ne sais pourquoi je décide de lui accorder une chance de s'expliquer.
« Comment ça, tu n'es pas d'accord ?
— Contrairement à ce que vous semblez tous penser, me répond-il avec une indécente nonchalance, Asher et moi, nous sommes déjà quittes.
— Tu as tenté de le tuer. »
La première fois, je prononce cette phrase tout bas. Parce qu'elle fait mal. Encore. Toujours. Mais devant son manque de réaction puis, pire, le mépris qu'elle paraît provoquer, je la répète avec plus de force jusqu'à la hurler carrément, au bord de la crise de nerfs. Tout en m'époumonant je le pousse du bout des bras, ce qui fait flancher sa cigarette et enfin, le fait exploser lui aussi.
« Et lui, qu'a-t-il fait ? », rugit-il comme jamais, auparavant.
Comme jamais à part ce fameux jour, il y a quatre tours de soleil.
« Ne m'a-t-il pas tué, lui aussi ? Bon sang, n'a-t-il pas porté les coups le premier ? Il a détruit tout ce que j'étais. Tout ce que j'étais ! Et depuis je n'ai plus été en mesure de... Je ne peins plus rien d'original, Soufiane, je ne peins plus rien, je ne suis plus rien. »
La comparaison me paraît si absurde que mon premier réflexe est de me reculer, sonné. Ce n'est qu'aidé par cette distance que je commence à comprendre. Je remarque les tremblements frénétiques des mains d'Arkady et pour la première fois en quatre ans, pourrais presque m'imaginer lui pardonner.
Mais pas ce soir.
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