Chapitre 5 : Is love loud or is it quiet? -1/2
Soufiane
« Tu es bien moins en retard que prévu, me souffle Habibti sans y croire lorsqu'elle ouvre la porte et me trouve sur le seuil, mon sac à mes pieds.
— Le pilote a réussi à nous faire rattraper quelques minutes, j'explique en souriant, et je suis venu directement ici. »
Parce que quelque part dans le ciel de New York, j'ai compris que je n'avais rien compris. Que ma présence ici était nécessaire. J'ai saisi entre deux nimbus à quel point je lui manque, depuis que j'habite avec Erin, et bon sang, à quel point c'est réciproque. Habibti me saute au cou. Ses yeux scintillent plus que la ville.
« Fais comme chez toi », me prie-t-elle tandis que je dépose mes affaires dans une chambre – mon ancienne chambre – et qu'elle retourne aux fourneaux.
Je n'ai pas vraiment besoin de faire semblant. Ici, ce sera toujours un peu la maison. Habibti, Paula, Shelby et moi y avons tous vécu, à un moment ou un autre. Certains, plus longtemps que d'autres. Je pénètre dans la cuisine comme un reporter sur les ruines d'un champ de bataille. Si j'en crois la fumée qui s'échappe du four, la guerre est toujours en cours.
« Tu n'avais pas besoin d'aide, hein ? » Habibti prétend ne pas comprendre, ce qui ne m'amuse que davantage. « Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Ça ? Des roses de pomme de terre.
— Des roses de pomme de terre ? »
Ça ressemble aux pâtés de sable difformes qu'esquissent certains enfants, sur la plage, tout en affirmant que ce sont des châteaux forts.
« Magnifique, je ne peux m'empêcher de commenter, et Habibti m'envoie son coude dans les côtes.
— L'important c'est que ce soit bon, d'accord ? Il y a aussi la poêlée de châtaignes confites à l'échalote, l'écrasé de potimarron aux noisettes, et, bien sûr, la dinde.
— Tu prévois de recevoir un régiment de l'armée ?
— Ferme-la, chéri.
— La fumée noire qui se répand tout autour de nous provient des châtaignes, ou de la dinde ?
— Ferme-la, je te dis.
— C'est juste pour pouvoir raconter avec précision, dans quelques années, comment et pourquoi j'ai développé un cancer. » Mon rire finit par la contaminer. Nos deux corps tremblent l'un contre l'autre, à l'unisson. « O.K., maintenant laisse-moi t'aider, tu veux ? »
***
Asher
« S'il te plaît, joins-toi à moi », j'implore Paul lorsqu'elle m'apporte à table le drôle de cocktail bleu turquoise que j'ai commandé.
Elle me contemple sans rien dire, avant de disparaître. Je soupire, puis penche la tête en avant pour me cogner le front contre la table, une fois, deux fois, trois fois, faisant trembler mon verre. Des gouttes colorées s'en échappent et retombent en pluie sur le bois. Je les essuie de ma manche lorsque Paul revient vers moi.
« Tu as de la chance, j'ai toujours droit à un quart d'heure de pause avant de monter sur scène. »
Elle s'installe en face et pose devant elle un shot de vodka dont la seule vue me refile, à moi, la gueule de bois. De nouveau je m'interroge. Tout ce cirque n'est-il pas une erreur monumentale ? Est-il trop tard pour rebrousser chemin, la laisser tranquille ? Les laisser tous en paix.
« Comment vas-tu ? me demande Paul d'une voix sincère, presque dénuée de rancœur.
— Moi ? Ça va. Très bien, très, très bien. Je me porte comme un charme. »
Plus les mots coulent en flot ininterrompu de ma bouche et plus je me rends compte que j'aurais dû au contraire lui certifier me sentir au plus mal. N'est-ce pas ce qu'elle aurait aimé entendre ? Que chaque journée supplémentaire n'était que punition ? Les doigts crispés autour de mon verre, je secoue la tête. Je dois avoir l'air de subir un accident vasculaire cérébral.
« Et toi ? je finis par répliquer à toute vitesse.
— Comme quelqu'un qui pensait pouvoir terminer son service il y a maintenant deux heures, déclare-t-elle en souriant. Apparemment je travaille pour le Grinch. Un vrai dictateur. Je suis privée de Noël. »
Ses tentatives de plaisanterie ricochent contre moi. Je suis incapable de rire, incapable de me laisser porter, de jouer le jeu, de tout oublier, alors qu'elle s'efforce de se comporter comme si de rien n'était. Je sais qu'elle essaie de me mettre en confiance ; elle ne réussit qu'à dorloter mon malaise.
« Mais j'imagine que je devrais m'estimer heureuse qu'il m'autorise à conserver cet emploi, poursuit-elle sur sa lancée. Sans cela, je ne pourrais guère payer mon loyer. Or je suis une horrible serveuse.
— Ouais, je sais », je lâche sans réfléchir, cette fois au bord du sourire. Comme elle hausse les sourcils, je rétropédale tant bien que mal, et plutôt mal que bien. « Enfin, je veux dire, je te connais. Maladroite et distraite comme tu es, comme tu étais, du moins, je ne vois pas comment tu pourrais ne pas être une serveuse lamentable. »
Horrible. Elle a dit « horrible », pas lamentable, j'ai viré trop au nord dans le péjoratif, bordel, quel abruti. C'est vraiment pas croyable. Maintenant elle va se sentir insultée – c'est un double shot : mes mots, ma présence – se lever, et m'abandonner à mon sort.
Elle n'en fait rien. Grimace à peine. Puis soulève son verre pour trinquer à l'avenir.
« Puisse cette situation n'être que temporaire. Tu imagines si je suis encore là, dans quelques années, les cheveux gris, couvant un début d'Alzheimer ? Promets-moi que si c'est le cas, tu viendras me voir, à l'occasion.
— Te voir ? », je répète bêtement.
Comment peut-elle ne pas se rendre compte qu'il m'est impossible de faire semblant ? Ouais, je sais, c'est ironique. Asher Jerome Keely, comédien de jour, de nuit, de sang, infoutu de faire semblant. Avant ce soir, je n'étais jamais passé la voir. Après ce soir, je ne passerai plus jamais la voir. Comment peut-elle contourner cette affreuse vérité avec tant d'élégance ?
« Pourquoi n'es-tu pas en colère comme les autres ? », je finis par lui demander, ne supportant plus son manège.
Ma question est lancée comme une grenade. Dégoupillée sans prévenir. Paul aurait dû s'en aller lorsque s'en présentait encore l'occasion. Et moi, bon sang, je n'aurais jamais dû venir.
« Parce que je l'ai été, et que j'en ai détesté chaque seconde », me répond-elle avec calme.
Paul, elle est toujours calme. En surface, du moins. Calme à rendre fou.
« Maintenant quand je vois rouge, m'explique-t-elle, je monte sur scène et ensuite tout vire au pastel. Mais j'imagine que tu sais de quoi je parle.
— Moi ? » Je secoue la tête. « Dans une autre vie, peut-être. Cela fait bien longtemps que personne ne m'a laissé grimper sur une scène. »
Un homme traverse mon champ de vision à toute vitesse, non sans marquer une infime pause devant notre table.
« Deschanel, trois minutes.
— Le Grinch ? j'interroge mon ancienne camarade de classe, qui hoche doucement le menton, avale d'une gorgée sa vodka, et se lève dans des gestes qui me paraissent ralentis.
— Tu restes encore un peu ? »
Pour toute réponse, j'attrape ma paille du bout des lèvres. Comment pourrais-je manquer le spectacle ? Il faudrait être cinglé – d'un genre différent de moi, j'entends. Paul pose une main sur mon épaule – elle est si légère, on dirait un fantôme – avant de s'éloigner vers l'estrade, sur laquelle sont déjà installés les musiciens. Elle leur glisse quelque chose à l'oreille, prend place derrière son micro, puis remercie la salle, à un niveau si bas de décibels que je me demande si le micro fonctionne vraiment.
Soudain j'aimerais pouvoir me lever et la rejoindre. L'entraîner loin d'ici, loin de tout. « Allez, Paul, viens m'aider à répéter mon texte. » Ne tient-il pas qu'à nous de prétendre que le temps ne s'écoule pas vraiment ? Ne tient-il pas qu'à nous de rejeter l'avenir, et modifier le présent, et reproduire le passé ? Il me semble qu'il suffirait qu'on soit juste assez nombreux à y croire pour que cela devienne vrai.
Les premières notes de Edge of Seventeen se font entendre et je ne peux que me demander si ce morceau était prévu de longue date ou s'il a été choisi pour moi, pour nous, ou plutôt pour ceux que nous étions, à dix-sept ans, avant le chaos et les cauchemars. He was no more than a baby then [1].C'est moi, d'ailleurs, que Paul fixe de ses yeux brûlants en entamant la chanson. Autour de moi tout le monde a cessé de manger, de boire, de vivre. Tout captivés qu'ils sont par cette jeune femme à l'aura flamboyante, que cette scène minuscule ne mérite pas. Tant mieux. Si l'un d'eux avait osé continuer de parler, je crois que je me serais levé pour lui faire entendre raison à la force de mes poings. Bon sang, peut-être suis-je vraiment cinglé, après tout. Paul virevolte sur scène. J'ignore toujours comment elle fait pour ne pas tomber. D'où lui vient cet équilibre insolent qui lui fait tant défaut dès lorsque la musique s'interrompt. Peu à peu les clients s'agitent en rythme, envoûtés, conquis. Moi le premier. Je le suis depuis si longtemps, je le suis depuis toujours. Je le serai jusqu'à ce que suddenly there was no one left standing in the hall [2].
***
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