Chapitre 2 : Dropped by the doves - 2/2
Asher
Pour nous préserver tous deux du silence, j'appuie sur le bouton du vieil autoradio. Ce dernier nous propulse tout droit dans les années quatre-vingt comme si c'était la DeLorean de Retour vers le Futur, que nous avions volée. Pardon, empruntée. Surexcité, je pousse au maximum le volume sonore. Mon chauffeur ne réagit pas tandis que je me trémousse sur mon siège, et se contente de me fusiller du regard dès que je chante trop fort.
« Oh, allez, Souf, déride-toi un peu, je cale entre deux fragments de paroles. I'll take you right into the Danger Zone. Franchement, tu ne trouves pas que ce choix de chanson est particulièrement approprié ? You'll never say hello to you –
— Personne ne te dira plus jamais bonjour si tu continues à miauler comme ça.
— C'est la chanson de Top Gun, Souf. [1]
— Je m'en fiche.
— Ah, comme je regrette que Paul et Rio ne soient pas là. Elles, elles comprendraient. »
Mais c'est faux. Je suis plus qu'heureux d'être seul avec Souf. J'y vois l'occasion de tout réparer une bonne fois pour toutes. Dès que j'en trouverai la force. Pour l'instant je ne suis pas prêt, alors je continue à chanter. Mon chauffeur perd patience quelques minutes plus tard et éteint la radio d'un geste brusque alors que je scande « there's too many men, too many people, making too many problems, and there's not much love to go around » [2]
Nous nous arrêtons assez vite, après cela. Sur le parking d'une supérette, où Souf me demande d'aller m'acheter un paquet de petits pois surgelés, pour mon nez.
« Fais vite, d'accord, me presse-t-il tandis que je descends. Et ne tente rien de stupide. Je t'ai à l'œil. »
Ce n'est franchement pas mon genre.
« J'ai juste une question, j'ajoute une fois dehors, passant la tête dans l'entrebâillement de la vitre ouverte. Faut-il absolument que ce soit des petits pois ? »
Souf n'esquisse pas même un sourire, mais ce n'est pas grave. Je continuerai d'essayer. Longtemps j'ai cru avoir besoin du rire de la foule pour tenir debout ; aujourd'hui je crois bien qu'il me suffirait du sien. Lorsque je reviens m'installer à ses côtés, il inspecte le sac et vérifie le ticket de caisse.
« Voudrais-tu procéder à une fouille corporelle ? », je me moque, mais cela non plus, ne l'amuse pas.
L'espace d'un instant, je vois même qu'il y songe sérieusement.
« Je n'ai pas acheté d'alcool, je lui assure en plaquant le sachet de légumes surgelés contre mon nez abîmé. Promis. »
Il hausse les épaules, la mine sévère. Et démarre en trombe comme si nous venions d'effectuer un braquage et que la police avait déjà été prévenue. Son téléphone sonne quelques minutes plus tard, alors que nous roulons à tombeau ouvert sur une nationale en direction du sud. Souf extirpe l'objet de sa poche et répond à l'appel. Il manie le volant d'une seule main, à présent, et son pied semble peser plus lourd sur la pédale d'accélération, comme s'il essayait de compenser le retard que cette conversation va nous coûter.
« Oui, Habibti ». Je n'entends pas ce que lui dit cette dernière, mais il secoue la tête, impatient. « Des hommes sont là pour s'en prendre à lui. Oui, à l'hôpital. »
Un silence. Rio doit commencer à s'inquiéter et ça y est, moi, je bous. J'aimerais lui arracher le téléphone des mains pour la rassurer. Prétendre que tout cela ne constitue qu'une mauvaise blague.
« Je ne sais pas qui, je n'ai pas demandé. Des trafiquants que cet idiot n'a pas payés, j'imagine. Écoute, pour l'instant peu importe le pourquoi du comment, j'ai dû agir vite. Et vous feriez mieux de partir, vous aussi. Bon sang, Erin. » Le visage de Souf devient blême. « Erin aussi doit se trouver quelque part dans l'hôpital. Tu veux bien la... Non, tu sais quoi, je vais l'appeler moi-même.
— On n'avait pas établi que vous deviez rompre ? », je ne peux m'empêcher d'intervenir, car j'ai soudain envie de vomir.
Mais Souf ne m'entend pas, et Rio hausse suffisamment le ton pour que je perçoive quelques éclats de sa voix.
« Je ne sais pas », lâche-t-il alors avant d'enchaîner aussitôt avec : « oui, je sais. »
Cette fois je tends la main pour attraper le combiné, mais il me voit venir et s'écarte vivement, tout en donnant un coup de volant qui déséquilibre la voiture.
« Toi tu restes à ta place, tu veux ? me lance-t-il, agacé. Habibti, j'improvise, d'accord ? »
De nouveau, un silence. Les yeux rivés sur la route, je commence à bouder. Et à regretter de ne pas avoir ne serait-ce qu'essayé d'acheter de quoi remplir ma flasque.
« Non. Hors de question. Pas avant que le danger ne soit écarté. »
***
Paula
Je baisse les yeux vers mes chaussures et remarque que les lacets de mes bottines sont défaits. Je porte encore mon uniforme de serveuse, mais les souvenirs de cette vie me semblent bien lointains. Alfredo, Annabelle, Joel sont tout autant de petits points, à l'horizon, abandonnés sur un quai tandis que, pieds nus sur le fronton de mon navire, les cheveux aux vents, les bras écartés, je contemple un avenir dont ils ne feront plus partie.
Car il me semble bien, en effet, qu'après hier soir rien ne sera jamais plus pareil.
Asher a failli mourir. Soufiane l'a entraîné dans une folle cavale qui ne peut que mal finir. Et nous voilà tous réunis, après toutes ces années, pour tenter de trouver une échappée à ce labyrinthe. Tous, ou presque.
En me penchant pour nouer mes chaussures, j'aperçois quelque chose qui brille et attrape la main de Veronica. En pleine conversation avec Soufiane, elle ne sent pas tout de suite la pression de mes doigts, puis en croisant mon regard interrogateur elle sursaute et retire vivement de ma vue sa main et avec elle, ce qui ressemble fort à une bague de fiançailles. Sans prévenir, je me saisis de son téléphone portable et le porte à mon oreille.
« Souf, ici Paul. Laisse-moi discuter avec Asher, s'il te plaît.
— Paula, qu'est-ce que tu fabriques ? se plaignent Veronica et Shelby d'une même voix, ce qui ne me lassera jamais.
— Souf, s'il te plaît, j'insiste, croyant ce dernier récalcitrant, mais déjà la voix d'Asher résonne dans le combiné.
— Salut, Paul.
— Parle-moi. Explique-moi ce qu'il se passe.
— Je crois que Souf a bien résumé les choses. » Je l'entends s'évertuer à sourire, s'évertuer si fort qu'il pourrait bien mourir. « Je dois un peu d'argent à des individus plus ou moins fréquentables.
— Plus ou moins fréquentables ?
— Ouais. » Il soupire. Et concède : « O.K., sans pitié.
— Il me faut un nom.
— Un nom ? Pourquoi te faudrait-il un nom ?
— Pour t'aider. Que crois-tu que nous sommes tous en train de faire ?
— Je ne veux pas vous entraîner dans mes histoires, réplique-t-il, et même sans le voir de mes propres yeux, je sais sans me tromper que tout son corps s'agite. Je vais me débrouiller, tout va bien se passer, je t'assure. Et puis je ne connais pas le vrai nom de celui à qui je dois de l'argent, de toute façon. Il se fait appeler Tony Wyzek, comme le personnage de West Side Story.
— Tony Wyzek », je répète tout bas pour mieux m'en souvenir.
Veronica hausse les sourcils.
« Le type de West Side Story ? s'étonne-t-elle. Quel rapport cela a-t-il avec quoi que ce soit ?
— Mais ce n'est pas son vrai nom, insiste Asher, et puis tu sais quoi ? J'en ai déjà beaucoup trop dit. S'il vous plaît, ne vous mêlez pas de ça.
— D'accord, je lui promets car c'est ce qu'il a besoin d'entendre, pour ne pas angoisser.
— Paul ? Je t'en supplie, excuse-moi, pour tout à l'heure. Je n'aurais pas dû me comporter comme je l'ai fait, j'ai juste... Quand j'ai vu ce type t'empoigner de la sorte, j'ai –
— Je sais », je l'arrête aussitôt, prise de soudains vertiges.
Je ne mérite pas ses excuses. Ne les mériterai toujours pas dans un million d'années.
« Alors je suis pardonné ?
— Ta seule préoccupation devrait être de rester vivant. Dis à Soufiane de ne prendre aucun risque inutile. On se recontacte rapidement. »
Sur ce je mets fin à l'appel, ce qui me vaut cris et réprimandes de la part des deux cousines. Je lève les bras en l'air pour réclamer le silence.
« J'ai peut-être une idée. D'accord ? J'ai peut-être une idée. »
Mais avant, il nous faut quitter les lieux.
Et vite.
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