Chapitre 3 : Driftwood seat - 1/2
Asher
Le soleil se couche avec une lenteur surjouée, presque théâtrale. Ma bonne humeur m'a quitté depuis que Paul a raccroché, tout à l'heure. Ses insistances avaient quelque chose d'étrange et moi, j'en ai beaucoup trop dit. N'aurais-je pas pu me contenter de lui adresser mes excuses, et nier tout le reste en bloc ? J'aurais pu, bordel. Si seulement je savais faire preuve de jugeote. Et puis a-t-elle vraiment accepté mes excuses ? Je n'en suis pas certain. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que s'il devait lui arriver quelque chose par ma faute, je ne me le pardonnerais jamais ; jamais. À elle comme à n'importe lequel d'entre eux. Alors, en silence, je ne cesse de prier pour qu'ils ne croisent pas la route de Tony Wyzek. Qu'importe son vrai nom. Je ne l'ai jamais rencontré : à chaque fois, je paie des intermédiaires. Pourtant, me représenter simplement les contours du personnage suffit à me flanquer des frissons.
Souf ne souffle mot.
Cela fait une demi-heure, maintenant, qu'il n'a pas ouvert la bouche. Trente-six minutes, précisément. Décompter les secondes, c'est tout ce qu'il me reste à faire depuis qu'il a endormi l'autoradio. Je crois même qu'il a pressé tellement fort le bouton on/off qu'il l'a cassé – et ça m'embêterait vraiment, qu'il l'ait cassé. Mais si je tends la main pour m'en assurer, pour sûr c'est mon poignet, qu'il va briser.
Ne supportant plus le silence ambiant, je m'éclaircis la gorge... et puis hésite. Fixe les arbres qui défilent, sur ma droite, pour tâcher de me calmer, penser à autre chose, ne plus penser du tout. Tergiverse encore un peu avant de comprendre que cela ne sert à rien, pas vrai ? Attendre ne sert à rien. Il faut que je sache, il le faut sur-le-champ. Sans quitter la vitre des yeux, je m'oblige à poser enfin la question qui me rend fou.
« Est-ce que c'est toi qui m'a... »
Les mots se bloquent. Souf bifurque le menton en ma direction, haussant les sourcils.
« Trouvé ? achève-t-il à ma place. Est-ce que c'est moi qui t'ai trouvé ? »
C'est sauvé, que je voulais dire, mais j'acquiesce néanmoins. Ses yeux s'en retournent à la route.
« Non, ce n'est pas moi qui t'ai trouvé. Si je t'avais découvert de cette façon, je t'aurais tué. J'aurais posé ma main à plat sur ton énorme nez, là, comme ça, tu vois, et j'aurais sagement attendu que tu nous foutes enfin la paix. » Il semble mimer la scène, transformant son volant en cobaye. « C'est ça, que tu veux entendre ?
— Nan, personne ne veut entendre ça. »
Il me semble qu'il esquisse un sourire, mais il commence à faire nuit, alors qu'en sais-je ?
« Souf, écoute, je suis désolé. » Et voilà que je craque, bordel. « De vous imposer tous ces ennuis, j'entends. Alors que vous aviez tous coupé les ponts avec moi depuis bien longtemps. Et à juste titre, de toute évidence.
— Tu te trompes, me contredit-il d'une voix ferme. Je te l'ai déjà expliqué il y a deux ans, mais puisque tu n'en as aucun souvenir, laisse-moi te rafraîchir la mémoire : ce n'est pas avec toi, qu'on a coupé les ponts, suite à... à l'incident. Et non, non, ferme-moi cette maudite bouche, je ne veux pas en parler, je ne veux pas en parler, je te dis. Bon sang ce que t'es agaçant. »
Il soupire, puis poursuit en haussant le ton pour m'empêcher de l'interrompre :
« Toujours est-il qu'en arrivant à New York, aucun de nous n'avait décidé de ne plus te côtoyer. On t'avait même proposé de venir t'installer avec nous, tu te souviens ? À l'époque où on habitait tous chez Habibti. Tous sauf toi, car tu as dit non. À chaque fois qu'il aurait fallu dire oui, tu as dit non. Et ensuite,... eh bien, ensuite, on sait tous les deux ce qu'il s'est passé, pas vrai ? Pas besoin d'être Einstein pour comprendre comment tu en es arrivé là où tu te trouves aujourd'hui. »
Il secoue la tête, contemplant le gâchis dont je suis la cause.
« Les liens, conclut-il, tu les as rompus tout seul. »
Lentement mais sûrement, oui. Il n'a pas tort. Armé de vieux ciseaux rouillés par les larmes et l'alcool, et sans le vouloir, sans même m'en rendre compte, j'ai tout effiloché.
***
Shelby
Paula me donne le tournis. Plus légère que jamais, elle flotte au-dessus du sol. Vire à droite, puis à gauche, avant de se rendre compte que non, c'était encore à droite, qu'il fallait dévier au croisement. Sans prévenir elle s'engouffre dans une bouche de métro et disparaît sous terre.
« Mais bon sang, où est-ce qu'elle va ? », se plaint Veronica, que je suis obligée d'attendre car elle est à la traîne.
Nous retrouvons notre amie prête à monter dans un wagon. Sans nous. Je la tire par la manche de son manteau à la toute dernière seconde.
« Dis-nous ce qu'il se passe, je la somme aussitôt. Où tu nous conduis, au moins.
— Ce qu'il se passe, c'est que tu viens de nous faire rater le métro.
— Non, ce qu'il se passe, c'est que tu essaies de nous semer.
— Quoi ? » Elle semble sincèrement surprise. « Je t'assure que non. Je croyais que vous me suiviez. Vous me suiviez, pas vrai ?
— Moi, je te suivais. Veronica, elle tâchait de ne pas vomir ses poumons sur le trottoir. »
Comme je sens que cette dernière s'apprête à me renvoyer la balle, je lève la main pour la faire taire et continue de fixer Paula avec intensité, l'obligeant à s'expliquer.
« Je connais quelqu'un qui connaît des gens, nous annonce-t-elle.
— Wow. Plus crypté tu meurs, je me moque, guettant une suite qui n'arrive pas. C'est tout ?
— Pour le moment, oui, c'est tout. Tout ce que je vous demande, c'est de me faire confiance. Ça vous parait dans vos cordes, ou est-ce qu'il va encore falloir que j'atteste de ma bonne foi par un pacte de sang ? C'était il y a longtemps, précise-t-elle devant nos regards circonspects, avec les garçons. Bien avant votre arrivée à l'internat. Bref. »
Veronica lui certifie lui accorder toute sa confiance ce qui, je le sais, n'est qu'une façon pour elle de me faire comprendre qu'au moment de choisir un camp, elle n'établira pas ses quartiers dans le mien. Je décide de me taire pendant toute la durée du trajet, après cela.
Nous sautons dans le prochain métro, en descendons après six arrêts pour en prendre un autre, et deux stations plus loin, émergeons dans le West Village au crépuscule. Ce n'est qu'alors que les lèvres de Paula se descellent, bien qu'elle murmure si doucement – plus doucement encore que d'ordinaire – que je ne perçoive qu'un mot sur deux de son discours. Nous apprenons ainsi que l'un de ses amis fréquente les bas-fonds de la ville et que peut-être – peut-être – il pourra nous aider.
« C'est un client du restaurant ? demande Veronica.
— En quelque sorte.
— Comment ça, en quelque sorte ? Tu es vraiment capable de rendre n'importe quoi compliqué, Paul. C'est pourtant plutôt simple : soit il se rend au restaurant, soit il ne s'y rend pas. Laquelle de ces deux propositions est correcte ?
— Oui, se contente de répliquer Paula, arrachant un grognement à ma cousine.
— Quand tu précises qu'il pourra peut-être nous aider, j'enchaîne – car cela me paraît tout de même beaucoup plus important que de comprendre qui est cette mystérieuse personne et comment elle est entrée dans la vie de Paula –, tu veux dire qu'il peut nous aider, mais que tu n'es pas sûre qu'il acceptera, ou que tu n'es pas certaine qu'il ait les capacités de nous aider ?
— Les deux.
— Super. Tout ça n'augure que des bonnes choses. Et ne me demande pas de me taire, Veronica, nous savons toutes les deux que tu penses la même chose que moi. »
Paula s'arrête devant l'un de ces immeubles vermillon qui font la réputation du quartier et compose un code de mémoire. Tandis qu'elle tient la porte battante et nous invite à entrer, j'échange un regard avec ma cousine, mais retiens tout commentaire pour l'instant. De toute évidence, Paula est beaucoup plus proche de cet ami qu'elle ne l'insinue.
Au dernier étage, elle frappe à une porte sans obtenir de réponse, alors elle se baisse, soulève le paillasson, et en extirpe une clé.
« Qui laisse une clé sous le paillasson ? je fustige, outrée.
— Dans la vraie vie ? Personne, réplique Paula tandis qu'à l'intérieur, un chien se met à aboyer. C'est précisément ce qui en fait une si bonne cachette. »
En tournant le sésame métallique dans la serrure, elle ajoute :
« Et puis, je suis la seule à le savoir. »
***
Soufiane
Conduire sans destination m'offre au moins un avantage : je n'ai pas à me soucier de la route que j'emprunte. Je n'ai même pas à réfléchir. Juste à embrasser l'illusoire sensation de liberté que me procure la vitesse, et me laisser porter. Si Asher ne s'évertuait pas à rompre le silence toutes les quarante secondes, je pourrais presque me considérer en paix.
« Tu sais, commence-t-il à mon grand malheur, Bruce, mon ami imaginaire ? Celui que j'avais quand j'étais petit, je veux dire, et que pendant longtemps j'ai –
— Je sais qui est Bruce », je l'interromps.
J'ai du mal à croire qu'il tente de me l'expliquer comme si je n'avais pas passé la moitié de ma vie à l'écouter m'en parler et l'autre moitié à me lancer éperdument à sa poursuite à ses côtés.
« Bien sûr, bien sûr, que tu sais qui est Bruce, le fameux Bruce. Pardon. » Toujours cette fâcheuse manie de cracher les mots à toute vitesse lorsqu'il se sent mal à l'aise. « Mais tu sais ce que je pense ? Je pense que s'il s'appelait Bruce, c'était sûrement en référence à Bruce Wayne. Ce qui est un peu pathétique, quand on y réfléchit, pas vrai ? Pas très original, du moins. Mon grand frère protecteur n'était rien d'autre que Batman, bordel.
— Et c'est maintenant que tu comprends ça ?
— Quoi ? Non. Enfin, c'était l'année dernière, quand –
— Trois ans, donc, je le coupe. Trois ans, pour comprendre ça. Bon sang, ce que t'es con.
— Ça va, tout doux, calme-toi. »
Mais personne d'autre que lui ne m'énerve autant sans effort, et aucune autre phrase ne saurait déclencher une crise aussi vite.
« Tous ces cachets que tu avales, ça doit sérieusement te ronger le cerveau.
— Possible, oui. Et je t'emmerde.
— Déjà que tu n'étais pas gâté, niveau matériel d'origine.
— C'est bon, on a compris, ça va durer encore longtemps ?
— Seulement si tu continues à nous aveugler de tes lumières.
— Moi tout ce que je voulais, se défend-il, c'était faire un brin de conversation.
— Le souci avec ça, champion, c'est que l'humanité tout entière s'en porte toujours bien mieux quand tu la boucles. C'est comme ça, je n'y peux rien, c'est l'un de ces grands principes physiques qui nous dépassent et qui régissent l'univers.
— O.K, O.K, comme tu veux. Reçu cinq sur cinq. J'ajouterai juste un truc, enchaîne-t-il après une demi-seconde de silence, pas plus qu'une demi-seconde de silence, tu roules à cent-soixante kilomètres à l'heure. »
Mon premier réflexe est de démentir, car il raconte n'importe quoi. En baissant les yeux vers le compteur de vitesse, je m'en trouve incapable : j'ai effectivement lancé la voiture à une allure folle. Sans même m'en apercevoir. Levant le pied de la pédale d'accélération, je maugrée des excuses un peu honteuses qu'il accepte sans se plaindre, sans se moquer, sans même les commenter, avec une drôle de grâce que je ne lui connais pas. Quelques minutes plus tard, il brise de nouveau son vœu de silence pour tenter de me ramener à la raison.
« Permets-moi juste de résumer les choses, Souf, pour que tu réalises que la situation est dingue. Tu conduis trop vite –
— J'ai ralenti.
— O.K., très bien, si tu veux. Tu conduis à une vitesse plus ou moins normale une voiture que tu as volée –
— Empruntée.
— Vraiment ? Vraiment, Souf ? Et qu'est-ce que tu comptes faire, au juste ? La ramener sur le parking de l'hôpital à l'issue de notre petite lune de miel ? N'importe quoi. Jamais tu ne vas retrouver son propriétaire. Sans compter que je suis à peu près sûr que tu es en train d'esquinter le démarreur, ce qui pourrait lui coûter une fortune, à faire réparer. Mais bref, peu importe, admettons. Non, non, laisse-moi finir, laisse-moi finir, cesse donc de m'interrompre. Tu conduis trop vite une voiture que tu as volée – et verte, la voiture, histoire d'être discret, hein, verte – pour m'aider à échapper à des trafiquants de médocs que je n'ai pas payés. Là, c'est bon, c'était clair, tu as bien entendu, ou faut-il que je répète ? Non ? Parfait.
— Et quelle est la conclusion de ce monologue à la noix ?
— La conclusion, Souf, c'est que tu prends un nombre inconsidéré de risques pour me protéger, alors que tu dois entrer à Quantico le mois prochain.
— Attends, je crois qu'on a un problème. Tu ne le sens pas ?
— Je ne sens pas quoi ?
— Le doux parfum d'ironie, que tu répands tout autour de nous. »
Asher me décoche un regard assassin. « Je ne suis pas en train de plaisanter.
— Moi non plus. »
Il y a deux ans, ne nous retrouvions-nous pas dans une situation faisant miroir à celle d'aujourd'hui ? Je lui en ai voulu à mort, pour avoir failli me coûter mes rêves sans même s'en soucier une seconde. Je lui en veux toujours. Et pourtant voilà qu'aujourd'hui, je risque tout de nouveau, si près du but. Pour lui ; et presque sans regret.
« Je sais ce que je fais, je lui assure pour couper court à cette conversation, bien que cela ne soit pas vrai le moins du monde. Réserve-moi le soin de m'inquiéter des conséquences. »
Plus tard. Quand je n'aurai pas d'autre choix que de m'y confronter.
***
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