Chapitre 5 : We'll be the passenger - 1/2

Paula

Je tire d'abord Shelby de son sommeil, avant de réveiller Veronica. Cette dernière est agitée, les poings serrés à s'en blanchir les phalanges. J'ignore où elle est, et ce à quoi elle fait face, au juste, mais j'ai l'impression de lui rendre service. Pourtant, elle résiste. Se débat. Déverse ses objections en une bouillie de syllabes.

« Il est l'heure, je la préviens tout bas.

— L'heure pour quoi ?

— Ash insiste pour que cette fois, vous soyez toutes les deux de la partie.

— Je ne veux pas crier, Paul, bougonne Veronica, toujours empêtrée dans sa Hard Day's Night [1], tandis que Shelby enfile un pantalon en silence, sa curiosité prenant de toute évidence le pas sur tout le reste. Je ne veux pas crier, je veux simplement dormir. »

Mais ce soir, il ne s'agit pas de crier. Il s'agit de sauter.

***

Veronica

« Comment ça, il s'agit de sauter ? »

C'est déjà la troisième fois que je pose la question, toujours sans obtenir de réponse. Je talonne Paula, sur les nerfs, coincée dans la nuit, au beau milieu d'un déjà-vu. Shelby me devance elle aussi. Elle ne semble pas inquiète le moins du monde, mais je crois bien que sa propre mort ne l'a jamais effrayée.

« Sauter le pas, pas sauter littéralement », intervient Arkady en faisant irruption à nos côtés.

Comme nous, il est armé d'une lampe torche.

« Bon sang, j'explose de soulagement, pourquoi Paula ne s'exprime-t-elle pas normalement ? »

Notre prince russe abandonne ses lèvres à un sourire, avant de se renfrogner presque aussitôt.

« Je savais bien qu'Asher ne tarderait pas à recommencer. »

Comme la dernière fois, nous nous dirigeons vers un grillage – mais pas celui qui mène à la falaise, l'autre, celui qui scinde en deux la forêt – et comme la dernière fois, nous plions les genoux pour nous faufiler par un trou. Très vite deux voitures débarquent sur la route, pleins phares, moteur pétaradant.

« C'est une très mauvaise idée », annonce Arkady.

Mais personne ne semble l'entendre, ou s'en soucier. Soufiane s'extirpe de l'un des véhicules, la portière claquant derrière lui, la tête d'Asher émerge du toit ouvrant du second.

« À qui appartiennent ces voitures ? demande Shelby.

— Mr et Mrs Ferguson, réplique fièrement Soufiane. Ces deux-là sont toujours si immergés dans leurs mondes de fiction qu'ils ne réalisent pas quand on leur fouille les poches.

— Donc tu les as volés.

— On ne vole rien, corrige Asher, on emprunte.

— Vous comptez faire le plein, avant de les rendre ?

— Ça dépend, toi tu comptes nous enquiquiner longtemps ?

— Souf, attends, ne t'énerve pas, intervient son meilleur ami, elle a raison, c'est mal. Mais c'est le seul moyen.

— Pour aller où ? »

Soufiane esquisse un rictus. « Tu verras. Habibti, tu montes avec nous ? »

Je trouve drôle que nos rôles aient été échangés : puisque Shelby semble devenue réticente, je m'élance vers la voiture d'un pas assuré. Et me constatant si intrépide, elle s'oblige à se débarrasser de ses craintes. Seul Arkady reste en retrait, hésitant.

« C'est une très mauvaise idée, répète-t-il.

— Sans le moindre doute, lui rétorque Soufiane avant de lui lancer les clés. Allez, grimpe. »

***

Soufiane

Asher siffle un air que je ne connais pas. Je crois que cela l'aide à ne pas laisser ses pensées s'égarer. Je jette un œil dans le rétroviseur. Dois-je m'inquiéter au sujet d'Arkady ? Il a refusé de conduire, refusé d'être davantage qu'un simple spectateur. Dans la voiture qui nous suit, c'est Shelby qui tient les manettes.

« Je me demande bien où elle a appris », maugrée Habibti sur la banquette arrière, tout engluée dans sa jalousie.

Nous, on a appris dès qu'on a découvert que tous les professeurs possédaient une voiture, garée en marge de la forêt, prête à détaler vers l'ailleurs pour aller faire les courses ou juste faire l'impossible, prendre un café en ville ou juste prendre le large. Nous avions treize ans, et ç'a été une véritable révélation, d'apprendre que nous n'étions pas vraiment coincés ici, que nous aussi, nous pouvions partir. On a fait comme on avait vu faire dans les films, et ça a bien marché. Plutôt bien marché. Pour moi, en tout cas. Ash, il a bien failli se prendre un arbre ou deux, ou trois. Heureusement pour lui, pour nous, je n'ai jamais quitté son siège passager, me tenant prêt à tirer sur le frein à main à tout moment, de toutes mes forces. Prêt à me déboîter l'épaule par la même occasion, s'il le fallait. Car abîmer la voiture, c'était renoncer définitivement à nos envies d'évasion. Or à cette époque-là, nous n'étions qu'amas de poussière, jamais ancrés nulle part, toujours disposés à nous envoler. En quête permanente de coups de vent.

Ensuite, progressivement, ça nous est passé. Nous avons réalisé que nous étions heureux au château, ce qu'au fond, nous avions toujours su. Nous voulions plus ; nous n'avions guère besoin d'autre chose. Depuis, on ne sort les voitures que pour une seule occasion, un but clair et précis, au bout d'une route sous la brume.

D'un coup d'œil sur ma gauche, je ne peux m'empêcher de constater qu'Ash conduit désormais comme un vrai pilote de formule un et que mes doigts, pourtant, cherchent encore si souvent à agripper le frein à main.

« L'un de vous va-t-il enfin se décider à m'expliquer où nous allons ? », s'enquiert Habibti, alors je me retourne vers elle et tandis qu'elle ajuste les lunettes sur son nez de ce geste si caractéristique dont je ne me lasse plus, je déclare sans ciller que nous avons pris la route pour Dublin.

« Dublin ? Dublin, la capitale de l'Irlande ?

— Non, Dublin, la supérette sur la colline », se moque Asher, et je me tends, car il me semble apercevoir les premiers signes.

Un changement de fréquence dans les notes de sa voix.

Une goutte de sueur qui chemine jusqu'à son oreille droite.

Je poursuis mon explication malgré tout mais la peur au ventre – une saleté de peur au ventre –, ce n'est plus Habibti que je regarde.

« Nous allons retrouver son frère. »

***

Arkady

Shelby est infatigable. Question après question après question. Inquiétude après inquiétude après inquiétude. Où allons-nous ? Combien de temps allons-nous nous absenter ? Qui prendra soin de Spencer, si je ne suis pas là ?

« Elle va se sentir abandonnée, soupire-t-elle, les mains crispées sur le volant. Doublement orpheline. »

Ne risquons-nous pas la punition de notre vie ?

Nous risquons bien pire ; je lui conseille de ne pas s'en faire.

Je repère les signes avant-coureurs depuis cinq minutes. Devant nous, Asher a amorcé sa décélération. C'est encore imperceptible, mais je le vois. Dix minutes plus tard, les feux-stops du véhicule qui nous précède commencent à s'allumer, à clignoter, timides lumières rouges dans la nuit noire. Elles tressautent, hésitent, et puis s'agitent, cédant à la frénésie, nous offrant une imitation que je sais fidèle à celui qui, au volant et au bord de l'épilepsie, tente de conserver le contrôle de son existence ou à défaut, de sa trajectoire.

« Commence à freiner, je somme Shelby. Et reste loin derrière.

— Mais que se passe-t-il ? Il y a un problème, avec sa voiture ? Pourquoi est-ce qu'il ralentit ?

Freine, je te dis, freine vraiment. Ne cherche pas à comprendre. »

J'aurais dû accepter de conduire. Écouter Sir Douglas, user de ma supposée sagesse. Au lieu de ça, j'ai buté en touche. Soufiane se dresse sur son siège, émerge par le toit ouvrant, commence à faire de grands signes. Il crie, mais impossible de l'entendre.

« Qu'est-ce que... »

Shelby tente de baisser sa vitre, mais c'est inutile. Je n'ai guère besoin de son pour savoir ce qui est en train de se produire.

« On fait demi-tour.

— Demi-tour ? s'étrangle Shelby. Comment ça, demi-tour ?

— C'est ce que Soufiane est en train de s'époumoner à te faire comprendre », j'explique, mais nous n'avons pas le temps d'analyser l'absurdité des commandements, ou la complexité des rouages qui font tourner l'univers.

Sur mes conseils elle écrase la pédale du milieu, mais comme je crains que cela ne suffise pas, je tire le levier du frein à main pour forcer un arrêt complet tandis que devant nous, Asher fait bifurquer les pneus avant de son véhicule, frisant le dérapage.

***

Veronica

Le mouvement est brutal, et tout s'accomplit en un éclair. J'ai à peine le temps de comprendre ce qui nous arrive. Très vite ma ceinture de sécurité me comprime la poitrine, ce qui m'empêche de percuter le siège avant, mais ne me protège pas du choc de mon coude contre la portière. Le boum couvre mon explosion de surprise, tout en étant lui-même écrasé par le crissement des freins et le gémissement des roues qui dérapent. Au milieu de ce vacarme assourdissant, il me semble aussi entendre Shelby hurler mais ça, je sais que c'est impossible.

Désormais à l'arrêt, la voiture à trois cent soixante degrés, nous reprenons tous les trois nos respirations. Soufiane s'inquiète de savoir comment je vais, mais sans même lui répondre je me penche en avant pour vérifier que la seconde moitié de notre groupe est toujours là, qu'ils ont bien compris qu'il leur fallait ralentir, que nous avons évité un drame. Ils sont si près que je distingue leurs traits derrière leur pare-brise, mais assez loin pour avoir esquivé la mort. Je croise le regard outré de Shelby. Et puis je ne sais pas trop ce qu'il me prend, mais j'éclate de rire.

« Vous êtes complètement siphonnés, tous les deux, je lance en direction des garçons. De vraies bêtes de foire. »

Ils ont sur le visage un air à la fois paniqué et idiot, qui ne fait que nourrir ma crise de rires, de larmes, de rires, je ne sais plus vraiment. Ils se joignent à moi, à présent, et j'ai les abdominaux qui tirent, et il me semble bien, oui, c'est ça, c'est exactement ça, il me semble que je commence à les aimer comme on n'aime qu'entre les pages, ou devant les caméras.

Une fois remis de nos émotions, nous reculons, bifurquons sur la gauche pour contourner la voiture abritant Shelby, Arkady et Paula, puis comme s'il ne s'était rien passé, nous reprenons la route en sens inverse, direction l'internat. Rapatriée sur la banquette arrière, je me retourne juste à temps pour voir Shelby esquisser un demi-tour parfait, en trois temps réguliers, tout en contrôle, à des années-lumière du coup de folie d'Asher.

***

Asher

« Les gars, sans déconner, je tiens à ce que vous sachiez que je suis réellement, sincèrement, profondément désolé. »

On a laissé les voitures sur le parking, j'aurais aimé qu'on puisse aussi y déposer ma honte, rouler dessus, et ne plus jamais en reparler. Pourtant c'est moi, qui ne cesse de ramener sans arrêt le sujet sur le tapis.

« De nous avoir fait perdre notre temps ? raille Souf.

— Ou simplement d'avoir failli nous tuer ? », surenchérit Paul.

Ils trouveraient presque ça drôle. Pas moi. Moi, je suis vraiment désolé. Ça se passe toujours comme ça ; je ne fais jamais exprès. Je sais que c'est difficile à croire, mais c'est la vérité. À chaque fois je me persuade que je vais y arriver, à chaque fois, bordel. D'une main j'ébouriffe mes cheveux, voudrais pouvoir les arracher. Devant moi je vois Souf qui ôte son blouson pour recouvrir les épaules de Rio, et comme par procuration, ce geste plein de tendresse m'apaise. Je souffle un coup et essaie de me convaincre que cette traversée de mon enfer personnel que je viens de leur imposer sera vite oubliée. Que bientôt je serai moi aussi capable d'en rire pour de vrai. D'ailleurs, même Dandy m'observe avec dans le regard une pointe de compassion, ou d'affection, ou peut-être bien que c'est simplement de la pitié, qu'en sais-je, il fait nuit noire et ma lampe torche a rendu l'âme. Soudain je sens une douleur fulgurante à l'arrière de mon crâne. C'est Shelby, Shelby et sa main aux doigts ornés de bagues. Juste avant de rentrer au château, elle me traite de cinglé, et contrairement à ce qu'il s'est produit plus tôt avec Rio, dans sa bouche à elle, cela ne sonne pas comme une déclaration d'amour. Rio, justement, m'adresse quant à elle un sourire solide. Souf me serre doucement l'épaule. Dandy n'ajoute rien, retenant ses pensées sur le bord de ses lèvres, ce qui est déjà beaucoup. Je sais que dans son esprit, tout à l'heure, les insultes ont dû fuser. Peut-être fusent-elles encore. Paul se hisse sur la pointe des pieds pour déposer sur ma joue un baiser furtif qui suffit à les rendre brûlantes.

Puis nous retournons tous à l'intérieur.

Sans mon frère, mais comme un seul homme.

***



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