Chapitre 7 : Something for the hunger
Soufiane
Mes pensées se bousculent. Il y a bien trop d'évènements à gérer en même temps. Habibti traverse mon champ de vision dans un sens, puis dans l'autre, pour arranger un problème par ici, nous préserver d'un futur drame par là. À demi-hébété, je trône, immobile, au beau milieu de l'appartement. Je ne suis plus tout à fait là. Comme bloqué dans l'espace-temps, j'assiste en boucle au brusque départ d'Asher, tâchant d'analyser la scène sous toutes ces coutures pour y débusquer quelque sens.
« Tu l'as vraiment invité ? », je demande enfin, mais déjà cette question se dissipe dans l'atmosphère, car la colère qu'elle déclenche en moi me paraît inappropriée.
Habibti n'a pas le temps d'y répondre, puisque j'enchaîne aussitôt :
« Il n'avait pas l'air d'aller bien. »
Évidemment, cela me tourmente plus encore que tout le reste. Moi qui croyais avoir épuisé mes réserves d'inquiétude à son sujet. Seraient-elles donc infinies ? Je n'espère pas. J'aimerais ne jamais plus avoir à penser à lui. Encore une fois, je ne laisse pas assez de marge de manœuvre à Habibti pour trouver les mots adéquats, et reprends derechef la parole.
« Il t'a paru aller bien, à toi ? » Je vois les yeux de mon amie se plisser, et cela suffit à achever de me convaincre. « Il faut que j'y aille. »
J'enfile mon blouson en deux temps, trois mouvements. Un drôle de frisson me secoue des pieds à la tête et me fait l'effet d'un coup de jus. D'un avertissement, que je refuse d'écouter. Juste avant de sortir, je m'approche d'Habibti, m'octroie une pause de cinq secondes sur la route du désastre et repensant à son presque-fiancé, ne peux m'empêcher de lui murmurer à l'oreille « je t'en supplie, ne lui dis pas oui ».
***
Asher
Je ne sais plus trop où aller. Il faut dire que depuis tout à l'heure, je fonctionne en totale improvisation. Et là, j'arrive au bout de la route ; le carburant commence à manquer, le moteur gémit, la panne d'inspiration me guette. Il va désormais me falloir concevoir un plan digne de ce nom. Le pire, c'est que je crevais vraiment d'envie de réveillonner avec le groupe. Je me serais gavé sans me plaindre de dinde carbonisée, je suis même prêt à parier que j'aurais trouvé ça délicieux. Ils m'auraient traité de menteur. Se seraient trompés.
Bon sang.
Stop.
Arrête-toi là, Keely-boy.
Cesse donc d'y penser. À quoi bon ressasser tout ça ? Ils m'ont viré de l'appartement. Ou presque. Au fond cela revient au même. Ils m'ont viré de l'appartement, du restaurant de Paul, m'ont viré de leur vie. Pourquoi suis-je aujourd'hui si incapable de respecter leur décision ? Ce n'est pourtant pas si compliqué, bordel. Je dois être le genre de gars à qui il faut toujours tout expliquer deux fois, le genre d'abruti à qui il faut tout le temps demander « tu as besoin d'un dessin ? ».
Les mains dans les poches, je m'éloigne à pas lourds de cet immeuble de malheur où ils ont tous vécu, sauf moi. Vous voulez que je vous révèle un truc drôle ? L'appartement dans lequel ils se sont installés, quatre ans plus tôt, dès leur arrivée à New York, se situe à quelques rues de l'endroit où ils ont tourné The Amazing Spiderman. Un des endroits, j'entends – la maison d'Oncle Ben et de Tante May. Il m'arrive de passer devant et de repenser à ce jour où j'ai lancé cette idée, en salle de projection – et si nous allions à New York ? – car je suis une andouille qui aime remuer le couteau dans ses propres plaies. Je crois que Rio le fait aussi. Marcher sur les lieux de tournage du film, pas remuer le couteau dans ses plaies. Quoique, qu'est-ce que j'en sais ? C'est à peine si on se parle. Avant aujourd'hui, on n'avait pas échangé deux phrases complètes depuis... Franchement, aucune idée. Je ne m'en souviens plus du tout.
Mon nez commence à couler, c'est sans doute le froid. Sans doute. J'ose espérer que ce n'est pas du sang.
« Asher ! », crie soudain une voix derrière moi.
En me retournant j'aperçois Souf qui court dans ma direction. Il paraît si déterminé que je me sens contraint de l'attendre. Et pourtant une fois devant moi, il ne sait plus quoi faire. Quoi dire. On se dévisage un instant, on doit avoir l'air malin. S'il compte sur moi pour débloquer la situation, il mise sur le mauvais cheval. Mon cœur bat si fort que je n'entends plus les bruits de la circulation, dans la rue, que je n'entends plus rien, plus rien du tout sinon ces fichues percussions, sous ma peau. Quand les mots sortent enfin – de sa bouche, pas de la mienne ; moi, je suis paralysé – ils sont trop banals pour sonner juste.
« Comment vas-tu ?
— Moi ? » Qui d'autre, imbécile. Je passe vraiment pour l'idiot du village, aujourd'hui, à tout répéter comme un putain de perroquet apprivoisé. « Très bien. »
Sa question est spécifique, ma réponse trop générale. Je le sais, je le sens, mais ne peux lui donner davantage. Comme je ne parviens pas à reprendre le contrôle de la situation, je décide de prendre au moins le contrôle de cette conversation.
« Je suis vraiment ravi, pour vous deux, vraiment ravi. » Un de plus et ce sera un mensonge. « Vraiment. »
Souf ne souffle mot. J'ignore ce qu'il me veut, au juste. Pourquoi il est là, et si ça en valait réellement la peine. Tout ce que je sais, c'est que s'il n'intervient pas je ne m'arrêterai jamais de parler. Jamais.
« Il paraît que Quantico, c'est pour bientôt.
— Ouais, en effet.
— Et il paraît que cela ne t'effraie pas le moins du monde.
— Pas vraiment, non.
— Évidemment. »
Ne se sent-il pas bête, lui aussi ? Malgré son hypermnésie et ses multiples talents et sa folle capacité à réussir dans n'importe quel domaine ? C'est une vraie question. En dépit de son statut de petit prodige – et bon sang ce qu'il est prodigieux, ce garçon, il le serait davantage dans le coma que les trois quarts des habitants de cette planète au meilleur de leur forme – ne trouve-t-il pas que nous avons l'air de deux parfaits crétins, à discuter ainsi sous les flocons de neige ? Comme mon malaise me tord d'une extrémité à une autre, je perds patience et tente de réparer les choses à ma façon : n'importe comment.
« Je n'ai pas couché avec Meredith. »
J'ai lâché ça de but en blanc, comme ça, sans rien anticiper, sans même savoir pourquoi. D'un ton presque agacé, en plus. Alors que c'est lui, qui collectionne les raisons d'être en colère. Contre moi.
« De quoi ? me demande-t-il, ébahi. Mais enfin d'où est-ce que ça sort, ça ?
— Il y a quatre ans », je précise, bien que ce ne soit pas nécessaire. Plus que quiconque, Souf sait exactement à quelle nuit je fais référence. « À l'orphelinat. Je n'ai pas couché avec Meredith. »
***
Vendredi 15 mai 2015
Asher
Je ne marche pas droit, et sans direction. Sillonnant le château à toute vitesse. Tout ce que je voudrais, c'est pouvoir me tapir quelque part. Ou mieux : trébucher au détour d'un couloir, et plonger tête la première dans le terrier du lapin blanc. Je ne donne pas cher de mon espérance de vie au pays des merveilles, mais pour sûr, elle excèdera celle du monde actuel. Parvenu devant la porte de la tourelle Nord-Ouest, je prends le temps de respirer une seconde. Jamais ne viendront-ils me chercher ici. Alors je tambourine contre le bois tel un forcené. C'est Chloé qui m'ouvre – bordel – et qui me toise de ses yeux perçants qui ne connaissent pas la pitié.
« Laisse-moi entrer, je supplie. S'il te plaît. »
Je dois être blême à faire peur, car son premier réflexe est de se reculer. Je ne cesse de m'agripper au col de mon tee-shirt dans l'espoir fou et stupide de cacher mon cou, de tout effacer, peut-être. Meredith émerge derrière son amie et l'écarte de mon passage. D'un signe du menton, elle m'invite à avancer. Je me réfugie à l'intérieur le plus vite possible de peur qu'elles ne changent d'avis.
« Est-ce que tout va bien ? »
C'est Meredith, qui demande, d'une voix dans laquelle je perçois une inquiétude sincère. C'en est trop pour moi. Meredith, inquiète à mon sujet. Je crois que cela finit de m'achever. De me convaincre qu'à partir de maintenant, tout va changer, tout a déjà changé. Je m'écroule sur son lit, et fonds en larmes. Au bout de quelques minutes, je sens un corps s'allonger à mes côtés. Et je la laisse me serrer fort tout contre elle.
***
24 décembre 2019
Soufiane
« Je sais que tu n'as pas couché avec Meredith, je lâche, cinglant. Ça fait quatre ans que tu me le râbaches dès que tu en trouves l'occasion, abruti. Et puis de toute façon, Meredith et moi, on n'a jamais été officiellement ensemble.
— Dans ce cas pourquoi est-ce que tu m'en veux toujours autant ? a-t-il le cran de me demander. Hein ? Pourquoi ? Paul se trompe, ta colère n'est pas endormie, elle déborde de ta bouche, de tes yeux, bon sang, à chaque fois que tu as le malheur de les poser sur moi. »
Estomaqué, je lutte contre une envie croissante de lui coller mon poing dans la figure. Me retiens pour une seule raison : sur ce trottoir de plus en plus blanc, Asher ne joue pas un rôle. Ses questions sont sincères.
***
Asher
Quelque chose s'altère dans son regard. Le feu s'éteint sous une averse. J'ai presque l'impression qu'il est au bord des larmes, et ça me flanque une trouille monstre.
« Tu crois réellement que c'est pour ça que je t'en veux ? », m'interroge-t-il.
Je commence à reculer, par réflexe, incapable que je suis de revisiter certains de mes souvenirs. Si je détale maintenant, j'en suis presque certain, il ne s'élancera pas à ma suite. Je ne sais pas ce qui m'empêche de prendre mes jambes à mon cou. Ce serait tellement plus simple. Mais non. Moi, je raffole du compliqué. Ou peut-être que c'est l'inverse. Le compliqué est dingue de moi, et comme il est du genre collant, c'est à peine s'il me laisse respirer. Non seulement je reste à portée du courroux de mon vieil ami, mais je trouve le moyen de prendre des risques supplémentaires, en usant de ma grande bouche.
« Ça, oui. Entre autres...
— ... tu crois réellement...
— ... réellement, oui, je sais ce que signifie réellement, je te remercie, je ne suis pas complètement illettré. Et puis j'ai dit entre autres, je viens de préciser entre autres, tu t'imagines que je ne sais pas que j'ai merdé en toutes les langues, au cours de ma chienne de vie, mais comme d'habitude tu ne...
— ...ce n'est pas à cause de ça, bon sang ! Si je t'en veux autant, ce n'est pas à cause de Meredith, imbécile, ni même à cause de ce qu'il s'est passé il y a quatre ans...
— ... rien ne nous oblige à parler de ce qu'il s'est passé il y a quatre ans. C'est presque Noël, bordel, on n'est pas obligé de ...
— ... mais à cause de ce que tu as fait il y a deux ans. »
Je fronce les sourcils, ce qui nous réduit soudain tous les deux au silence.
« Tu ne t'en rappelles pas, c'est ça ? en conclut mon meilleur ami d'une voix qui dégouline de déception. Pas étonnant, ivre mort comme tu étais. Tu ne t'en rappelles pas. Hein ? Tu ne te souviens pas que par ta faute, j'ai failli tirer un trait sur ma carrière dans la police avant même qu'elle ne commence ? Eh bien, réponds ! Réponds, bon sang !
— Nan », j'admets tandis qu'il avance d'un pas.
Cachant ma honte derrière un apparent désintérêt, j'en rajoute une couche :
« Nan, je ne m'en souviens pas. »
Cette fois, il est vraiment temps de partir. Hors de question de rester ici tandis qu'il me remémore l'un de mes exploits dont, par chance, je n'ai pas conservé la moindre trace. Alors que je me retourne, prêt à bifurquer sur mes talons, Souf se rue sur moi et tente de me retenir en m'attrapant par la veste.
« Non, non, c'est trop facile ! s'exclame-t-il. Ne crois pas que tu vas pouvoir t'en sortir comme... »
Soudain il s'interrompt, car dans son agitation il a fait tomber quelque chose de la poche de mon blouson. Deux boîtes d'antidouleurs entamées qui, à présent, gisent gauchement sur le trottoir tapissé de poudreuse.
« Pourquoi prends-tu ces machins ? demande-t-il d'une voix faible, momentanément allégée de toute forme de colère.
— Je me suis foulé la cheville.
— Quand ?
— Je ne sais pas. Il y a un an, un an et demi, je tiens pas un putain d'agenda.
— Bon sang, Ash. L'alcool te suffisait plus? Il fallait absolument que tu deviennes comme tes parents ?
— Va te faire foutre, Souf. »
Pendant une seconde, je crois que nous allons en arriver aux mains. Lui, du moins. Mais après un bref silence, Souf fait pire que ça. Il desserre sa prise sur ma veste, et m'abandonne sur le trottoir.
***
Paula
« Bon sang, mais c'est pas vrai », je soupire à part moi, parce que je viens de vider tout le contenu de mon sac à même le sol du vestiaire.
J'ignore si c'est ce bruit qui l'alerte ou simplement son sixième sens, mais mon patron surgit dans la pièce moins de dix secondes plus tard.
« Minute, papillon, que crois-tu être en train de faire, au juste ?
— Je m'apprête à partir », je réponds, lentement, pesant mes mots, pressentant qu'encore une fois, Alfredo va tout gâcher. « C'est la fin de mon service, et je dois me rendre à un dîner de réveillon.
— Vraiment ? Mais tu n'as pas de famille. » Charmant. « Écoute, poussin, navré si l'on s'est mal compris, mais le soir du vingt-quatre décembre nous fermons à minuit, et personne ne quitte les lieux avant la fermeture.
— Alfredo, s'il vous plaît, je –
— D'autant plus que nos chers clients s'attendent à ce que tu leur chantes deux-trois classiques de Noël avec ta voix de sirène, poursuit-il en faisant semblant de ne pas m'entendre. Toi, personne d'autre, pigé ? »
Je tente bien d'insister, mais cela ne rime à rien. D'ailleurs Alfredo s'est déjà envolé, et je suis obligée de le suivre à la trace, à toute vitesse, manquant de renverser non pas un, mais deux de mes collègues serveurs, plateaux en mains, tout en oubliant que le contenu de mon sac est toujours éparpillé sur le sol des vestiaires.
« Deschanel, cette nuit tu es payée triple, aurais-je omis de le préciser ou joues-tu volontairement les idiotes ?
— Triple ?
— Triple. Tu n'écoutes personne, hein ? Jamais ? »
Il disparaît dans un tourbillon orange avant même que je ne puisse répondre à sa question, ou confirmer ce qu'il sait déjà : fort de cette nouvelle information, je ne quitterai pas le restaurant avant l'heure de la fermeture. Tant pis pour le réveillon. Mon cœur se serre à l'idée de causer de la peine à la fille bâton de réglisse, mais elle comprendra, n'est-ce pas ? Nos carrières ne décollent pas, les loyers new-yorkais sont excessifs, chaque jour nous apprenons toutes les deux la même leçon à la dure. You Can't Always Get What You Want [1]. Plus que n'importe qui d'autre, me dis-je à voix haute pour m'en convaincre davantage, elle comprendra.
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