Chapitre 3 : Dear future self - 2/3

***

Veronica

Contre toute attente, c'est avec Paula que je révise mon texte. Asher a proposé de m'aider, bien sûr, mais ensuite il a aperçu Shelby et a suggéré qu'elle se joigne à nous.

J'ai prétexté un affreux mal de crâne.

Karma oblige, une migraine m'a attaqué l'esprit moins d'une heure plus tard.

« Tu es sûre que tu ne veux pas te rendre à l'infirmerie ? me demande Paula pour la troisième fois en moins de cinq minutes. Ou au moins, aller frapper à la porte de Mrs Miller ? Elle aura forcément de quoi te soulager. »

Non, je vais bien. J'insiste. Cela passera tout seul. Je ne sais pas pourquoi je lui dis ça. De la fierté mal placée, sans doute. L'envie d'atteindre sans aide aucune cette perfection ultime qui paraît si facile d'accès à d'autres. Shelby nous a tous pris par surprise, tout à l'heure, en annonçant qu'elle avait déjà appris ses répliques par cœur. Elle n'a accepté de suivre Asher que parce qu'il a précisé : « il ne s'agit pas seulement de connaître les mots, il faut que tu t'entraînes à les jouer ».

Moi, je bute depuis une demi-heure sur le même passage, avec ou sans migraine. À chaque fois, le trou noir, à chaque fois, bon sang. Alors, non, je refuse de perdre mon temps ou pire, de quémander de l'aide. Au bout de ma deux-centième hésitation, je capitule, je cogne et cogne et cogne encore mon front contre la table, et Paula de lancer :

« C'est sûr que ça, ça va arranger les choses. »

Je lève la tête pour la contempler dans toute sa splendeur. Ses cheveux flamboyants, sa frange folle, son nez un peu trop long, ses doigts graciles et délicats. Paula, elle aussi, à sa façon, incarne une certaine perfection.

Parfaits, ici, ils le sont tous.

Sauf moi, moi qui coince sur une scène, moi qui ne suis plus capable de rien, dès lors que la terre tremble, non, tremblote sous mon crâne.

« Tu n'y arrives pas parce que ton esprit s'encombre de tout un tas de choses inutiles, m'indique ma camarade. Tu penses trop, je l'entends. Ça fait tellement de bruit que moi aussi je commence à avoir mal à la tête.

— Peu importe. Sois rassurée, j'arrête pour ce soir, j'annonce en récupérant mon script et en manquant de lui arracher le sien des mains.

— Tu te concentres sur ces trois malheureuses phrases que tu ne parviens pas à retenir, argumente-t-elle, et ce faisant tu ne te rends même pas compte que ton interprétation est juste. Tu es douée, Veronica. Vraiment très douée. Mais sur scène, il ne faut pas y aller par quatre chemins. Réfléchir c'est mourir. »

Plus tard, ce soir-là, je profite de me sentir mieux pour suivre ses conseils à la lettre. Désencombrer mon esprit. En chasser quelques-unes de mes inquiétudes les plus envahissantes. Tandis qu'elle somnole dans la chambre, et quelques minutes avant que Shelby ne nous rejoigne, je l'interroge à voix basse au sujet du meurtre sur la falaise.

« Hmm ?

— Erick, le garçon qui a été poussé.

— Oui, eh bien quoi ? »

Sa voix est faible, c'est à peine si elle articule. Je me demande si postée ainsi à la frontière entre rêve et réalité, elle comprend vraiment ce que je lui dis.

« Comment penses-tu qu'il est mort ? »

Elle se tait pendant une minute entière – je le sais parce que je compte les secondes. De toute évidence, me dis-je, elle s'est endormie et il faudra que je réessaie demain. Et puis alors que je me retourne et m'enveloppe de mes couvertures, consentant à l'imiter, elle décide de fendre le silence, avant de nous y plonger de nouveau.

« Tout ce que je sais, c'est que contrairement à ce que les gens racontent, Jay n'est pas coupable. »

***

Soufiane

Meredith me frôle en traversant le couloir. Je crois bien qu'elle l'a fait exprès.

« Bien sûr, qu'elle ne l'a pas fait exprès, me lance Asher alors que je n'ai pourtant rien dit. Elle était déconcentrée, voilà tout. Elle ne regardait pas où elle posait les pieds. Ça arrive à tout le monde. »

Peu importe. Je ferme les yeux comme pour mieux figer cette image dans mon esprit.

« Tu penses qu'elle accepterait, si je lui proposais d'aller voir un film en salle de projection, un samedi soir ?

— Non.

— Wow. O.K. En te remerciant pour ces encouragements.

— L'honnêteté est la plus pure forme d'encouragement. Abraham Lincoln.

— Abraham mon c–

— Monsieur El Djebana ! m'interrompt-il d'un ton faussement autoritaire, à la façon de nos professeurs. Veuillez surveiller votre langage. » Il marche un temps avec moi dans le calme, avant d'ajouter : « Tu sais ce que tu devrais faire ? Tu devrais lui déclarer ta flamme devant toute l'école. Sérieusement, toute l'école. Les filles raffolent des grandes déclarations. Tu choisis un jour, tu t'y tiens, et puis à l'heure du dîner tu grimpes sur la table, tu réclames le silence et tu te lances dans un –

— Boucle-la, Ash.

— Je ne comprends pas ta réaction, fait-il mine de s'offusquer. C'est un super conseil, que je te donne. Efficacité garantie à mille pour cent. Au moins.

— Si tu me crois assez bête pour tomber dans ton piège et devenir la risée de tout l'internat...

— Mais au contraire, je sais bien que tu es l'élève le plus brillant de l'établissement. Ou plutôt que tu l'étais, avant l'arrivée de Miss Shel–

— Je ne t'ai pas demandé de la boucler ? »

Mon agacement ne contribue qu'à l'amuser davantage, et il tente encore de me convaincre à tort du bien-fondé de ses intentions lorsqu'il m'abandonne à mon cours de fabrique à potions. Je prends place à côté d'Habibti. Depuis qu'elle nous a rejoints, je partage mon banc avec elle plutôt qu'avec Shelby, et prends toujours grand soin de garder cette dernière dans notre dos plutôt que dans notre champ de vision. Je fais ça pour Habibti, parce que j'ai remarqué que s'est installée entre elles deux une étrange distance, une drôle de méfiance. Aucun rapport avec mon égo qui saigne.

« Paul m'a raconté que tu es sujette aux migraines, je lance à ma voisine. Je peux te fabriquer quelque chose, si tu veux.

— Mais ce n'est pas à l'ordre du jour.

— Aucun problème. Je préparerai ta mixture en premier, et j'enchaînerai avec l'objet du cours juste après. Je termine toujours en avance, de toute façon. »

Elle acquiesce et me sourit, avant de remonter ses cheveux en un chignon qui tient désormais en déséquilibre sur le sommet de son crâne, et d'ajuster ses énormes lunettes sur son nez. Au bout d'un moment, elle me demande de bien vouloir lui tendre quelques feuilles de menthe.

« Merci, mon amour. »

Je vois arriver la catastrophe, mais ne peux rien faire pour l'empêcher. Mrs Miller, droite comme un i dans son dos, laisse échapper froidement :

« Un peu de tenue, Miss Rio. »

Et voilà que cette dernière se fige, vire au rouge pivoine, serre les dents et peut-être bien se mord la langue, mais il est trop tard, pour cela, les mots sont déjà sortis ; et voilà que Mrs Miller jette un regard vers ma marmite ; et voilà qu'elle devient blême.

« Monsieur El Djebana, enfin, qu'est-ce que vous faites ? »

Je sais que je suis vraiment perdu, à ce moment-là, car Mrs Miller, d'ordinaire, n'emploie jamais mon nom de famille. Comme je n'ai toujours pas terminé le breuvage destiné à Habibti et que je déteste mentir aux gens qui m'apprécient, il ne me reste plus qu'à me taire.

Je me retrouve de corvée de nettoyage, à la fin du cours.

Je pourrais jurer que Shelby a esquissé un sourire.

***

Paula

Je pince les cordes, mais aujourd'hui je sens déjà que c'est peine perdue, la harpe ne me parlera pas. Je crois bien qu'elle perçoit ma colère.

Aujourd'hui tout est rouge.

J'ai essayé d'aller marcher, j'ai tenté de me secouer toute entière, pour tout évacuer, mais rien n'y fait. Partout, de l'écarlate.

Nous sommes samedi, le temps est magnifique.

J'attrape un vinyle. Décide d'aller m'enfermer dans la salle commune Definitely Maybe [1]. Je pensais pouvoir m'y isoler, mais Veronica m'y a précédée. Elle me demande si tout va bien, je lui réponds que ça va Columbia [2].

« Quoi ?

I can't tell you the way I feel because the way I feel is oh so new to me, j'explique, mais ça n'a pas l'air de l'aider – ce que je trouve particulièrement drôle parce que all this confusion, am I confusing you?, mais pas elle [3].

— Paula, revient-elle à la charge, au sujet de ce que tu m'as dit l'autre soir. À propos d'Erick, et d'un certain Jay... »

Je crois bien qu'elle continue à parler, après ça, mais j'ai fermé les yeux et je ne l'entends plus. Très vite, quelqu'un déboule dans la pièce. Interrompt d'un même mouvement sa phrase et mes états d'âme.

« Shelby, que se passe-t-il ? demande Veronica, et le ton pressé de sa voix m'interpelle assez pour que je daigne décoller les paupières.

— Vous n'auriez pas vu Asher ? » La jolie blonde n'est plus si jolie. Ses traits sont tirés vers les entrailles de la Terre ; ses joues, deux taches pâles dans mon vermillon. « Ou Spencer ?

— Spencer, c'est la petite qui traîne toujours dans tes jupes ? » Elle acquiesce. « Non, je ne l'ai pas vue. Asher non plus. Paula ? »

Je secoue la tête.

Shelby vire au blanc fantôme.

***

Shelby

Quelle idée stupide j'ai eue.

Laisser Spencer avec Asher.

Tout ça parce qu'elle insistait pour que je cesse d'étudier pour aller jouer avec elle, et que c'était hors de question. Asher a traversé la bibliothèque au moment où elle tirait sur mon uniforme. S'est approché à pas feutrés et a proposé à voix basse de s'occuper d'elle pendant la prochaine heure, le temps que je termine mes devoirs de mathématiques. C'est lui, qui a proposé.

Or voilà maintenant deux heures qu'ils ont disparu, que le soleil menace à présent de se coucher, et que personne ne les a aperçus nulle part.

J'ai imploré Paula et Veronica de m'aider à les chercher, à la chercher ; qui se soucie de lui ? J'ai imploré ; qui se soucie de ma fierté.

Asher émerge soudain de la forêt. Tout en sueur et en panique. Seul.

Il ne me voit pas m'élancer droit sur lui, au début. Et quand il lève les yeux, s'éponge le front et se passe une main dans les cheveux, je le vois se liquéfier davantage. Je hurle. Le repousse du plat de mes paumes. Me retiens de le frapper pour de vrai.

« Où est-elle ? »

Il absorbe ma violence sans coup férir. Se laisse presque partir, à chaque fois que je force de mes deux bras contre son torse, comme s'il voulait que je le renvoie dans la forêt, que cette dernière le prenne au piège et ne nous le rende jamais.

« Où est-elle ? »

Il balbutie. Ce que je perçois de son charabia ressemble beaucoup trop à « je ne sais pas » pour me calmer, alors j'ai la fureur qui redouble, et cette fois je ne retiens plus rien. C'est à peine si je vois Soufiane arriver, mais soudain voilà qu'il se glisse entre nous, qu'il s'interpose, qu'il tonne presque aussi fort que moi.

« Il a perdu Spencer. Tu m'entends ? Il a perdu une enfant qui était sous sa responsabilité. »

Sans cesser de parer les balles, Soufiane amorce un léger mouvement pour sonder le regard de cet incapable qui lui fait office de meilleur ami. Lorsque ce dernier ne peut qu'acquiescer, je bondis de nouveau sur mes jambes, mais cette fois Veronica s'en mêle et me tire en arrière.

« Shelby, nous allons la retrouver. Il faut juste respirer un grand coup et... séparons-nous, O.K. ? Avec Paula, on va –

— Non, il faut prévenir quelqu'un. La directrice, Sir Douglas, n'importe qui. Mais quelqu'un.

Si tu fais ça, Ash sera puni.

— Et quand bien même ? Hein ? Quand bien même serait-il puni, bon sang, la vie de Spencer est en jeu. »

Quelqu'un – je ne sais pas qui, mais quelqu'un d'idiot, pas de doute – laisse entendre que j'exagère. D'une voix chaude et solide, Soufiane me garantit que tout va bien se passer, mais ce n'est pas moi qu'il regarde, ce n'est pas moi, qu'il tente éperdument de rassurer. C'est lui.

Je les plante tous sur place.

***

Arkady

Je commence à ne plus supporter le bureau de Sir Douglas. Je voudrais que les vagues de l'Atlantique se soulèvent et l'inondent tout entier, pour nous forcer à évacuer.

« Monsieur Stefanovitch ? »

J'émerge tant bien que mal, puisqu'il faut bien accepter les choses comme elles sont. C'est ce qu'il me rabâche inlassablement, depuis la première fois qu'il m'a fait entrer dans son repaire, la semaine dernière. Accepter les choses comme elles sont. Faire face aux conséquences. Tout ça sans courber l'échine.

« Promettez-vous d'y réfléchir ? Il me faudrait vraiment une réponse très prochainement. Avec Pamela, nous pensons que –

— Bien sûr, oui, je vous ferai connaître ma décision au plus vite. »

Il n'est pas dans mes habitudes de couper la parole, mais il faut vraiment que je sorte. Maintenant.

« Pendant que je vous tiens, » – il m'arrête en plein mouvement ; ne voit-il pas que je suffoque ? – « pourriez-vous s'il vous plaît rappeler vos camarades à l'ordre ? Vous n'êtes pas sans savoir que nous n'avons pas encore trouvé de remplaçant à Julius. »

Julius Richard, l'intendant du manoir, décédé tragiquement l'été dernier d'une maladie foudroyante.

« Et contrairement à ce que vous semblez vous imaginer, nous sommes bien conscients que certains d'entre vous se jouent régulièrement de nos règles. »

Honnêtement, je pense qu'il n'a pas idée. S'il savait pour le trou dans le grillage et nos escapades sur les falaises, il installerait des barreaux à nos fenêtres et des serrures à nos portes.

« Tâchez de faire en sorte que cela cesse, Monsieur Stefanovitch. Usez de votre sagesse. »

***

Soufiane

J'évite d'en rajouter une couche, car je sais bien que cela n'aiderait personne. Shelby est partie en trombe, mais nous l'avons suivie d'un seul bloc. Il faut retrouver la petite. À ce moment-là, c'est ma seule priorité. Ash se traîne tant bien que mal à mes côtés. Quand nous sommes assez loin des autres pour que personne ne nous entende, je demande :

« Que s'est-il passé, au juste ?

— Cette gamine me déteste, Souf, parce qu'apparemment il y a deux ans je lui ai marché sur la main, ou le pied, je n'ai pas bien compris, bref, parce qu'apparemment il y a deux ans je lui ai fait très mal, et que je ne me suis pas excusé.

— C'est censé être une explication ?

— Quoi ? Non ! Enfin, peut-être, je ne sais pas. Peut-être qu'elle se venge, qu'elle essaie de me faire expulser, ou succomber à un ulcère. Franchement, j'ignore ce qui serait le pire.

— Ash, je perds patience, que s'est-il passé ? Comment l'as-tu perdue ?

— On jouait à cache-cache. Je la cherche encore. »

Je soupire. Lutte contre une envie de lui signifier à quel point il me fatigue, car il faut bien l'avouer, il a l'air abattu.

« O.K., donc c'est moins grave que ce que je pensais. Elle se cache quelque part au manoir, on va bien finir par –

— Ou à l'extérieur, m'interrompt-il.

— Je te demande pardon ?

— Au manoir, ou à l'extérieur. C'est elle qui a dicté les règles. C'est pour ça que je revenais de la forêt quand vous m'avez trouvé.

— C'est elle qui a dic... », je répète lentement, avant d'exploser : « mais bon sang, tu as conscience qu'on parle d'une gosse de sept ans, là ? Bon sang, Ash ! Mené à la baguette par une foutue gosse de sept ans !

— Tu ne la connais pas, elle est vraiment très persuasive.

— Ferme-la. Sérieusement, ferme-la. N'ajoute plus rien, rien, tu m'entends ? Jusqu'à ce qu'on la retrouve. »

D'un mouvement brusque il sort les mains de ses poches, et m'agrippe le bras.

« Souf, attends, écoute-moi, écoute-moi. Elle sait, pour les trous dans le grillage. »

***


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