Chapitre 5 : Kings never die - 1/2

Paula

J'assiste à la scène comme à un rêve. En dehors. Impuissante. Je sens une pression dans mon dos et avance telle une marionnette. Autour de moi tout est flou, et jaune. Il me faut quelques instants pour comprendre que tout ce jaune provient de la carrosserie du taxi vers lequel me pousse sans ménagement Shelby.

« Suivez la voiture noire, ordonne-t-elle au chauffeur, celle aux vitres teintées, qui vient de passer à l'orange. »

Il s'exécute sans poser de questions, comme s'il recevait ce genre de consignes plusieurs fois par jour.

« Paul ! »

La voix de Shelby est insistante. Je crois que ce n'est pas la première fois qu'elle m'appelle de la sorte. Mais autour de moi, le monde est toujours aussi flou, toujours aussi distant, et je peine à le rejoindre.

« Paul, tu m'entends ? Reviens parmi nous, tu veux ? J'ai besoin que tu fasses deux choses. Premièrement, préviens les garçons de se rendre chez toi et pas chez Veronica comme prévu. Ils y seront plus à l'abri. Du moins, je l'espère. » Je hoche la tête. « Deuxièmement, avertis aussi Arkady. Qu'il se tienne prêt à rappliquer au plus vite. »

***

Veronica

« Chérie, voilà les règles : tant que tu ne fais pas de bruit, personne ne touchera à un seul de tes cheveux. »

Ils sont trois, dans la voiture. Deux hommes d'une trentaine d'années, à l'avant, et près de moi sur la banquette arrière, un garçon qui ne doit pas avoir soufflé plus de quatorze ou quinze bougies lors de son dernier anniversaire. Celui qui vient de s'adresser à moi me sourit avec une chaleur qui me semble sincère, tout en pointant une arme de petit calibre en ma direction. Ses deux yeux ne sont pas du tout de la même couleur. Je savais que cela pouvait arriver, mais c'est la première fois que je le constate.

« Tu penses pouvoir te tenir tranquille ?

— Je crois qu'en général, les menaces de mort, ça aide à rester sage. »

J'essaie de ne pas leur montrer que je tremble des pieds à la mâchoire. S'ils ont lié mes poignets et mes chevilles dans les premières secondes du chaos, ils m'ont cependant fait grâce de toute muselière. Nous, on a de bonnes manières, m'ont-ils assuré, on ne bâillonne pas les dames.

« Qu'est-ce que vous me voulez ? je m'oblige à demander, car plus j'en saurai, et plus je pourrai espérer me sortir de ce cauchemar.

— De toi, on ne veut rien du tout. C'est ton petit-ami, qui s'est attiré un beau paquet d'ennuis.

— Alors ça, ça m'étonnerait beaucoup, je ne peux m'empêcher de répliquer, sarcastique, en songeant à Kevin et à son incapacité à se retrouver dans des situations d'urgence qui impliqueraient davantage qu'une faute de frappe au milieu d'un tableur.

— Ce n'est pas son petit-ami, intervient le garçon à ma gauche d'une voix qui vient tout juste de muer, c'est son fiancé. »

Ses yeux fixent la bague ornant mon annulaire gauche, ce qui m'attire des rires et des félicitations.

« Mate-moi un peu ça, tiens. Le gosse a raison.

— Je n'ai pas de fiancé, elle est juste... »

Coincée. Mais comme la rectification me semble soudain bien dérisoire, je la garde sous la langue et me mords la lèvre.

« Dis-moi, chérie : cette bague, il ne l'a pas dénichée dans un Kinder Surprise, pas vrai ? Il trouve donc l'argent quand ça lui chante.

— Encore une fois, Asher n'est pas mon petit-ami.

— Et moi je suis Barack Obama. »

Cela fait rire mon partenaire de banquette. Je remarque alors une cicatrice en forme de cœur sur sa joue et comprends.

« Tu es le fils de Tony, pas vrai ?

— Tiens, la demoiselle qui ne pige pas pourquoi elle voyage en notre compagnie en sait bien long, tout d'un coup, ironise le chauffeur, prenant la parole pour la première fois depuis le début de notre périple.

— Tout ce que j'ai dit..., je commence, mais son collègue ne me laisse pas l'occasion d'achever mon explication.

— Ce que tu dis, on n'y croit pas une seconde. Et quand bien même ce serait vrai, ça n'aurait pas la moindre importance. On l'a vu avec toi, hier. On a vu comme il te regardait. La ville tout entière l'a entendu rire. Il me semble par conséquent que tu seras un moyen de pression plus qu'acceptable. »

Sur ce il extirpe mon téléphone de mon sac à main et m'attrape le pouce pour m'obliger à le déverrouiller. Il fait ensuite défiler les noms de mon répertoire, se plaignant de ne pas y trouver celui d'Asher. Autant que je sache, ce dernier n'en possède pas.

« Mon amour..., lit-il à voix haute, me fixant par l'intermédiaire du rétroviseur central. Ça pourrait bien être lui, pas vrai ? »

Il ne comprend rien. Rien du tout. J'aimerais le lui expliquer, mais ce qui me semblait si simple quelques jours auparavant s'est entortillé à en devenir inextricable. Un flash soudain m'aveugle et une fois l'usage de mes yeux retrouvé, je le vois contempler la photographie qu'il vient de prendre, un sourire satisfait en travers de la figure. Photographie que, d'un clic et sans le savoir, il fait parvenir à Soufiane.

***

Paula

La voiture aux vitres teintées s'est arrêtée devant un restaurant italien. Quand un homme s'en est extirpé pour pénétrer à l'intérieur de l'établissement et passer commande, nous avons saisi notre chance. Shelby, Shelby a saisi notre chance. Elle a réglé le chauffeur de notre taxi, en est sortie sans moi, a commencé à s'éloigner puis, ne me voyant pas à sa suite, a contourné le véhicule pour ouvrir ma portière en s'agaçant. Arkady a surgi derrière elle. Averti par mes soins à la requête de Shelby, il nous talonnait depuis une demi-heure, guettant le moment propice pour... Pour quoi, au juste ? Je n'en ai pas la moindre idée. Depuis tout à l'heure, j'erre en plein Land of Confusion [1].

« Shelby, tu attends ici, annonce Arkady. Préviens la police qu'une dispute conjugale vient d'éclater sur Lafayette. Paula et moi, nous nous chargeons du reste.

— Hors de question, réagit vivement Shelby. Paul est à côté de la plaque, déjà, et puis c'est ma cousine, à l'intérieur de cette... stupide voiture de gangster. Alors c'est moi, qui t'accompagne, et c'est Paul qui va appeler la police. N'est-ce pas, Paul ? »

Son ton cinglant me fait émerger du brouillard comme on se réveille d'une humeur massacrante après un mauvais rêve. Pour me calmer, je me réfugie dans les yeux d'Arkady avant de hocher la tête. Une minute plus tard, la police est prévenue. Deux minutes et Arkady et Shelby atteignent le restaurant, bras dessus, bras dessous. Arkady se penche vers la jeune femme pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Des mots doux émis à la mauvaise fréquence, qui font grésiller les ondes radio, et chavirer le navire. Shelby se fige sur le trottoir et je m'approche pour mieux entendre.

« Comment ça, ce soir tu sors avec Roger ? Ce soir c'est notre anniversaire. Alors je m'attendais à une surprise, certes, mais certainement pas à une surprise de ce genre. C'est pas vrai... tu as oublié, c'est ça ? Tu as oublié qu'aujourd'hui, c'est notre anniversaire.

— Bien sûr que non, comment... comment pourrais-je oublier le jour de notre rencontre ? Je n'ai jamais été aussi heureux depuis.

— C'est l'anniversaire de notre premier baiser, pas de notre rencontre. T'es vraiment impossible. Parfois je me demande pourquoi je m'obstine à rester avec toi. C'est à peine si tu me respectes. C'est à peine si tu m'aimes.

— Mon cœur, l'interpelle Arkady en posant une main sur son bras, qu'elle repousse en se débattant vivement, cesse de faire une scène, s'il te plaît. Tu ne vois pas que nous sommes au beau milieu de la rue ? Les gens n'ont pas à savoir avec quelle intensité je t'aime ou non. Tu ne voudrais quand même pas que j'aille le crier sur tous les toits, si ?

— Eh bien, en réalité, je crois que ça aiderait beaucoup, lui réplique Shelby, qu'il se contente d'ignorer.

— Nous fêterons absolument tout ce que tu veux, quand tu le voudras, un autre soir. Aujourd'hui, il faut vraiment que je voie Pete, c'est important.

— Pete ? reprend Shelby en écho, les deux mains sur les hanches. Mais tu as dit que tu dînerais avec Roger.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment, abruti.

— Eh bien je me suis trompé. C'est avec Pete, que je dois régler quelques détails relatifs au dossier Sher – attends une seconde, est-ce que tu viens de me traiter d'abruti ?

— Un peu, que je viens de te traiter d'abruti. Soudain tu m'écoutes, hein ? Soudain tu fais attention aux détails. Abruti ! Et oui, oui, je viens de recommencer. Ça me paraît approprié, tu ne crois pas ? Puisque de ton côté, tu t'obstines à me prendre pour une idiote.

— N'importe quoi. Tu exagères. Tu exagères, comme d'habitude. Pourquoi faut-il toujours, toujours, que tu fasses une montagne d'une taupinière ?

— Toi et tes expressions ridicules, toujours avec tes expressions ridicules ! Tu crois que je ne comprends pas, que tu essaies de me cacher un rendez-vous avec Diana ? Et voilà, voilà que tu rougis. Je le savais. Je le savais, bon sang ! Tu as toujours été un si piètre menteur.

— Chérie, calme-toi. Je t'en prie.

— Je me calmerai quand tu me diras la vérité, chéri.

— Pour l'amour du ciel, cesse de hurler comme ça, je te dis. Les gens nous regardent.

— Ils peuvent bien me regarder trémousser mon postérieur autant qu'ils le veulent si ça leur chante. Détends-toi, mon chou, on est à New York, ce n'est pas comme si on allait croiser de nouveau qui que ce soit de sitôt. Et puis tu sais quoi ? Ils seront tout autant de témoins. Ose me dire devant eux que je me trompe.

— Mais enfin, puisque je t'ai déjà dit mille fois qu'entre Cynthia et moi, c'est terminé.

Cynthia ? »

La voix de Shelby a grimpé de deux octaves. S'ensuit un silence durant lequel Arkady se caresse doucement la mâchoire, se préparant doucement au passage d'une tornade.

« Putain, mais qui c'est, Cynthia ? »

Comme il ne répond pas, Shelby attrape un verre sur une table de la terrasse du restaurant et lui jette son contenu à la figure. Du vin rouge sang, qui vient teinter les mèches blondes d'Arkady et ruisseler le long de son nez, ses lèvres, son menton.

« Ça, tu vas me le payer, déclare-t-il les dents serrées.

— Moi ? Moi, je vais te le payer ? » Elle s'approche de lui et le pousse une première fois, en contrôlant sa force. « C'est toi qui me manques de respect, et c'est moi, qui devrais te le payer ? »

Se saisissant à la volée du parapluie d'un homme qui passait près d'elle, elle le brandit contre Arkady, menaçant son visage, son buste, et de nouveau son visage, de sa pointe en métal. De sa main droite, il empoigne fermement l'objet transformé en arme et secoue de toutes ses forces pour l'obliger à le lâcher. Alors Shelby plaque de nouveau ses mains contre la poitrine d'Arkady et le propulse violemment en arrière contre la voiture aux vitres teintées. Puis tout s'accélère.

Arkady profite du mouvement pour enfoncer avec vigueur son coude dans la vitre. Le verre vole en éclats, Shelby scande à qui veut l'entendre qu'il y a une fille, à l'intérieur de la voiture, une fille pieds et poings ligotés, bon sang, et qu'il faut appeler la police, l'appeler sur-le-champ, et Arkady profite de la confusion pour déverrouiller la portière et soulever Veronica à la force de ses bras. Comme les sirènes résonnent déjà, le kidnappeur sort du restaurant à toute vitesse, laisse s'écraser au sol ses deux cartons de pizza et s'engouffre dans l'habitacle du véhicule. Démarrage en trombe.

Des gardiens de la paix les prennent en filature, un autre s'approche de Veronica pour vérifier qu'elle va bien, un dernier s'adresse à Shelby et Arkady, qui prétendent s'être déjà réconciliés pour ne pas être embarqués au poste. En retrait, je me retiens de courir en leur direction et m'oblige à faire preuve de patience jusqu'à ce que Veronica disparaisse dans un camion d'ambulance.

« Elle va être conduite à l'hôpital dans un premier temps, m'informe Shelby une fois loin des gyrophares, et au commissariat ensuite. Mais d'après ce que je l'ai entendue dire à la police, ils ne lui ont pas fait de mal. »

J'ai tout juste le temps de reprendre mon souffle, de m'habituer à cette idée absurde et interdite qui voudrait que tout est bien qui finit bien, que déjà dans le creux de ma main, mon téléphone se met à vibrer comme un fou. Soufiane. Sa voix est paniquée, frénétique. C'est à peine si je comprends ce qu'il me dit. Et lorsque ses mots, ivres funambules, s'alignent enfin sur un fil, le doute ne m'est plus permis : il va me falloir arrêter de mentir.

***






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