Chapitre 5 : We'll be the passenger - 2/2
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Soufiane
« Monsieur El Djebana, vous manquez terriblement de concentration, ce matin », me lance Mr Weisz, le professeur de magie.
Au programme du jour : le tour des menottes, aperçu dans le film Insaisissables. C'est pourtant moi qui le réclame au professeur depuis qu'avec Ash, nous avons vu ce film. Je suis censé me libérer sans le montrer, puis transférer les menottes de mes poignets à ceux d'Eduardo, assis en face de moi. En temps normal, j'aurais compris et retenu chacun des gestes que je dois esquisser. Aujourd'hui, je m'évertue à maintenir les yeux ouverts. La nuit dernière m'a plus affecté que je n'ai bien voulu l'admettre. Étrangement, je ne crois pas que la faute soit imputable aux agissements d'Asher, je pense que c'est Arkady, qu'il me faut blâmer. À force de me mettre en garde contre la fin du monde, il a bien fini par me convaincre qu'elle nous attend au bout d'un chemin dont nous avons déjà parcouru la moitié. Peut-être plus. Et si hier soir n'était que le début ?
Bien sûr, Asher finit toujours par faire demi-tour.
C'est son tour de magie à lui. Il raconte l'histoire toutes les semaines, il part à la recherche de son frère tous les trois mois, il abandonne à chaque fois. Mais hier, cela a duré plus longtemps que d'habitude. Hier, nous étions six et non quatre. Nous sommes allés plus loin. Avons dérapé plus tard, dérapé, tout court. Avons ri plus fort. Hier, tout m'a semblé légèrement différent. Trop légèrement pour que cela m'inquiète ? C'est encore difficile à affirmer.
« Excellent, Mrs Williams, vraiment excellent. Et vous dites que vous n'aviez jamais pratiqué la magie auparavant ? Vraiment –
— Impressionnant, oui, vraiment impressionnant », je ne peux m'empêcher de m'exaspérer sous cape tout en secouant mes menottes, toujours sans le moindre succès.
Je constate qu'Eduardo me jette un regard funeste, et qu'il semble se réjouir de mon incapacité soudaine à réussir le tour. Je crois qu'Asher a dit quelque chose qui ne lui a pas plu, l'autre jour. Je ne me rappelle plus quoi, au juste, mais si je dois me fier à la noirceur de ses yeux, c'était assez cruel pour faire naître au creux de son ventre des envies de meurtre. Il faudra que je me souvienne de le garder sous surveillance. Il ne manquerait plus que survienne un nouvel incident.
« Aurais-tu besoin d'aide ? s'amuse la voix de Shelby dans mon dos. Tu sais qu'il faut d'abord que tu –
— Ça va, Williams, je sais très bien ce que je dois faire, je te remercie. »
Elle vient me trouver à la fin du cours pour tenter de m'extorquer qu'Asher est un fou furieux qui a tous failli nous faire tuer. En vain.
« O.K., d'accord, j'ai compris, soupire-t-elle au bout d'un moment. Il pourrait te couper un doigt dans ton sommeil, et au réveil tu te persuaderais que pour la première fois en seize ans d'existence, il aurait été victime d'une crise de somnambulisme. » Je refuse de nier, pour le seul plaisir de la voir s'agacer davantage. « Comme tu veux, c'est ton problème. Moi, j'ai décidé de n'aimer personne de cette manière. »
Là, je ne peux m'empêcher de rire jaune.
« On ne décide jamais de ces choses-là. »
***
Veronica
« Les Rachel, veuillez vous lever, je vous prie, puis rejoindre les coulisses. Nous allons vous appeler une par une. »
Je redresse le buste et déplie mes genoux. Un brouhaha sournois m'attaque par-derrière avant de se diffuser dans l'amphithéâtre. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir qu'il a pris son envol depuis les lèvres de Chloé, mais tant pis. Asher, à mes côtés, me récompense d'une tape dans la cuisse et d'un sourire qui vaut de l'or.
« Allez, me souffle-t-il, montre-leur ce que tu as dans le ventre. »
Il applaudit et hurle ses encouragements lorsque vient mon tour de monter sur scène, et je crois bien qu'il écope ainsi d'une quatorzième heure de retenue.
Deux heures plus tard, alors que sonne la fin des auditions, je me sens encore portée par mon sentiment d'euphorie. Comme l'impression de flotter dans les couloirs. Chloé, Meredith, Shelby et moi avons toutes postulé pour le rôle de Rachel Green. Shelby a été sensationnelle, faut-il le préciser ? Malgré tout, il me semble que j'ai moi aussi mes chances. Asher a été dithyrambique, quand je lui ai demandé son avis. Même Meredith m'a adressé des compliments qui m'ont paru sincères.
Il va falloir que je fasse attention, je crois bien que je risque de m'envoler.
Tandis que je récupère mes affaires, j'entends des gloussements dans mon dos et me retourne sur un spectacle qui me glace le sang. Gatsby, de nouveau penché à l'oreille de Shelby. Ses mains frôlent sa taille une fois, puis deux, avant de s'y poser franchement. Les lèvres de Shelby sourient contre sa joue mal rasée.
« Jay ! je lance, et il sursaute, semblant surpris que j'use de son prénom de baptême plutôt que de ce surnom qui le rend magnifique, Mrs Ferguson voudrait te voir en coulisses. »
Il se détache avec regret de Daisy – pardon, Shelby – puis obtempère, s'éloignant de nous à pas rapides [1]. Ne perdant pas une seconde, je me précipite vers ma camarade. La mets en garde sans préambule.
« Tu ne devrais pas traîner avec lui.
— Ah non ? Et pourquoi pas ? »
J'ignore comment lui signaler le danger auquel elle s'expose sans lui révéler tout ce que je sais – et surtout, tout ce que je ne sais pas – du meurtre d'Erick et des soupçons qui pèsent sur ce garçon qui lui plaît. Elle semble si épanouie, depuis son arrivée au château. Je hais l'idée de rendre acides ses douces illusions. Comme je reste silencieuse, et bredouille je-ne-sais-quoi, elle fronce les sourcils, s'agace, se ferme. Bien décidée à ne pas m'accorder le moindre crédit sans preuve et sans explications.
« Ne sois pas si jalouse », me crache-t-elle finalement au visage, avant de me laisser en plan.
Désormais seule dans l'amphithéâtre, je voudrais crier, me contente d'un soupir.
« Ne sois pas si jalouse, je répète et rumine une fois dans les escaliers. Incroyable. Cette fille est incroyable. À se demander pourquoi j'essaie de lui sauver la vie. Je t'en ficherai, moi de la jalousie. Comme s'il existait tant de raisons de t'envier. Jalouse... Jalouse de ton Gatsby-Norman-Bates ? Ou bien de ton Haut Potentiel dans n'importe quel art qui ne soit pas celui de la diplomatie, ou de l'amabilité, ou ne serait-ce que de la politesse, bon sang, juste un peu de politesse, de temps en temps, est-ce vraiment trop te réclamer ? Je me nomme Shelby Williams et ma perfection projette une lumière capable d'éclairer l'humanité tout entière. Et voilà que je possède le savoir du monde, et voilà que je change en or tout ce que je frôle, et voilà que, oups, je pétrifie tout mortel qui se risque à croiser mon regard. Tu sais quoi, Shelby ? Va donc au diable, et emporte avec toi cette perfidie qui te rend si laide, sale petite p– »
Je suis si immergée dans mon monologue que je ne me rends pas compte que je suis suivie. Je ne vois pas la personne qui, à pas feutrés, s'approche de moi par-derrière. Lorsque je sens deux mains se poser à plat sur mon dos, prêtes à pousser, il est trop tard, pour empêcher la chute.
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