Chapitre 4 : Masuka - 1/2
Asher
La voiture s'engouffre dans une bretelle de sortie de route, pour trouver ensuite une place sur le parking de l'aire de repos la plus miteuse qui soit. Je ne m'en plains pas, car je sais très bien que Souf n'a guère le choix, qu'il tente simplement d'échapper à toute forme de surveillance, qu'il fait tout ça pour moi. Prendre des risques. Beaucoup trop de risques. J'aimerais le lui hurler à la figure, mais je ne doute pas une seconde que cela serait en vain, qu'il ne m'écouterait pas plus maintenant que tout à l'heure. Il a toujours été têtu, Souf ; probablement parce qu'il a toujours raison.
Cette fois nous pénétrons tous deux dans la supérette – sale – et nous séparons à l'entrée du rayon des surgelés. Il faut que j'achète à nouveau de quoi soulager mon nez, Soufiane part nous chercher de quoi manger. Alors qu'on se retrouve aux caisses, une femme accoudée près des confiseries me fixe de ses beaux yeux bleus. Elle est vêtue d'un manteau en fourrure noir qui s'arrête à mi-hauteur de ses cuisses nues. Je doute qu'elle porte quoi que ce soit en dessous. Alors je ne peux m'empêcher de rougir, tandis qu'elle m'adresse un clin d'œil.
« J'ai vraiment la cote, avec les prostituées, je ne me retiens pas de faire remarquer en sortant du supermarché.
— Tout le monde a la cote avec les prostituées, abruti.
— Juste pour info, Souf, juste histoire d'être prévenu : tu vas m'insulter à la fin de toutes tes phrases ? »
Il ne répond pas, mais l'espace d'un instant furtif, m'accorde ce qui s'apparente le plus à un sourire depuis que nous sommes en cavale.
En cavale.
Mettre en mots notre aventure rend la situation plus surréaliste encore. Quelle folie, bon sang. Que je sois le seul de nous deux à m'en rendre compte me flanque une trouille monstre. De nouveau j'envisage de le ramener à la raison, de nouveau j'abandonne, car déjà il a retrouvé son visage fermé si teinté de colère.
« Tu sais, je lance en ouvrant ma portière, tandis que mon ami contourne la voiture, je ne sais pas pourquoi tu as banni Dandy de ta vie de façon aussi... irrémédiable. »
Souf s'arrête en plein mouvement.
« Je te demande pardon ?
— Tout à l'heure, tu m'as dit que ce n'est pas avec moi, que vous avez coupé les ponts, pas vrai ? Mais furieux comme tu es contre moi, tu devrais le comprendre.
— Tu es en train de me comparer à Arkady ? »
Dans la demi-pénombre, sous la faible lumière des lampadaires qui clignotent, je vois se froisser le plastique de l'emballage du sandwich qu'il tient dans sa main. Si je continue de l'énerver de la sorte, son repas finira en miettes dans la seconde. Mais je ne voulais pas l'énerver, bordel. Je n'essaie (presque) jamais de l'énerver à dessein. J'ignore comment je me débrouille, je ne dois pas tout à fait être fichu comme les autres ; je n'émets jamais mes pensées sur la bonne longueur d'onde.
« Non, je réplique, je dis simplement que –
— Il a tenté de mettre fin à tes jours, me coupe-t-il la parole en empoignant la poignée en métal de notre belle voiture empruntée. J'essaie de te sauver la vie. »
Il ouvre la portière d'un geste brusque qui manque bien de l'arracher, avant de secouer la tête et d'exploser de colère.
« Mais bon sang, Asher ! Si je suis si furieux contre toi, c'est uniquement parce que je t'aime, et que tu m'obliges à te regarder te... »
De drôles de sanglots étouffés dans la gorge l'empêchent d'achever sa phrase. Puis sans attendre une réponse, ou des excuses, sans même m'accorder un regard, il s'installe au volant et fait claquer la portière derrière lui. Au-dessus de ma tête, l'ampoule du réverbère cesse de se battre pour rester en vie. Et s'éteint complètement.
***
Shelby
J'étouffe un juron, levant les yeux vers celui qui, en toute nonchalance, nous toise depuis le dernier étage de l'immeuble. Veronica, quant à elle, a scellé ses paupières. Elle fulmine. Je devine que si elle ne s'est pas encore enfuie, c'est parce que Paula a commencé à la convaincre. Nous savons toutes les deux – toutes les trois – que jamais elle ne nous aurait révélé son affreux petit secret si elle n'était pas persuadée qu'Arkady pouvait aider à sauver Asher. Sauver Asher. Car il s'agit bien d'une question de vie ou de mort et non d'une simple métaphore.
« Laissez-moi vous inviter formellement chez moi », reprend notre ancien ami, la voix chargée d'ironie.
Veronica rouvre aussitôt les yeux. Ils brillent encore de colère... et d'autre chose – quoi, je ne saurais l'affirmer, mais elle semble prête à fondre en larmes. Le poids des souvenirs, j'imagine. Son attachement à Asher a toujours été plus profond que le mien. Le perdre lui causerait une dévastation sans précédent depuis le décès de nos parents. Pour moi, c'est différent.
J'ai toujours blâmé le bonhomme de cendres presque autant que je ne blâme le prince russe.
Ce dont je ne me suis jamais cachée, jusqu'à ce jour où j'ai compris qu'une telle opinion pourrait me coûter ma relation avec ma cousine. Depuis, je me tais ; mais pas aujourd'hui.
« Nous devrions lui accorder une chance, je déclame dans un murmure, le regard ancré dans celui de Veronica, qui secoue frénétiquement la tête.
— Ce serait trahir, riposte-t-elle, et je vois Paula tressaillir à l'entente de ce mot qui lui est destiné.
— Venez au moins me raconter ce qu'il se passe », lance Arkady. Son impatience est palpable, mais quelque chose dans le ton qu'il emploie laisse présager qu'il ne prend pas vraiment la situation au sérieux. « Si vous partez maintenant, vous ne saurez jamais si je peux aider.
— On ne veut pas de ton aide.
— D'une certaine façon, il la lui doit. »
Je persiste à m'exprimer à voix basse, car je ne tiens pas à ce qu'il m'entende. D'abord les sourcils de Veronica dessinent deux crochets fébriles, et puis son visage s'adoucit peu à peu. J'ai marqué un point. Paula me remercie en silence en notant à son tour que le corps tout entier de ma cousine s'est détendu.
« Tu n'as pas tort, me concède cette dernière. S'il peut vraiment le tirer d'affaire, alors nous pourrions y voir un... un remboursement de dette. En quelque sorte.
— Exactement.
— Et dans ce cas, ça ne constituerait pas une trahison.
— Pas stricto sensu, non.
— D'accord. »
C'est elle qui prend la tête du convoi, ensuite. Gravissant les marches les unes après les autres, armée d'une nouvelle assurance. Arkady, un sourire satisfait en travers du visage, nous désigne du menton la porte de son loft laissée grande ouverte.
« Après vous, je vous prie. »
Au moment où Veronica passe devant lui, il tente de lui signifier que nous avons pris la bonne décision, la seule capable de nous éviter les regrets, mais elle n'a que du mépris à lui jeter à la figure. Plus toxique encore que la nicotine qu'il répand tout autour de lui. De nous.
« Très bien, expliquez-moi tout, lance-t-il une fois à l'intérieur.
— Tu n'as pas besoin de tout savoir.
— J'en ai envie. » Tous deux se défient du regard, refusant de céder le premier. « Condition sine qua non pour toute aide que je pourrais apporter par la suite.
— Très bien, j'interviens à la place de ma cousine.
Celle-ci s'installe sur une chaise haute du coin cuisine, la plus éloignée possible d'Arkady, assis les jambes croisées sur le canapé. Puisque Veronica boude comme une enfant et que Paula est encore si embarrassée par la situation, notre présence ici et les conséquences de ses actes qu'elle s'efforce de se muer en fantôme, je prends les choses en main et entame la narration.
Pendant toute la durée du récit, Arkady, silencieux, se contente de tirer bouffée sur bouffée de sa cigarette ; tant et si bien que le loft se remplit de fumée. Pas une fois ne m'interrompt-il, pas une fois ne pose-t-il la moindre question, ne soulève-t-il la moindre objection, ne se risque-t-il au plus petit commentaire.
« Mais je ne vois pas comment tu pourrais nous aider », je conclus une fois lâché le fin mot de l'histoire, à demi-agacée par son apparente léthargie qui laisse supposer qu'il ne se soucie de rien et pire, encore, que peut-être il ne m'écoute même pas.
Il sourit, alors. Toujours sans mot dire. Et Paula revient d'entre les morts pour enfin intervenir.
« Dandy est faussaire », nous énonce-t-elle d'une voix pressée comme s'il lui fallait se justifier, et se justifier vite. Je crois que l'attitude de notre ancien camarade commence à la faire douter, elle aussi, du bien-fondé de son idée. « Il conçoit de fausses œuvres d'art et –
— Je sais ce qu'est un faussaire, je te remercie, abrège.
— Il travaille pour le compte des réseaux de trafiquants. En cela, il connaît sûrement celui à qui Ash doit de l'argent.
— Mais enfin, Paul, qu'est-ce que tu t'imagines ? » Cette fois, impossible de retenir mes sarcasmes. « Tu te figures sincèrement qu'ils ne sont que trois ou quatre gugusses, dans cette ville, à trafiquer de la drogue, des œuvres d'art, des armes et j'en passe ? Bon sang, ce que tu es naïve. Ce n'est pas un club. Tout le monde ne connaît pas tout le monde.
— Mais peut-être que –
— Peut-être que par chance, » je poursuis en couvrant sa voix, « Arkady ici présent connaît intimement ce fameux Tony Wyzeck à qui l'autre idiot doit assez de sous pour mettre sa vie en péril. Oui, c'est ça. De combien sont nos chances ?
— J'ai déjà travaillé pour lui, en effet, réagit l'intéressé comme s'il n'avait attendu que ce moment pour me contredire.
— Tu n'es pas sérieux.
— Je ne sais pas ce qu'Asher vous a raconté, exactement, mais Tony n'est pas un petit dealer du dimanche inconnu des services de police. C'est l'un des plus puissants et des plus intraitables trafiquants de cette ville. Crois-moi, son nom circule dans les égouts. Et bien qu'effectivement, New York ne manque pas d'individus peu fréquentables, ceux qui déambulent dans ses bas-fonds sont amenés à se croiser plus souvent que tu ne l'imagines.
— Super ! je m'exclame en levant les yeux au ciel. Dans ce cas c'est sans doute le destin, ou une bêtise de ce genre. Tu vas donc pouvoir nous être utile. Aller lui parler. Arrondir les angles au nom d'Asher.
— Non, annonce-t-il, formel. Vous m'en voyez navré, mais non. Je ne peux pas aller lui parler. »
Veronica ne réprime ni son soupir, ni son mépris.
« Voilà, je vous avais prévenues. Je savais bien qu'il ne voudrait pas l'aider.
— Non, tu ne me prêtes pas suffisamment attention, ce n'est pas ce que j'ai dit. Je ne peux pas l'aider. Ce n'est pas la même chose. »
Paula s'en mêle au moment où j'allais poser une question fâcheuse – le ferait-il si cela lui était possible ? – et crache une phrase à toute vitesse. En russe. S'ensuit un drôle d'échange entre elle et Arkady. Une dispute de contrefaçon, clandestine, faite de murmures et de vents glaciaux tout droit venus du désert sibérien.
Je bifurque vers Veronica, qui elle aussi observe la scène médusée. Nous ignorions que Paula parlait russe. Je ne peux m'empêcher de me demander si c'est quelque chose qu'elle a appris à l'orphelinat, ou dans l'ombre de ses récentes cachotteries. Bien qu'ils conservent tous deux un calme apparent, progressivement ils haussent le ton, jusqu'à l'explosion – celle de Veronica.
« Arrêtez-ça tout de suite ! leur ordonne-t-elle d'une voix ferme qui anéantit leur conversation. Explique-nous ce qu'il se passe. »
Arkady se lève et se dirige vers une commode, dont il ouvre un tiroir pour en sortir un paquet de cigarettes. De nouveau Paula laisse échapper son agacement en russe et avec un sourire fugace, il laisse alors retomber le paquet sans se servir.
« Il se passe que je ne suis plus dans les bonnes grâces de Tony depuis que j'ai volontairement glissé un anachronisme dans l'un de mes tableaux.
— Pourquoi ferais-tu une chose pareille ?
— Parce qu'il m'avait énervé. Il a un fils de treize ou quatorze ans qu'il traite moins bien que les rats d'Hell's Kitchen [1], j'ai eu envie de... »
Il hésite un instant, et puis choisit l'honnêteté :
« De me venger. Ma supposée erreur lui a fait rater une vente et comme il n'est pas sans se douter que je l'ai fait exprès, disons qu'il ne me porte plus vraiment dans son cœur, à l'heure actuelle. Depuis, je ne travaille plus pour lui. En fait, non, cela va plus loin que ça : si je l'approchais, il me broierait les os du poignet pour m'empêcher de peindre jusqu'à la fin de mes jours. Et si pour une raison insensée je lui réclamais une faveur, il s'arrangerait pour que tout l'inverse se produise. Je ne peux pas aller lui parler. »
Son chien s'avance à pas timides vers Veronica. Et elle qui, d'ordinaire, retombe sans dignité en enfance en croisant la route de n'importe laquelle de ces créatures à quatre pattes, le défie du regard comme s'il lui était impossible d'aimer une extension d'Arkady.
« Dans ce cas, allons-nous-en, déclare-t-elle, joignant déjà le geste à la parole.
— Combien doit-il ? demande Arkady comme si elle n'avait rien dit. Asher. Combien doit-il, précisément ? » Comme aucune de nous trois n'en a la moindre idée, il hausse les épaules. « Peu importe. Quelle que soit la somme, je paierai à sa place.
— Quelle que soit la somme ? je reprends en écho.
— Tu constateras que je ne manque pas vraiment d'argent.
— Argent gagné par des moyens criminels », raille ma cousine, m'ôtant les mots de la bouche.
Sans se vexer outre mesure, l'accusé s'avance vers son animal trop curieux et le tire doucement par le collier pour l'éloigner des crocs de Veronica.
« Tu détestais les chiens, lâche-t-elle comme une mercuriale.
— Il faut croire que j'ai changé d'avis », réplique-t-il sans souligner l'ironie de la situation.
Asher, Soufiane, Veronica... combien de fois lui ont-ils reproché ce trait de caractère, combien de fois l'ont-ils érigé en monstre ? Bien avant qu'il n'en devienne un.
« Bon, faites-les revenir », nous demande-t-il soudainement.
Veronica bondit sous le coup de la surprise. Si nous peinons toutes les trois à tomber d'accord avec lui, c'est ma cousine, qui parle le plus fort. Bien sûr, elle ne joue pas franc-jeu, ne fait preuve d'aucune élégance. Je crois pouvoir attester sans me tromper qu'elle s'opposerait avec fougue à n'importe lesquels des arguments d'Arkady, aussi sensés soient-ils. N'importe lesquels. À sa décharge, je doute qu'elle le fasse exprès. C'est plus fort qu'elle ; réaction quasi allergique.
« Oh, je vous en prie, finit par éclater Arkady, les yeux vissés dans ceux de Veronica, quel est donc leur super plan, selon vous ? Rouler jusqu'au soleil du Mexique au volant d'une voiture volée, changer de nom et de couleur de cheveux, s'installer sur un coin de terre, loin de toute civilisation, et y faire pousser des salades jusqu'à s'en briser le dos ? Vous les avez rencontrés, ces deux-là ? Ils ont trop de talent pour le gaspiller comme ça. S'il vous plaît, faites-les revenir. »
La détermination de Veronica faiblit. Tant et si bien qu'elle s'effondre de nouveau sur un fauteuil en réalisant, comme nous, qu'il a peut-être raison.
***
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