Chapitre 4 : Lights up

Veronica

Je suis en train de me tromper de chemin.

J'ignore où je vais, mais je sais que je suis en train de me tromper de chemin.

« Je vais rentrer à pied », j'ai pensé en quittant Kevin. Était-il toujours posté au pied du monstrueux sapin du Rockfeller Center, un genou à terre, quand j'ai émis cette idée ? Peut-être bien. Je suis partie si vite, je suis maintenant si lente. Lente, et sur le mauvais chemin. Je serai donc en retard, en retard à mon propre dîner de réveillon, en retard alors que j'avais bien insisté pour que personne ne le soit, en retard alors qu'il me reste encore tant de choses à préparer avant l'arrivée des invités. Tant pis. De toute façon, personne ne sera à l'heure. Une vraie malédiction. Paula m'a écrit pour me signaler qu'elle sera retenue plus longtemps que prévu au restaurant. Kevin était-il encore agenouillé, lorsque j'ai pris connaissance du message de Paula ? Peut-être bien. Bon sang, bon sang, bon sang ce que nous sommes gauches.

Mon téléphone vibre dans la poche de mon manteau. Shelby. Qu'elle aille au diable, ils s'entendront à merveille. Hors de question de lui répondre. Je ne peux encaisser une mauvaise nouvelle de plus.

Une mauvaise nouvelle ?

La demande en mariage de Kevin est-elle une mauvaise nouvelle ?

Je tourne soudain à droite avec une drôle de détermination, pour quelqu'un qui n'a pas la moindre idée de l'endroit où il se trouve.

Kevin et moi nous connaissons depuis deux ans. Il m'a invité à sortir avec lui dans la supérette que nous fréquentons tous les deux, au milieu du rayon confiserie, et je crois que cela le définit plutôt bien. Kevin, il est sucré à souhait. C'est le garçon le plus attentionné qui soit. Doux et rassurant, il ne s'agace presque jamais. Bien sûr, entre nous ce n'est pas l'amour fou, pas pour moi, en tout cas, mais l'amour fou n'existe pas dans les mondes sans encre.

Tout d'un coup un sourire me démange, mais pourquoi ?

Parce que Kevin m'a choisie, moi, parmi les sept milliards d'âmes errantes sur notre chère et tendre planète. Parce qu'il souhaite passer chaque jour à mes côtés jusqu'à ce que la mort nous sépare. Soudain il me semble que puisque cela est si déraisonnable, presque dément, alors peut-être, oui, peut-être que j'ai tort et que c'est ça, l'amour fou.

***

Paula

Joel débarque tel un sauveur magnifique, les bras chargés de sacs remplis de vinyles. Mes vinyles. Je le remercie en hochant la tête tandis qu'il reprend sa place au comptoir, car je suis en train de récupérer la commande de la table numéro 14. Numéro 14 ? Peut-être était-ce la table numéro 16. Décidément, je serai chanceuse si Alfredo ne me vire pas d'ici la fin de mon service.

« Toutes les boissons que demandera ce monsieur seront à ajouter sur une note à mon nom », j'indique au barman en traversant la salle en coup de vent.

Lorsque je trouve enfin cinq minutes pour ralentir la cadence, je récupère les sacs de ce fidèle soupirant que je ne mérite pas.

« Merci beaucoup, Joel. Vous n'imaginez pas à quel point ce cela compte pour moi. »

Il se contente de me sourire et comme à son habitude, irradie alors la terre entière.

« Il faudrait être statue », grimace Annabelle en passant à mes côtés.

Ce sont les paroles d'une chanson que nous avons composée il y a quelques mois, toutes les deux, et qu'elle ne cesse de me jeter à la figure dès que s'en présente l'occasion. Il faudrait être bien froid pour ne pas se laisser envoûter par le charme de cet homme. Il faudrait être statue. Et pourtant j'en suis incapable. Je me retourne, prête à me défendre, mais Annabelle s'est d'ores et déjà volatilisée. Le restaurant se remplit tellement vite, à présent. Il est devenu très difficile de discerner par-dessus les discussions ces fameuses reprises jazzy des chants de Noël qui rendaient folle mon amie serveuse quelques heures auparavant.

« Pourriez-vous me conseiller un vin ? », me demande un client.

Je m'apprête à lui répondre, mais suis interrompue dans mon élan en apercevant un jeune homme franchir les portes de l'établissement.

Impossible.

« Miss, vous avez fait tomber votre stylo. »

Cela, c'est à peine si jel'entends. Je crois bien que je me suis complètement figée, cassée, arrêtée, inthe name of love [1] . Nos regards se croisent, et alors il me semble qu'il hausse les épaules comme pour s'excuser. Cela fait si longtemps. 


***

Shelby

Si quelqu'un débarquait maintenant, il croirait que je m'apprête à fuir l'apocalypse. Mes armoires sont grandes ouvertes, ainsi que ma valise, qui gît sur mon lit. Par terre, des vêtements. Partout. À l'intérieur de la malle, encore plus de vêtements. À peine pliés. J'ignore pourquoi, au juste, il me semble manquer cruellement de temps. J'imagine que j'ai peur qu'ils changent d'avis.

J'ai obtenu confirmation.

Ils ne peuvent pas vraiment changer d'avis, n'est-ce pas ? Ils n'oseraient pas. N'est-ce pas ?

Bien sûr que si. Alorsj'accélère d'autant plus le rythme. Ne peux retenir un grognement en entendantfrapper à ma porte. À tous les coups, Hugh Holiday – j'ignore pourquoi tout lemonde l'interpelle toujours de son nom complet, jamais seulement Hugh – s'estfiguré que puisque je m'entêtais à ne pas répondre à ses appels, je sauteraisde joie en l'apercevant sur le seuil de mon appartement. Les coups se font deplus en plus insistants, mon grognement, de moins en moins

humain. Mais à ma grande surprise, ce n'est pas Hugh mais Veronica, que je découvre derrière la porte.

« Je dérange ?

— Nier serait mentir. »

Son bras esquisse un geste qui signifie « peu importe », et elle entre sans crier gare, me contournant sans se soucier de m'écraser le pied au passage.

« J'ai un truc à te dire », m'annonce-t-elle.

Ses yeux sondent l'appartement. Elle paraît à la recherche de quelque chose, mais semble ne pas avoir décidé quoi, exactement.

« Quoi ? Qu'as-tu de si capital à me dire ? »

J'aimerais mettre un terme à cette mascarade assez rapidement, me débarrasser d'elle au plus vite.

« Ta décoration est si soignée, commente-t-elle en caressant du bout des doigts l'un des cadres suspendus au mur.

— Veronica.

— Hein ?

— Ce fameux truc, que tu as à me dire. Je t'écoute.

— Tiens, c'est drôle, je n'avais jamais remarqué que tes yeux ne sont pas tout à fait de la même couleur. Ton œil droit est d'un vert un peu plus foncé que ton œil gauche. »

Bon sang, ce qu'elle m'agace. Comme je comprends que quelque chose ne va pas, quelque chose d'assez grave pour lui faire adopter ce comportement si étrange, je décide de tout mettre en œuvre pour conserver mon calme.

« Crache le morceau, cousine. Crois-moi, tu te sentiras mieux quand ce sera sorti. »

Ses lèvres se décollent au ralenti et j'ai de bonnes raisons de penser que cette fois, ça y est, elle va enfin parvenir à m'expliquer ce qui l'amène chez moi, quand sa tête bascule de quelques degrés sur sa gauche et que son regard se pose sur ma chambre. Les vêtements en pagaille, l'armoire vide, la malle de voyage ouverte sur mon lit.

« Tu pars quelque part ? s'étonne-t-elle d'une voix qui a perdu deux octaves.

— Peut-être. J'attends encore... » – J'hésite, ne sachant vraiment ce que j'attends, au juste. Pourquoi suis-je aussi convaincue qu'ils vont changer d'avis à la dernière seconde ? – « ... la confirmation de la confirmation. C'est pour ça que je t'ai laissé un message, tout à l'heure. Message que de toute évidence, tu n'as pas écouté.

— Tu quittes New York ? Ce soir ?

— Peut-être, je t'ai dit. Ma parole, tu vieillis plus vite que la normale, ou quoi ? »

***

Veronica

Je suis si vexée de constater que ma propre cousine pourrait manquer mon dîner de réveillon sans éprouver ne serait-ce que l'ombre d'un regret que je n'ai soudain plus qu'une seule envie : partir. Frapper chez elle était une mauvaise idée, de toute façon. Je ne sais pourquoi mes pieds m'ont traînée jusqu'ici.

« Dans ce cas, fais bon voyage. »

Sur le seuil de la porte, quelque chose me retient in extremis.

« Pourquoi fallait-il que je reste au bout du fil quand tu m'as appelée, tout à l'heure ? je trouve la force de lui demander. Que se passait-il de si important ? »

De si effrayant.

Shelby n'essaie même pas de me mentir. Ses yeux ne clignent pas, sa réponse fuse.

« J'ai cru que j'étais enceinte. » Par chance, d'une question elle pulvérise le silence qui s'installe entre nous, et que je n'aurais su remplir. « Et toi ? Pourquoi tu es là ? »

Comme je n'ai jamais partagé son intrépidité, ce courage presque surhumain qui m'inspire bien autant qu'il m'insupporte, je choisis de me replier, sans dignité, certes, mais sans honte. Mes yeux plongés dans les siens, j'opte pour le confort d'un mensonge.

« Comme ça. Sans raison. »

***

Asher

Je prends place à une table, dans le restaurant bondé où travaille Paul. J'ai bien failli détaler à la minute où j'ai croisé son regard, bordel. J'ignore ce qui m'a poussé à entrer tout de même. L'homme qui patientait derrière moi, sans doute, et qui a scandé « qu'est-ce qu'on attend, là, le déluge ? » avant de me propulser en avant d'une main dans le dos.

C'est la première fois que je traverse les portes de cet établissement. D'habitude, je me contente de passer devant. Je m'arrête face aux grandes baies vitrées et j'observe les contours légèrement floutés de la silhouette de celle qui fût mon amie, dans une précédente vie, tandis qu'elle sert un client, qu'elle fait tomber un verre, ou qu'elle chante sur leur petite estrade.

Une jeune femme en uniforme m'apporte la carte du restaurant et me demande si j'aimerais commencer par boire quelque chose. Sauf que je ne suis là ni pour boire, ni pour manger, mais seulement pour Paul, qui lorgne en ma direction depuis tout à l'heure sans oser m'approcher. Peut-être était-ce une piètre idée, après tout. De tous, Paul n'est-elle pas celle qui a le plus de raisons de me haïr ? Bien sûr que si. À en faire une putain de collection, bon sang. Pas. Croyable.

« Excusez-moi, je dis en me tournant vers la serveuse, mais finalement je ne vais pas rester. » J'amorce un mouvement pour me relever et ce faisant, manque bien de renverser la table. « Whoah, pardon, on a frôlé la catastrophe, hein ? »

J'essaie de la faire rire, remarque à peine si cela a fonctionné. En fait, non, je crois que c'est moi, que j'essaie de faire rire, car je sens mon palpitant qui s'affole et ma cage thoracique va exploser si je ne parviens à me détendre au moins un peu. Tout ce que je veux, c'est ça. Me détendre un peu. Juste un peu. Oublier que j'ai traîné mon derrière jusqu'ici, oublier que j'ai croisé Rio, tout à l'heure, oublier tous les crimes que j'ai commis et qui me rendent étranger à ceux que j'ai aimés plus que n'importe quoi dans cette saleté de monde. Et m'en aller au plus vite.

« Annabelle, je vais prendre le relais », annonce la douce voix de Paul tandis qu'elle s'avance vers nous.

J'étais debout, à ce moment-là. Je crois bien que je suis retombé aussitôt sur ma chaise.


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