Chapitre 6 : Tusk
Vendredi 15 mai 2015
Les cris résonnent dans tout le château. Une voix grave au bord de la rupture, qui hurle, et hurle, et hurle encore. Toujours la même chose, le même appel, le même prénom. Asher. Soudain la voix se brise, et le monde retient sa respiration. Se demande si le silence va enfin réclamer ses droits. Il n'en est rien. Après une courte pause, les cris reprennent de plus belle. C'est le son d'un homme aux portes de la folie, qui semble prêt à tuer.
***
Mardi 24 décembre 2019
Veronica
Serions-nous si tétanisés ? Aucun de nous n'ose dire quoi que soit. Assise sur le lit les genoux pliés, les draps remontés jusqu'à ma poitrine, je tâche de reprendre mes esprits après le passage de la tornade Soufiane. Ce dernier est encore étendu derrière moi. J'aimerais pouvoir le contempler, mais n'en puise pas la force. Soudain je sens ses doigts sur mon dos nu et ne peux réprimer un sourire. Il est si doux ; alors mes mots se doivent d'être plus durs encore.
« Ce qu'il vient de se passer ne doit plus jamais se reproduire. »
Ses caresses s'interrompent un instant. Un instant, seulement.
« L'idée même de perdre un jour le lien qui nous unit m'est intolérable, je poursuis, tout en fixant le mur devant moi pour me donner du courage. C'est pour ça qu'il m'est si pénible d'accepter que tu vas t'entraîner à Quantico pour ensuite risquer ta vie tous les jours sur le terrain, comme il m'a été pénible de te voir accepter un poste dans un cabinet de détective privé, et d'apprendre à manier une arme en sachant que –
— Habibti, ce n'est pas –
— Toutes tes relations amoureuses se terminent, je l'interromps, ferme. Toutes, sans exception. La plupart d'entre elles ne tiennent même pas plus de quelques mois. Or il est hors de question que je te perde. Notre amitié m'est trop précieuse. »
Je sens le corps de Soufiane se redresser légèrement pour se pencher vers moi. Ses lèvres remontent doucement le long de mon dos. Je sais très bien ce qu'il fait. Ce à quoi il pense. Comment il tente de me faire entrapercevoir cette folle possibilité que cette fois, oui, cette fois, tout puisse être différent. Tout. Parvenu jusqu'à ma nuque, il marque une pause. J'incline la tête vers lui presque sans m'en rendre compte, à la recherche de son contact. Son nez frôle ma joue. Comme il me susurre à l'oreille les mots que j'entendais déjà dans son silence, je soupire, et grimace, mais campe sur mes positions.
« Je ne prendrai pas le risque. »
Et pour ne pas briser aussitôt ma promesse envers moi-même, je me lève du lit, enfile un kimono à la va-vite en priant pour qu'il ne soit pas en train de me regarder faire, et quitte la chambre. Dans le séjour, je tombe nez à nez avec Asher.
***
Asher
Elle porte la main à sa poitrine et agrippe le tissu léger qui la protège tandis que, gauchement, je tâche de conserver l'équilibre. J'ignore lequel des deux a le plus effrayé l'autre. Je me sens si drôle, entre ces murs. Partagé entre le sentiment d'être enfin arrivé à destination, et l'oppression de n'y être pas à ma place.
« La porte était grande ouverte », j'explique, les mains en avant, presque en l'air.
Je me sens comme un voleur. Et Rio qui n'a toujours pas daigné décoller les paupières. Je lui ai flanqué une vraie crise cardiaque, bordel.
« Ce que tu portes est en partie transparent. Je ne reluque pas, hein, sois-en bien assurée, mais il me semble tout de même que je suis obligé de te prévenir. »
Ce commentaire a au moins le mérite de la ramener parmi nous. Les bras croisés sur la poitrine, elle me fusille d'abord du regard, avant de pâlir à la vitesse de la lumière.
« Que t'est-il arrivé ?
— Arrivé ? », je répète comme un crétin.
Alors je me souviens de la bagarre – croyez-moi sur parole, j'avais vraiment oublié. Bon sang, amoché comme je suis, je dois ressembler au monstre de Frankenstein. Et je débarque avec cette allure, entrant sans invitation, pour surprendre tout le monde. Pas étonnant que mon Elaine ait frisé la crise cardiaque. J'aurais même pu la tuer sur le coup. Bordel.
« Je suis tombé, j'affirme à celle qui, déjà, s'avance vers moi.
— Tombé ?
— Tombé, oui. Sur un coin de table.
— Tu as désinfecté ? » Je secoue la tête. « Ne bouge pas, je vais chercher de quoi... »
Je m'apprête à lui assurer que cela n'est vraiment pas la peine, que je ne ressens presque rien, ou du moins pas grand-chose de plus que d'habitude, mais soudain Souf émerge à demi nu de la chambre et la douleur est fulgurante. Je doute néanmoins que Rio possède quoi que ce soit dans sa trousse de secours qui puisse m'aider. Un inhalateur, peut-être.
Plus Souf me fixe sans rien dire et plus j'étouffe.
« Alors comme ça, tous les deux, vous... », je commence, tandis que les joues de l'un deviennent cramoisies et celles de l'autre, beaucoup trop pâles.
Je suis tour à tour fou de joie et fou de jalousie, sans pouvoir discerner avec précision ce qui cause l'un ou l'autre. Personne ne bouge. Même Rio semble avoir oublié qu'elle s'était proposé de me soigner.
« Franchement, ce n'est pas trop tôt. » Comme de toute évidence, je suis le seul à avoir envie de parler, je ne peux plus m'arrêter. « Je suis vraiment heureux pour vous, les enfants. » Je le pense sincèrement. « Vraiment heureux que vous soyez heureux.
— Qu'est-ce que tu fiches ici ? »
C'est marrant, la voix de Souf diffère un peu de celle de mes souvenirs. Si j'avais dû parier, j'aurais pourtant misé ma vie sur mon incapacité à en oublier la tonalité. J'imagine qu'il n'y a donc rien qui soit impossible à oublier. Découvrir cela me donne envie de vomir.
« On a laissé la porte ouverte », répond ma vieille amie au moment où je déclare : « Rio m'a invité ». Et merde. Encore une fois, j'aurais mieux fait de me taire, c'est pas croyable. J'essaie de me remémorer la raison qui m'a poussé à changer d'avis, tout à l'heure, en sortant du restaurant où travaille Paul. Rien ne me vient à l'esprit. Je m'efforce de me rappeler le moment exact où j'ai pensé que, finalement, se rendre à ce dîner de réveillon ne serait pas une si mauvaise idée. Là encore, vide intersidéral.
Incapable de rester plus longtemps dans cette pièce – j'étouffe, bon sang, je suffoque tandis que tout se déchire, à l'intérieur, et je me demande vraiment comment je parviens à ne pas hurler – je change de nouveau d'avis et décide de m'en aller. C'est à peine si je croise leurs regards, à l'un comme à l'autre, sur le chemin de la porte. C'est à peine s'ils tentent de me retenir. En fait, non, c'est même pire : ni l'un ni l'autre ne font semblant de vouloir me retenir.
Dans le couloir, je fonce tête baissée vers les escaliers et rebondit contre le torse d'un homme. Alors ça y est, je pense aussitôt. Ils sont là. Ils m'ont suivi jusqu'ici. Voilà la fin qui commence. Mais en relevant le menton, je ne reconnais pas celui qui me fait face et qui s'excuse, alors que c'est pourtant moi qui l'ai chargé comme un taureau.
« Vous sortez de chez Veronica ? me demande-t-il une fois répandues ses politesses inutiles.
— Pourquoi ? », je réplique, sur la réserve.
J'ignore pour quelle raison je me sens obligée de rester sur la défensive. Je m'imagine peut-être que tout le monde est poursuivi par des êtres mal intentionnés. Quel demeuré je fais. Je remarque qu'une jeune femme se trouve derrière mon interlocuteur, un bouquet de fleurs à la main. Sa beauté me coupe le souffle. Ou peut-être est-ce simplement le fait d'avoir marché si vite pour m'enfuir de cet enfer.
« Vous êtes invités à son dîner de réveillon ? », je parviens alors à m'enquérir, moins agressif.
Ils hochent tous les deux la tête.
« Vous aussi ?
— Oui. Enfin, non. Enfin, si, je l'étais mais finalement, je ne peux pas rester. Asher Keely, je déclame en tendant une main vers le jeune homme. Je suis un vieil ami de Rio.
— Kevin Lighthouse, petit ami de Veronica.
— Oh. Intéressant.
— Erin Moreau, m'indique son accompagnatrice en me rendant à son tour ma poignée de main. Je sors avec Soufiane.
— Vraiment ? Très très intéressant. »
Bordel de merde. Ces deux-là, bon sang. Réfrénant un soupir, un ouragan, un carnage, je fais mine de fouiller mes poches.
« Oh non, j'ai oublié mon téléphone à l'intérieur. »
Déjà je bifurque sur mes talons et reprends le chemin de la porte.
« N'entrez pas, n'entrez pas, attendez ici ; je lance aux deux invités, faussement sûr de moi. Rio tient à ce que personne n'entre tant que sa décoration de table n'est pas parfaite. Et puis je crois qu'elle a brûlé sa dinde. Ne bougez pas, je vais en profiter pour la prévenir que vous êtes là. »
M'engouffrant de nouveau à l'intérieur, je ferme à double tour derrière moi et décide de ne pas perdre une minute. Je retrouve mon ancienne camarade dans le séjour et l'attrape par les coudes en la pressant de se rhabiller illico presto.
« Tes invités sont dans le couloir », je lui indique en vitesse, avant de prendre le chemin de la chambre et de ramasser pantalon et sweatshirt à même le sol pour les balancer sur la tête de Souf. Enfile ça, allez, on n'a pas le temps pour la douche. Tu ferais mieux de dénicher une bonne explication à ta présence ici, parce que dans le doute, je ne leur ai pas parlé de toi.
— Parlé de moi ? À qui ?
— La sublime créature assez cinglée pour te servir de petite amie, et qui au moment où je te cause, attend sur le palier. »
Sans même m'en apercevoir, je suis en train de refaire le lit tant bien que mal. Rio émerge sur le seuil de la porte. Elle a changé de tenue, ses cheveux sont toujours en pagaille. Je m'approche d'elle en deux grandes enjambées et me penche doucement au-dessus de son crâne.
« Veille bien à te reparfumer, O.K. ? Tu empestes l'homme. » Elle écarquille les yeux, mais s'éloigne en direction de la salle de bain. Je la retiens par le poignet. « Ta table à intérêt à être irréprochable, d'accord ? J'ai promis à Kevin et Erin une décoration impeccable. Et ce serait bien que tu brûles un peu la dinde.
— J'ai complètement brûlé la dinde.
— Parfait.
— Personne ne trouvera ça parfait. »
À chaque mouvement, je crée des tourbillons. Inspectant la pièce une dernière fois, je sonde le regard de Rio, puis celui de Souf, et puisqu'ils disposent maintenant de toutes les informations nécessaires, j'estime mon travail terminé.
« Heureusement que je suis arrivé avant eux, bordel, je lâche dans un soupir. Et franchement, les enfants, franchement. Vous deux, c'est une évidence, mais procéder ainsi, sérieusement... Larguez-les d'abord, O.K. ? Ça prend deux minutes. »
Quelques secondes plus tard je retrouve le couloir, d'abord, les rues new-yorkaises, ensuite, tel un justicier qui vient de sauver le monde, mais qui déjà est convoqué sur les lieux du prochain crime.
À bout de forces.
***
Shelby
« Comment ça, cela ne va pas être possible ? », je m'exclame, furieuse, les doigts crispés sur mon téléphone.
Je savais bien qu'ils allaient finir par me rappeler. Qu'ils allaient finir par tout annuler.
« Puisque je vous dis que j'ai trouvé un vol de dernière minute. »
Silence gêné à l'autre bout du fil. Puis de nouveau, une avalanche de fausses excuses.
« Pas une bonne idée ? je reprends en écho au bord de la crise de nerfs. Selon qui ? Non, vous savez quoi, peu m'importe bien qui pense quoi, qui a décidé quoi, et qui commande qui. Sauf votre respect, taisez-vous et écoutez. Cela fait quatre ans que je promets quelque chose sans jamais m'y tenir, quatre ans. Et c'est en grande partie de votre faute. Si jamais je romps de nouveau ma promesse, Spencer ne me le pardonnera pas. »
De cela, j'en suis persuadée. C'est un sentiment qui me taraude depuis des semaines. Cette impression de nous tenir chacune des deux côtés d'un pont en ruines, à quelques heures de l'effondrement. Sur la ligne téléphonique, des crépitements soudain ponctuent une phrase affreuse qui m'oblige à me laisser tomber sur une chaise.
« Malade ? je répète, perplexe. Comment ça, malade ? »
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