Chapitre 4 : Looking out for love, big, big love

Shelby

Voilà que déjà, octobre frappe à notre porte. Spencer ne cesse de me demander si nous pourrons fêter Halloween ensemble. Je pressens qu'elle va me poser la question pendant les trente prochains jours. À chaque fois lui vient à l'esprit une nouvelle idée de costume, plus irréalisable encore que la précédente. Il m'arrive de me pencher vers elle pour vérifier que de la fumée ne s'échappe pas de ses oreilles. Par deux fois, j'affirme avoir douté.

« Je te vois moins, depuis que tu traînes avec Soufiane et sa bande. »

C'est faux, je veille d'autant plus sur elle depuis qu'elle m'a flanqué la frayeur de ma vie. Je lui ai fait jurer sur ce qu'elle possède de plus cher – la lettre de sa mère – que jamais plus elle n'enfreindra les règles du château. Je ne vais plus me coucher sans avoir vérifié au préalable qu'elle se trouve bien dans son dortoir. Et je n'ai toujours pas pardonné à Asher, malgré ses vaines et ridicules tentatives de me rallier à sa cause, à grand renfort de tasses de chocolat chaud – que j'ai en horreur –, de fleurs – que je laisse à chaque fois faner sur une table –, et d'excuses sincères – dont je n'ai que faire.

Certes.

Quelque chose me tracasse malgré tout.

L'aurais-je tant délaissée que ça, ces derniers jours, une fois passé le traumatisme, digérées les angoisses ?

Peut-être.

Je remonte mentalement le temps et réalise que je lui ai fait défaut à plusieurs occasions. Le week-end dernier, j'ai consacré mon dimanche entier à réviser les cours d'histoire avec Arkady. Celui d'avant, j'ai écourté notre balade car Paula avait besoin d'aide pour retrouver un vinyle que quelqu'un avait emprunté sans le rendre et qu'elle devrait vraiment, vraiment écouter tout de suite. Ses mots, pas les miens. Je n'ai pas cherché à comprendre.

« Promets-moi que tu m'accompagneras pour la récolte des bonbons. » Le trente-et-un octobre, tous les enfants du château seront autorisés à frapper de porte en porte pour menacer quiconque d'un sort en échange de friandises. « Promets-le-moi.

— Je croyais que seuls les élèves de moins de six ans devaient être escortés ? »

Sauf qu'en ayant tout juste, je me trompe sur toute la ligne. Une moue vient assombrir les traits de la fillette. Je cherche quoi dire, quoi faire, pour être pardonnée.

Je sens que je vais finir déguisée moi aussi.

***

Veronica

Asher se glisse dans mon espace vital entre deux répliques de Phoebe [1].

« Cette fois c'est officiel, je ne sais plus quoi faire.

— Commence déjà par t'écarter, tu veux ? Je ne vois plus rien. »

Il s'exécute, puis fronce les sourcils en découvrant le code couleur sur mon script.

« Tu vas auditionner pour Phoebe ? s'étonne-t-il. Habituellement c'est un choix intéressant, mais dans cet épisode, c'est à peine si elle existe. Crois-moi, tu veux jouer Rachel.

— Je veux que tu me laisses tranquille.

— D'accord, qu'est-ce que ça cache ? »

Je décroise les jambes et repose le texte sur la table basse. « On m'a bien fait comprendre que je ne pouvais pas obtenir tous les meilleurs rôles. J'ai déjà décroché Elaine, je ne peux pas avoir Rachel.

— Définis "on".

— Chloé et Meredith.

— Chloé et Mere– oh non, oh, wow. Chloé et Meredith. Meredith, bordel. Si ce sont Chloé et Meredith qui le disent, alors là, c'est sûr, tu n'as pas le choix, tu risques la prison, non, que dis-je, la crucifixion.

— Ash, je ne tiens pas à me faire d'ennemis.

— Ah non ? Et pourquoi pas ? »

Parce que quelqu'un a tué Erick, et puisque personne n'en parle plus, puisque personne ne semble plus s'en inquiéter, j'imagine que cela veut dire que des ennemis, lui, il en possédait des tas, ne possédait que ça. Entre autres raisons, que je décide de ne pas partager avec lui. Depuis le fiasco de mes échanges avec Paula, je refuse d'interroger les membres du groupe au sujet du meurtre. De peur que cela salisse ce gigantesque tableau que nous sommes en train de peindre. J'ai bien vu comme ma camarade est restée vague, au début, et comme elle s'est fermée, dès lors que je la forçais à s'approcher de la vérité. Insister, ce serait cracher sur un chef-d'œuvre avant même que la peinture n'ait complètement séché. J'ignore si cela me permettrait d'en découvrir davantage, mais j'en suis presque certaine : d'une façon ou d'une autre, cela gâcherait tout.

« Écoute-moi bien, Rio. Chloé est une peste, et Meredith une peste par association jusqu'à preuve du contraire. Ne dis jamais à Souf que j'ai dit ça, ajoute-t-il précipitamment. Mais tu ne t'amuseras pas en jouant Phoebe. Envoie-les au diable, auditionne pour Rachel. C'est aux terribles Monsieur et Mrs Smith » – les professeurs de théâtre, qui s'appellent en réalité Monsieur et Mrs Ferguson mais qu'Asher surnomme ainsi en référence au film, ce qui me fait toujours les imaginer s'embrassant langoureusement entre deux coups de feu, image dérangeante dont je me passerais volontiers – « de répartir les rôles de façon équitable si ça leur chante. Tente ta chance dans tous les cas. Aujourd'hui et toujours. »

Asher me paraît si sérieux, si hors du temps et de l'espace – les siens, du moins, ceux qu'il occupe d'ordinaire avec fougue et passion comme s'il n'existait rien qui ne puisse être tourné en dérision – que je réalise qu'il a raison.

***

Asher

« O.K., maintenant qu'on a réglé ton problème, aide-moi à trouver une solution au mien.

— Qui est ?

— Shelby. » Veronica ne peut s'empêcher de soupirer. « Ne fais pas cette tête. Je ne sais plus quoi faire, je te dis. Elle refuse de me pardonner. »

Et si c'était pire que ça ? Et si ce n'était pas tant qu'elle refusait, mais qu'elle en était incapable ?

« Emmène-la sur la falaise.

— Qu'est-ce que tu dis ?

— Emmène-la sur la falaise, martèle Rio. Oblige-la à crier, à déverser sa colère dans l'océan. Avec un peu de chance, elle y restera. »

Je secoue la tête.

« Non. Impossible. Je ne peux pas, pas comme ça. Aurais-tu oublié les règles ? C'est une tradition de groupe, et il est encore trop tôt pour y retourner dès maintenant, nous y étions le mois dernier. Non, tu sais quoi ? Je vais devoir m'habituer à ce qu'elle me crie dessus jusqu'à la fin de ma vie. »

Ou du moins, jusqu'à la fin de nos études. Qui serait assez fou pour oser promettre que nous resterons en contact, après ça ?

***

Shelby

Nous sommes le matin d'Halloween. Spencer s'extirpe de la salle de bains le menton droit, mais la démarche bancale. Ce qui n'a rien d'étonnant, puisqu'elle porte des chaussures de sept pointures trop grandes. Les miennes, je réalise tout en effroi.

La dernière fois que nous en avons discuté, Spencer a décidé de se déguiser en sorcière. Un choix sage, mais efficace, qui me paraissait tout à fait approprié pour une enfant de sept ans.

Mais c'est en moi, qu'elle parade sous mon nez. Les pieds dans mes bottes cloutées, celles qu'elle a récupérées la nuit de notre rencontre, elle tente un tour sur elle-même, manque de tomber à deux reprises, et puis s'exclame « ta-da » comme si j'allais l'applaudir. Je remarque à présent qu'elle a aussi enfilé mon vieux short, retourné cent fois pour qu'il serre sa taille. Un peu. À peine.

« Alors, qu'est-ce que tu en penses ? me demande-t-elle. Tu as vu mes cheveux ? »

Elle montre du doigt une perruque – trop grande, elle aussi – qui lui descend jusqu'aux sourcils. Une masse blanche décoiffée, parsemée de mèches noires comme des traînées de goudron dans la neige.

« Il faut que je la brosse » m'indique-t-elle, avant de préciser : « je suis Cruella d'Enfer.

— C'est ça, à d'autres. Va te changer tout de suite. » La fillette se braque, pose les mains sur les hanches, mais non, je suis formelle, il est hors de question de prendre le risque qu'elle explique à quiconque celle que j'étais avant et que j'ai enterrée vivante. « Va te changer tout de suite ou je ne t'accompagne pas »

***

Soufiane

Dandy me talonne. Il semble préoccupé, pressé, presque... effrayé. Je lance un regard dans nos dos, m'attends à discerner quelqu'un, à notre poursuite, un professeur, une fille trop envahissante, un monstre d'Halloween, n'importe quoi, mais nous sommes seuls.

Nous traversons les portes du manoir, et je me plante face au jardin, soufflant dans la nuit. Comme chaque jour de fête, aujourd'hui le couvre-feu est levé.

« Quelque chose ne va pas ? », je ne peux m'empêcher de lui demander, exaspéré par son silence.

Ce qu'il me répond ne m'apporte aucune explication satisfaisante. Les mains au fond de ses poches, il dilue mes questions et tente d'étouffer mes angoisses. Ne réussissant qu'à piquer ma curiosité. Je lance cette bête féroce à ses trousses, jusqu'à ce qu'il cède.

« Tu sais qu'ils nous surveillent ? finit-il par laisser échapper.

— Qui ça ?

— Sir Douglas. La directrice. Les professeurs. Tout le monde.

— Bien sûr, je réplique en haussant les épaules, c'est leur boulot. Je m'inquièterais s'ils ne nous surveillaient pas.

— Tout de même, je crois que... Je ne sais pas. Nous devrions rester sur nos gardes. »

À présent que je sais ce qui le tracasse, j'envoie valser ses conseils.

« Crois-moi, je suis toujours sur nos gardes. »

Mon choix de pronom le fait hausser les sourcils.

« En particulier celles d'Asher ? » Cela va sans dire, mais je refuse de l'admettre devant lui. « Tu n'es pas sans savoir que bientôt, il va remettre ça.

— Et quand bien même ? De quoi as-tu si peur, Dandy ? Que risquons-nous vraiment ?

— Ils pourraient nous expulser. »

Cela me paraît si improbable, si Asher, comme façon de raisonner. Dandy marmonnant en Asher : cette fois, je dois bien reconnaître que je frissonne.

« Ils pourraient nous envoyer loin d'ici, revient-il à la charge.

— C'est une menace chimérique, qu'ils font peser au-dessus de nos têtes pour nous faire peur, et tu le sais bien.

— Et ça, c'est un beau mensonge, parce que tu ne me feras jamais croire que tu adhères à une théorie pareille. Ils pourraient nous expulser, martèle-t-il pour la troisième fois. S'ils découvrent quoi que ce soit d'incriminant, ils le feront. Ils l'ont déjà fait. »

Nous restons silencieux un moment, après ça, seuls dans cette nuit qu'il a rendue si glaciale, avant que je ne me décide à nous tirer de ce cauchemar.

« Rentrons. Le concert de Paul va commencer. »

***

Veronica

Je n'ai pas compris ce que m'avait dit Paula – à ma décharge, personne ne comprend jamais la moitié de ce que dit Paula – jusqu'à la soirée d'Halloween.

Elle entra sur scène comme dans la vie.

Avec des gestes timides, une voix fragile, tout en ondes dociles, et des mouvements qui s'interrompaient en cours de route.

Lorsqu'elle se présenta dans le micro, l'assemblée se fit silence. Ne pas faire silence, c'était ne rien entendre.

Et puis le batteur décompta le tempo, quelqu'un fit vibrer les cordes d'une guitare, et Paula se changea en danseuse, en amazone, en animal. Comme en proie à une transe, son corps oscillait au gré du rythme, et voilà qu'elle traversait la scène en tournoyant sur elle-même, envoyant la gravité au diable. Elle chanta avec tout ce qu'elle était, tout ce qu'elle pourrait être, tout ce que nous n'avions jamais vu. Elle chanta sans s'essouffler, sans fausse note, sans réfléchir.

Réfléchir, c'est mourir.

Elle chanta des images of sorrow et des pictures of delight, things that go to make up a life [2].

Elle chanta pour nous, et bien que nous ne le méritions pas, nous toucha de sa grâce.

C'était hier soir, je ne crois pas m'en être remise.

Je ne crois pas m'en remettre un de ces jours.

***

Veronica

Monsieur Ferguson est en pleine conversation avec Asher depuis dix longues minutes. De ma place dans les bancs de l'amphithéâtre, je vois bien que le garçon bouillonne. Le sang lui est monté à la tête, ses joues sont aussi rouges que les fauteuils. Il essaie toutefois de maintenir son agitation sous contrôle. Sa voix basse. Ses mains près des poches de son jean, jamais plus haut.

« Puisque je vous dis que je veux jouer George ! », s'exclame-t-il soudain, et c'en est fini de toute notion de contrôle. Ses bras se lèvent vers le ciel, des postillons s'envolent. « C'est quand même pas croyable, ça ! Ce n'est pas mon problème, si Eduardo est un Jerry Seinfeld faiblard sans le moindre pouvoir comique. Quoi, ce ne sont pas les mots que vous avez employés ? Ah oui, c'est vrai, vous avez raison. Pardon. Un Jerry Seinfeld pathétique dénué du moindre pouvoir comique. »

Il hausse d'autant plus le ton, pour que tout le monde entende. Les têtes se tournent vers Eduardo, dont la mâchoire s'agite soudain, comme montée sur des ressorts.

« Franchement, on l'a tous vu dès les auditions, qu'il serait nul, je ne sais pas ce qu'il vous a pris. Vous deviez avoir un sacré coup dans le nez, ce jour-là, ou que sais-je, bordel.

— Monsieur Keely ! tonne la voix de Mrs Ferguson. Vous venez de gagner deux heures de retenue. Un mot de plus sur ce ton et c'est tout autant d'heures qui s'ajouteront.

— Tout ce que vous voudrez, se moque ce dernier, du moment que personne ne m'oblige à changer de rôle. Je joue George, ou je ne joue rien.

— Et nous arrivons à treize. Treize heures de retenue. Estimez-vous heureux, je vous fais cadeau des pronoms et autres prépositions. »

Asher secoue la tête, désabusé, avant d'accepter de quitter la scène. En passant devant le professeur, il soupire :

« Jay peut très bien jouer Seinfeld. »

Inconsciemment, je bande les muscles et redresse la colonne vertébrale. Jay. Tandis qu'Asher nous abandonne, je suis son regard jusqu'à celui qu'il vient de désigner du menton et qui n'est autre que le frère de Meredith, un jeune homme aux cheveux châtain clair et au sourire rayonnant que, d'ordinaire, nous surnommons tous Gatsby. Jay Gatsby [3], me dis-je, et soudain je frappe mon front du plat de ma main car c'était évident, et que j'aurais dû faire le rapprochement depuis longtemps. Assis à côté de Shelby, il se penche dans son cou et lui murmure quelque chose à l'oreille qui la fait partir d'un grand éclat de rire. Jay. Le meurtrier présumé.



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