Chapitre 5 : Kings never die - 2/2
Soufiane
La porte s'entrouvre à peine.
« Annabelle, je la salue poliment, mais c'est mon compagnon de route qui attire d'emblée son attention et la pousse à ôter la chaîne de sécurité.
— Vous, ici, dit-elle en fixant Asher du regard. Intéressant. Et moi qui me demandais qui était le mystérieux jeune homme suffisamment chevalier pour défendre l'honneur de Paula au détriment de son nez. Elle n'a rien voulu me dire.
— C'est un vieil ami, je lui explique avant qu'Asher, les joues rougies par le froid et le compliment, ne puisse répliquer quoi que ce soit. Et ce que tu qualifies de chevalerie, quand on connaît l'individu, on se contente d'appeler ça de la bêtise. Est-ce qu'on peut entrer ? Paul nous a demandé de –
— Oui, oui, bien sûr, elle m'a prévenue. Après vous. »
S'écartant de notre passage, elle disparaît dans la salle de bains et, haussant le ton pour être entendue, nous prie de nous installer à notre guise.
« Vous avez de la chance », nous dit-elle en revenant dans le salon tout en brandissant un bâtonnet de rouges à lèvres en ma direction.
Seule la moitié inférieure de sa bouche est colorée en rose bonbon.
« J'ai en tête une interminable liste de contre-exemples, mais je t'écoute.
— J'ai beaucoup de questions, précise-t-elle, mais malheureusement pour moi et heureusement pour vous, je ne peux pas rester les poser. Je suis attendue quelque part. Quelque chose me dit que de toute façon, vous vous seriez montrés très évasifs, comme Paula. Je me trompe ?
— Pas le moins du monde.
— Pourquoi Paul n'habite plus avec Rio ? », m'interroge Asher lorsqu'Annabelle disparaît de nouveau dans la salle de bains.
Me laissant tomber sur le canapé, je hausse les épaules.
« Quand elles ont commencé à monter un groupe, avec Annabelle, Paul passait tout son temps ici. Avant d'aller travailler, à la sortie du travail, les week-ends, tout le temps. À composer, répéter, faire des projets. C'est à peine si elle dormait encore à l'appartement. Alors au bout d'un moment, le déménagement s'est imposé comme une évidence.
— C'était avant ou après que tu emménages avec Erin ?
— Qu'est-ce que tu essaies de prouver ? je réplique, agacé, alors qu'il ouvre le congélateur et en extrait un sachet de viande hachée surgelée.
— De prouver ? Rien du tout, j'ai toujours été une quiche en maths, en géométrie, en raisonnement, tout ça, tu le sais mieux que n'importe qui. Je me demande si Rio va bien, c'est tout. »
Je suis sur le point de lui signifier que cela ne le regarde pas, ne le regarde plus, mais suis interrompu par Annabelle qui, pomponnée comme un soir de grand évènement, attrape son sac à main, ses clés et tout en répandant une douce odeur de parfum dans toute la pièce, nous prie de ne rien casser ou brûler en son absence.
« Normalement, nous indique-t-elle avant de nous abandonner à notre sort, Paula ne devrait pas trop tarder. »
Sur le seuil de la porte, elle plonge une dernière fois ses yeux dans ceux d'Asher comme si elle pouvait en déterrer ses secrets les mieux cachés et soupire :
« Elle vous rend tous fous, n'est-ce pas ? »
Ash se contente d'esquisser un sourire, mais se garde bien de lui révéler qu'il n'a guère besoin de l'aide de quiconque pour se consumer de folie. M'étendant sur le canapé, je m'autorise à fermer les yeux un instant et lui conseille d'en faire de même. Un mauvais pressentiment me suggère que toute forme de répit est bonne à prendre, que les ennuis sont encore loin d'être derrière nous.
« Tu crois que Shelby a vraiment reçu une bourse d'études pour résultats émérites ? je demande à voix haute, les paupières toujours closes.
— Évidemment, me répond mon vieux camarade sans la moindre hésitation. C'est Shelby. »
Il marque une pause et sans même rouvrir les yeux, je parviens à déceler dans sa voix le sourire qui s'étire peu à peu d'une oreille à l'autre.
« Ne me dis pas que tu es jaloux.
— Bien sûr que non.
— Bon sang, ce que tu es jaloux.
— Bien sûr que non.
— Encore plus que je ne le pensais. »
Je m'apprête à démentir de nouveau quand mon téléphone vibre. M'attendant à y lire un message de Paula, je fronce les sourcils en m'apercevant que c'est Habibti, qui m'envoie une photographie. J'ai tôt fait de l'ouvrir que j'essaie de la rappeler, en vain.
« Souf, que se passe-t-il ? », s'inquiète Asher.
Incapable de lui fournir une explication avant de comprendre moi-même comment les choses ont pu dégénérer à ce point-là, m'échapper à ce point-là, je me lève, compose le numéro de Paula, arpente la pièce d'un bout à l'autre en priant pour ne pas tomber sur son répondeur.
« Quelqu'un a enlevé Habibti, je débite à toute vitesse lorsqu'enfin elle décroche, tandis qu'elle tente de saisir le sens de mes propos. J'ai reçu une photo. Quelqu'un l'a enlevée, ligotée à l'arrière d'une voiture. »
Asher laisse tomber sa poche surgelée et commence à jurer tout bas.
« Je sais, me répond la voix de Paula, dénuée de tout trémolo, de toute forme d'inquiétude.
— Tu sais ? Comment ça, tu sais ? Pourquoi ne pas m'avoir prévenu, alors ?
— Souf, tout va bien, respire. Nous venons tout juste de la libérer. »
J'essaie de me faire à l'idée, mais c'est impossible. Tout va trop vite. Pire, encore : tout se passe sans moi. Mon impuissance me rend malade, j'ai tour à tour envie de vomir et de briser quelque chose en mille morceaux. N'importe quoi.
« Elle va bien ? » Silence. « Paul, réponds-moi, bon sang, est-ce qu'elle va bien ?
— Oui, oui », me réplique-t-elle d'un ton distrait comme si elle était en train de penser à autre chose, comme si elle revenait à peine et en douceur de l'un de ses nombreux voyages vers l'un de ses mondes inaccessibles. Puis d'un ton plus ferme elle complète : « elle est en route vers l'hôpital parce que c'est la procédure, mais elle n'a rien.
— Que s'est-il passé ?
— Les hommes à qui Ash doit de l'argent ont tenté d'enlever Veronica pour le motiver à payer plus rapidement. Je crois qu'ils se sont imaginé que... Bref, peu importe ce qu'ils ont imaginé. Écoute, il ne faut pas t'inquiéter, d'accord ?
— Tu te fiches de moi.
— Jamais. Continue de veiller sur Asher. Ne bougez pas de chez moi car l'endroit est sûr. Asher ne s'y étant jamais rendu, il est improbable que ces horribles types nous pistent jusque là-bas. Pendant ce temps-là, nous, on s'occupe de rembourser sa dette, et de tout le reste. »
Il y a quelque chose dans sa façon de dire « nous », une espèce d'assurance, de confiance aveugle malgré la fragilité des possibles, qui m'interpelle et m'immobilise au milieu du salon.
« Pourquoi es-tu si calme ? », je l'interroge en tâchant de dissimuler ma méfiance au maximum, avant de faire voler en éclats cette promesse dès la seconde suivante : « Paul, qu'est-ce que tu me caches d'autre ? Et n'essaie pas de me –
— Arkady nous aide », déclare-t-elle plus fort que jamais je ne l'ai entendue s'exprimer jusqu'ici, en onze ans d'amitié.
Cette phrase me lacère tout entier, sans prévenir. Je m'attendais à tout, sauf à ça. Tant et si bien que sur le moment, je n'ai rien d'autre à lui offrir que mon silence ; mon silence et des miettes de moi, de nous, qui jonchent le sol et que je n'ai pas encore la force de ramasser.
« Et grâce à lui, j'en suis convaincue, poursuit-elle, tout va bien se terminer. »
Elle raccroche aussitôt après. J'ai beau l'appeler, l'appeler, et l'appeler encore, si éperdument hors de moi, si désespérément perdu, rien n'y fait. Au bout du fil, seuls subsistent des grésillements. Plus personne ne me répond.
***
Veronica
C'est déjà la quatrième fois que Shelby me demande si je vais bien. Dans sa bouche, ça sonne comme « tu as vraiment une mine affreuse, tu es sûre que tu ne veux rien manger ? », mais depuis le temps, je sais lire entre les lignes.
« Il paraît que tu as été extraordinaire », je lui lance en sombrant dans un fauteuil.
Nous sommes de retour chez Arkady. Celui-ci remplit la gamelle de son chien en silence. Il a à peine prononcé trois mots depuis mon retour du commissariat.
« C'est peut-être à toi qu'est promise une brillante carrière à Broadway. Tu as toujours été douée. Tu as toujours été douée en tout. »
Shelby fronce les sourcils, car mes compliments traînent des relents de reproches. Ces derniers sont injustes et disgracieux, je le sais bien, mais ils sont tenaces, et gluants, et ne me quittent jamais. Comme je tâche d'esquisser excuses et remerciements, elle balaie l'ensemble d'un geste de la main et m'invite à leur raconter mon entrevue avec les officiers de police.
« Je leur ai dit que je n'avais pas la moindre idée de qui étaient ces gens. Que j'ignorais tout des raisons qui auraient pu les pousser à m'enlever.
— Tu as fait quoi ? »
Cette fois c'est dans sa voix, que se concentrent les griefs. Paula, en revanche, me contemple avec une douceur que je lui renvoie presque sans effort. C'est drôle. Je sens qu'entre nous, les choses pourraient redevenir normales. Que d'une certaine façon, elles le sont déjà. Pourtant ce matin encore, je pensais mourir un de ces quatre sans jamais puiser en moi ni l'envie ni la force de lui accorder mon pardon.
Ce matin,
c'est loin.
« Pourquoi avoir menti ? s'agace Shelby devant mon silence. Pourquoi ne pas avoir tout raconté à la police ? Tu ne crois pas qu'il aurait été plus opportun, plus malin, de solliciter leur aide ?
— C'était le plan, oui, je lui concède sans m'attarder sur ses insultes en demi-teinte. Au début. Mais ensuite j'ai pensé : et si jamais Asher avait fait quelque chose de répréhensible ? Quelque chose d'autre, j'entends, au-delà de sa consommation de médicaments sur le marché noir ? Quelque chose qu'il nous aurait tu, ou bien quelque chose dont il ne se souviendrait pas ? Je n'ai pas envie de lui attirer plus d'ennuis que le strict nécessaire. »
J'évite avec soin leurs regards, secoue la tête. Me redresse sur mon fauteuil. Ajoute presque malgré moi :
« Ni à lui, ni à Arkady. »
Celui-ci accueille cette dernière remarque avec flegme, une cigarette coincée entre ses lèvres. Ne cesse-t-il donc jamais de fumer ? Ses épaules se haussent ; juste à peine, un léger frémissement, rien de plus. Shelby et Paula ne répliquent pas, mais je ne doute pas que leur silence vaut ralliement. Ce qui m'effraie, nous le craignons tous, le pressentons tous : et si Asher nous avait menti ? Et s'il avait fait pire, et s'il risquait davantage ?
En attendant les révélations, la résolution, la dissolution, Paula s'étend sur le canapé et Arkady nous autorise, Shelby et moi, à nous reposer dans sa chambre. Tandis que ma cousine s'éloigne, il m'attrape doucement par le bras et me souffle tout bas pour que personne d'autre n'entende :
« J'apprécie le geste, mais de grâce, à l'avenir, évite de t'inquiéter pour moi. »
J'aimerais lui dire qu'il n'en est rien, que je me suis simplement bornée à lui rendre la pareille – une faveur pour une faveur, une vie pour une vie –, mais son visage paraît si jeune, tout à coup, que si j'en oubliais le décor je pourrais nous croire à des milliers de kilomètres d'ici, les cheveux au vent, à quelque pas d'une falaise, à quelques pas du futur ; à quelque pas d'une erreur monstrueuse qui rendrait à jamais impossible de s'inquiéter pour lui. Submergée par les souvenirs, je me contente de maintenir mes yeux vissés dans les siens, cependant qu'il poursuit sur sa lancée et ajoute avec un triste sourire :
« Je ne saurais dire pour quelle raison, exactement, mais je sens que si tu t'entêtes dans cette voie, tu vas tous nous faire tuer. »
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