Chapitre 7 : Gloria
Veronica
Il déboulonne à l'infirmerie. Traverse la pièce telle une étoile filante.
« Tu as décroché le rôle ! » ne cesse-t-il de scander. Je crois bien qu'il est devenu fou. « Tu as décroché le rôle ! J'ai toujours rêvé d'avoir quelqu'un à qui dire ça, bordel !
— Monsieur Keely ! aboie Miss Joseph. Votre langage !
— Le rôle ? je répète incrédule. Quel rôle ?
— Quel rôle ? » Asher avance vers moi à grandes enjambées et pose sa main sur mon front comme pour vérifier que je ne souffre pas de fièvre. Je le repousse d'une tape, il fait semblant d'avoir mal. « Mais celui de Rachel Green, bien sûr ! »
C'est impossible. Je n'ai même pas pu me rendre aux auditions finales, qui n'ont pas été décalées malgré les protestations de mon ami.
« Chloé a vomi son texte sur scène, m'explique Asher, le teint verdâtre et l'interprétation toute bancale, sans âme, sans force, sans le moindre talent, avant de vomir tout court sur les planches. Un truc immonde. » Qui a l'air de le réjouir tout particulièrement. « Et Shelby a claqué la porte de son audition. En déclarant qu'elle n'avait plus envie de jouer la comédie, que son temps était trop précieux pour servir la fiction, ou une autre connerie de ce genre.
— Keely ! Langage !
— Bref, ils ont décidé de t'accorder le rôle. Et ce même si pour l'instant, tu es coincée ici pour des raisons absurdes qui dépassent l'entendement humain, ajoute-t-il un peu plus fort à l'intention de l'infirmière. Ils ont dit que tu les avais subjugués, pendant ta première audition. Subjugués, Rio, ils ont dit subjugués. » Je sens mes joues s'empourprer, et m'évertue à réfréner un sourire. Trois mots plus tard et il m'est physiquement impossible de résister plus longtemps : « Toutes mes félicitations. »
***
Soufiane
Je rejoins Paula et Arkady en salle commune, et perçois aussitôt que quelque chose ne va pas. Ils sont assis sans rien dire, chacun vaquant à leurs occupations – lui, croquant dans son carnet, elle, rédigeant des paroles de chanson sur une serviette en papier – mais il y a dans l'air une tension presque palpable. Ils se sont disputés. C'est difficile à affirmer, avec eux : la plupart du temps, ils se retrouvent surtout pour partager leurs silences. J'en suis toutefois presque sûr. Je tente d'intercepter un regard, mais en vain. Décolle les lèvres pour poser une question, mais renonce. Constate soudain que je n'éprouve pas la moindre envie d'avoir raison ou de savoir pourquoi, que je préfère rester piégé le plus longtemps possible dans cet entre-deux, ce flou inoffensif. Par chance, Asher ouvre la porte à la volée et dilue ma gêne et leurs colères avec de grandes nouvelles.
« Veronica est autorisée à sortir de l'infirmerie, annonce-t-il comme s'il en avait décidé ainsi lui-même. Franchement, les gars, aujourd'hui je suis distributeur de bonne humeur. Au-dessus de moi se trouve le Père Noël, et puis c'est tout. Un vrai aimant à miracles, je vous dis. Si j'étais vous, je me collerais à moi telle une grosse sangsue toute dégoûtante. »
Soudain il s'interrompt, conscient non pas des absurdités qui lui coulent de la bouche, mais de l'étrange ambiance qui règne dans la pièce.
« Quelqu'un est mort ? demande-t-il, car, évidemment, c'est vers la pire des éventualités que fonce à toute allure son pauvre esprit tordu. Pourquoi tirent-ils autant la tronche, ces deux-là ? »
Je lui intime de ne pas insister d'un signe agacé du menton, mais il me semble que c'est Arkady qui le convainc réellement, en le foudroyant du regard.
Un peu plus tard, Asher m'avouera que plus que toute autre chose, ce sont les yeux en feu de Paula, qui le forcèrent au silence.
***
Veronica
Je ne maîtrise pas encore tout à fait l'art de manier les béquilles, ce qui rend particulièrement ardu de me déplacer d'un bout à l'autre de ce manoir tout en marches d'escalier. Soufiane – ange déchu ou simplement tombé du ciel, à n'en plus douter – s'est mis en tête de m'escorter d'un cours à l'autre, « juste au cas où, on ne sait jamais », bien que j'aie menti et insisté, clamant haut et fort n'avoir pas besoin d'aide.
Ce soir, en revanche, je suis bien obligée de me débrouiller seule, puisque je n'ai annoncé à personne où j'allais, ni quel était le motif de mon expédition nocturne. Tout le monde se figure que j'ai gagné mon lit très tôt, avant même la fin du dîner. Ce n'est en réalité qu'un prétexte pour me faufiler dans la chambre de Jay. Je grimpe les escaliers en colimaçons de la tourelle sud, une main serrant fort ma béquille droite, l'autre la rampe. Il m'a fallu abandonner ma béquille gauche au pied de la première marche, et je pressens déjà à quel point c'était une mauvaise idée, et à quel point les chances de me faire attraper sont élevées. Tant pis. Tant mieux, pour tout ce que j'en sais.
Si quelqu'un me découvre ainsi, me dis-je, alors ainsi sera-t-il. J'accepterai ce signe du destin. Sera alors venu le moment de révéler aux yeux du monde que Jay a tenté de me supprimer, et d'en finir une bonne fois pour toutes. Bien sûr, si c'est Jay, qui me trouve là, à fouiller dans sa chambre à la recherche de preuves incriminantes, il me faudra improviser. Faire swinguer ma béquille, viser les côtes, courir. Vite. Malgré la fracture et la douleur.
Au sommet des marches, je constate que l'étage est désert et soupire. De soulagement ou de fatigue, difficile à dire. Je saute à cloche-pied jusqu'au lit du frère de Meredith, que j'identifie facilement car ses manuels scolaires – étiquetés en lettres dorés – sont entassés sur sa table de chevet. Je ne sais par où commencer, alors je m'attaque d'abord au plus simple : les tiroirs. Ces derniers se révélant presque vides, je secoue les ouvrages comme pour les forcer à me livrer leurs secrets ce qui, j'en ai bien conscience, est parfaitement ridicule. Je réalise avec effroi que j'aurais dû réfléchir en amont à un plan plus détaillé, à un plan tout court. Pose ma béquille contre le sommier du lit et m'agenouille tout doucement pour inspecter la plus vieille cachette du monde.
« Qu'est-ce que tu fais ? », s'exclame une voix de femme dans mon dos et par sa faute je sursaute, me redresse, et me cogne la tête contre les lattes en bois.
Sans cesser de pester – contre ma maladresse, mais surtout contre celle que j'ai reconnue sans avoir besoin de me retourner – je m'extirpe de ma position inconfortable et prends appui de mes deux mains sur le matelas pour tenter de me remettre debout.
« Ce que je fais ici ? », je lance à Shelby qui se tient au beau milieu de la pièce, vêtue d'un simple peignoir couleur écrue. Mes yeux voyagent de ses cheveux perlés d'eau à ses pieds nus, et j'ai soudain envie de vomir. « Je te renvoie la question.
— Gatsby m'a autorisée à me servir de leur salle de bains. Non pas que ça te regarde.
— Tu couches avec lui ?
— Voilà qui te regarde encore moins, cousine. »
***
Asher
Je lance à Souf des regards qui adjurent « qu'est-ce qu'on fiche ici ? », mais cela ne m'avance à rien et la réponse, je le sais, tient en un mot. Meredith. Nous l'avons croisée au rez-de-chaussée de la tourelle Sud, en train de tenter de déverrouiller les serrures du minibar. Elle semblait à bout de nerfs, alors Souf a joué au preux chevalier, et a demandé si elle avait besoin d'aide. Il lui a révélé que je connaissais les codes – ce que j'ai nié, juste pour l'énerver – et elle a capitulé.
« De toute façon c'est d'une aspirine, dont j'ai besoin, pas d'un verre. »
Souf a bombé le torse, proposé de lui préparer l'une de ses potions magiques, mais elle a secoué la tête.
« Moi, je ne jure que par les médicaments. La chimie, la vraie. Mais... tu n'aurais pas quelque chose pour consoler les âmes en peine, à tout hasard ? Chloé est dans tous ses états, là-haut. » On a entendu une porte claquer, Souf n'a même pas pu lui répondre. « Et ça, c'est le signe qu'il faut que j'y retourne. »
Elle a grimpé les escaliers à toute vitesse tandis qu'en bas, je me moquais sans subtilité de mon ami et du clown en lequel il se change dès lors que la sublime Meredith traverse en coup de vent son existence. Puis, comme cette dernière cognait contre la porte, criant à Chloé de bien vouloir lui ouvrir, et que des bruits de plus en plus sourds, de plus en plus étranges, de plus en plus inquiétants, se faisaient entendre à l'étage, nous sommes montés voir ce qu'il se tramait, au juste. Enfin. Souf est monté. Moi, j'ai suivi en soupirant.
Voilà comment nous nous retrouvons à présent tous les trois devant la porte de la chambre des filles, dans laquelle Chloé s'est enfermée à double tour. À aider Meredith à la ramener à la raison. Enfin. C'est Souf, qui aide. Moi, j'observe en soupirant.
« Le terme "consoler", je précise à l'intention de Meredith, s'emploie généralement pour parler d'une personne qui éprouve de la tristesse. Or ta Chloé, là, elle n'est pas triste. Elle est folle de rage. »
À en juger par les objets qu'elle jette en travers de la pièce, et des cris qu'elle pousse à intervalles irréguliers.
« Ses sentiments sont ambivalents, réplique Meredith. Ça arrive aux gens capables de complexité émotionnelle, tu sais, de ressentir plusieurs choses en même temps. Elle est triste de ne pas avoir obtenu le rôle qui est revenu à votre copine Rio. Et elle est aussi en colère, car elle trouve cela profondément injuste.
— Injuste ? je ne peux m'empêcher de m'offusquer. Bon sang, elle doit avoir de la merde dans les yeux, pour y voir une injustice. Une Chloé en pleine forme ne possède pas même la moitié du talent d'une Rio patraque, n'importe quel béotien te le dirait. »
À l'intérieur, Chloé a dû m'entendre, et balancer un objet contre la porte, puisque celle-ci menace de sortir de ses gonds.
« Et puis c'est une actrice, continue d'expliquer Meredith comme si je n'avais rien dit et que cela justifiait tout. Les acteurs sont tous un peu excessifs, tous un peu mégalos, pas vrai ? »
Elle me lance un regard appuyé, chargé de sous-entendus, et je ne manque pas de lui faire remarquer qu'elle aussi est inscrite aux cours de théâtre. Tout en esquivant de justesse le coude de Souf, qui vise mes côtes.
« Pour passer le temps uniquement, me répond-elle. Ce qui m'intéresse, c'est la biologie. J'aimerais devenir médecin.
— Tiens, tu savais ça, Souf ? Je suis sûr qu'il serait ravi de t'aider à réviser ton anatomie. Enfin, tes cours. Tes cours d'anatomie. »
Cette fois je ne me recule pas à temps et me plie en deux sous le coup de la douleur. C'est pas croyable. Il n'y est pas allé de main morte, cet enfoiré, vraiment pas allé de main morte. Bordel, j'ai mal ; tant pis, ça en valait la peine. La peau hâlée de Souf s'est embrasée jusqu'à la racine de ses cheveux et Meredith nous traite tous les deux de pervers, ce qui nous oblige à nous retirer.
À l'extérieur de la tourelle, et une fois mes organes vitaux de retour à leur place, je ne peux m'abstenir d'en rajouter une couche.
« Franchement, Souf. Tu pourrais avoir n'importe qui, et tu choisis de t'amouracher du seul être sur cette planète insensible à ton charme. »
Il lève les yeux au ciel. Je crois que je suis allé trop loin, que cette fois je l'ai réellement contrarié. Soudain je n'ai plus vraiment envie de rire, plus vraiment envie de rien.
« On ne choisit pas, finit-il par me répondre, si longtemps après que sur le coup, je ne comprends même pas de quoi il parle. On ne choisit rien du tout. »
***
Paula
Sir Douglas nous intercepte dans un couloir. Sa main s'agrippe tel un crochet à l'épaule de mon Peter Pan et l'empêche de poursuivre sa route à mes côtés. Je me retourne, mais n'ose pas m'approcher, ne souhaite pas me prendre de plein fouet les mots gris qui vont être prononcés. Ne veux rien savoir.
« Monsieur Stefanovitch, êtes-vous prêt ? »
Arkady bredouille quelque chose, et moi je suis encore trop près, beaucoup trop près, alors je recule, et recule encore. Ce mouvement m'en rappelle un autre, le tout m'évoque une chanson, et je me concentre là-dessus pour ne plus rien entendre. Nous sommes le 16 mai 1983, Michael marche sur la lune pour la toute première fois. Et je ferme les yeux, et je serre les paupières à m'en donner la migraine, et je m'accroche en furie à ce morceau du passé.
Nous sommes le 16 mai 1983, Michael marche sur la lune pour la toute première fois.
Quelqu'un me tire de force et me ramène au présent. Arkady, je présume, puisqu'il est seul dans le couloir, désormais. Je lis dans son regard que rien de ce qu'il pourra me dire ne va me plaire, alors je bifurque sur mes talons et m'éloigne.
« Paula, je t'en prie, attend ! s'exclame-t-il dans mon dos. Laisse-moi au moins t'expliquer. »
Mais il n'y a rien à expliquer. Il n'y a qu'un tout à gâcher.
***
Veronica
Je ne sais ce qui attise le plus ma colère – le petit bruit aigu si méprisant qu'elle lâche, juste avant de me répondre, sa réponse elle-même, aveu à demi-mot qui concrétise le cauchemar que j'essayais d'éviter, ou le fait qu'elle choisisse ce moment précis pour rappeler à ma mémoire ce lien de parenté qu'elle a coupé de ses dents dans un carnage abominable, sans anesthésie et sans me prévenir, le soir de notre arrivée au château – mais je suis en ébullition.
« Ce type est un meurtrier, je lui lance à la figure, et tu n'es qu'une idiote, cousine. »
Sans se vexer le moins du monde, elle s'approche de moi en laissant derrière elle une traînée de gouttes d'eau sur le parquet en bois.
« De quoi est-ce que tu parles ? »
Comme j'en ai déjà trop dit et que, tout compte fait, je décide que le destin n'envoie jamais de signes, qu'il se contente de semer des embûches sur nos chemins et de jeter des enclumes sur nos têtes levées qui guettent éperdument l'horizon, je tends un bras vers ma béquille, prête à déguerpir. Plus rapide, Shelby s'en empare la première.
« De quoi est-ce que tu parles ? revient-elle à la charge.
— Rends-moi ma béquille.
— Seulement si tu réponds à ma question. Qui aurait-il tué ?
— Erick, je lâche dans un soupir et me sens presque aussitôt plus légère, comme si l'information était devenue trop lourde à porter. Un élève qui est mort la veille de notre arrivée, poussé de la falaise. Par ton cher et tendre, si l'on en croit les rumeurs. Je pense aussi que c'est lui qui m'a propulsée dans les escaliers, si jamais ça t'intéresse.
— Non.
— Comment ça, non ?
— C'est Chloé, qui t'a poussée dans les escaliers.
— Excuse-moi ?
— C'est Chloé qui t'a poussée dans les escaliers, articule-t-elle de nouveau, cette fois plus lentement, comme si j'étais d'une bêtise infinie, incapable d'analyser des informations qui ne seraient pas prémâchées au préalable.
— Mais comment en es-tu si certaine ?
— Parce que contrairement à toi, je ne fonde pas toutes mes accusations sur des rumeurs. Je l'ai entendue s'en vanter auprès de Meredith. Elle voulait éliminer la concurrence, décrocher le rôle à ta place. Mais crois-moi, elle ne recommencera pas de sitôt.
— Et qu'est-ce que ça signifie, ça, encore ?
— Disons que je l'ai légèrement empoisonnée.
— Disons que tu as quoi ?
— Intoxiquée serait un terme plus approprié. Je l'ai rendue malade. Ça va, détends-toi, Veronica, ajoute-t-elle, mauvaise, devant la grimace qui déforme mes traits. Je n'ai rien fait qui nécessite une réaction pareille de ta part.
— Alors c'est à cause de toi, si elle a vomi sur scène ? Mais tu es complètement cinglée !
— C'est moi, qui suis cinglée ? Elle aurait pu te tuer, et tout ça pour quoi ? Pour être au centre de l'attention l'espace d'une soirée, le temps d'un spectacle. Quant à toi, tu nous la joues Miss-Marple-du-dimanche, à enquêter seule sur un meurtre [1]. Et puis tant qu'à faire, tu t'es dit que ce serait une excellente idée, hein, de te balader en béquilles dans la chambre de celui que tu crois être un assassin. Mais bien sûr, c'est moi, qui suis cinglée. Aucun doute là-dessus. »
Je me retiens de lui sauter au cou, sans savoir si l'envie qui me domine est celle de la serrer dans mes bras ou bien de l'étriper. Dans le doute, je garde mes distances. Il me faudrait des mois pour réparer mon orgueil, si je m'abaissais à lui témoigner de la tendresse, alors mieux vaut ne pas prendre ce risque. Pourtant, je dois bien admettre que je suis touchée par ce drôle d'élan d'affection dont elle fait soudain preuve. Tant et si bien que les mots sortent trop vite. Je tente en vain de les piéger sous ma langue. Serre les dents trop tard.
« Merci, Shelby. »
Elle hausse les épaules, puis tout en me rendant ma béquille, me fixe droit dans les yeux et annonce d'une voix qui ne tolèrera aucune forme d'objection :
« Bien. À partir demaintenant, nous enquêterons ensemble. »
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