Chapitre 2 : Dropped by the doves - 1/2
Paula
Elles bondissent de leurs sièges en me voyant arriver.
« Il est encore faible, je leur apprends, mais il est en vie. Il va bien. Tout va bien. »
Veronica soupire un soulagement infini. Même Shelby s'autorise à fermer les yeux un instant pour s'imprégner de l'information. Leur aura charbon vire doucement à l'anthracite. Les filles sur mes talons, je me dirige alors vers un distributeur de sandwichs, car Soufiane m'a envoyée chercher de quoi nourrir le bonhomme de poussière. Dans mon dos, Shelby annonce sans honte qu'elle a l'intention de déserter. Mentionne des révisions qui l'attendent. Fait sursauter Veronica.
« Je croyais que Noël était fait pour être ensemble, raille-t-elle. Tes mots, pas les miens. Tu ne peux donc plus supporter notre compagnie plus de quelques heures, hein ?
— Pas votre compagnie, non, lui réplique sa cousine du ton las qu'elle réserve habituellement à ceux qui ne comprennent pas le fonctionnement du monde aussi vite qu'elle. Les hôpitaux. » Veronica baisse les yeux et hausse les épaules ce qui, entre elles, a presque valeur d'excuse. « Je repasserai plus tard, d'accord ? »
Déjà elle s'éloigne, mais je la retiens d'une voix ferme. Je refuse de l'autoriser à tout gâcher si rapidement. Comme j'insiste, elle accepte de rendre visite à Asher avant de nous quitter.
***
Soufiane
« Qu'est-ce que tu fabriques ?
— Il faut partir, je te dis », je réponds en rassemblant ses affaires en vitesse.
J'ouvre le placard et en récupère un cintre métallique que j'essaie de camoufler sous ma veste.
« Partir ? répète-t-il, pantois. Partir où ?
— Peu importe. Loin d'ici.
— Mais le médecin a dit que –
— Je sais très bien ce qu'a dit le médecin, mais ils sont là, Ash. Quelque part, en bas. Ils sont à ta recherche. Regarde-moi dans les yeux et ose m'affirmer qu'ils viennent seulement t'apporter des fleurs. »
Ses lèvres se décollent, son visage grimace, son silence veut tout dire. Je le presse de se rhabiller, lui jette son sweatshirt à la figure. À ce moment-là il tente bien de me convaincre qu'il peut gérer la situation tout seul, comme un grand, mais nous n'avons guère le temps de plaisanter. J'ai envoyé Paula lui chercher de quoi manger au rez-de-chaussée et elle pourrait revenir d'un instant à l'autre.
En sortant du lit, Asher titube d'une jambe à l'autre, si bien que j'amorce un pas en sa direction pour l'aider en me maudissant tout bas. C'est une horrible idée. Je le sais. C'est bien pour ça que je mets tout en ordre pour éviter d'être intercepté par qui que ce soit qui saurait me convaincre de ne pas exécuter mon plan. Il ne faudrait qu'un regard d'Habibti, pour que tout s'effondre.
« C'est bon, je suis prêt, m'annonce-t-il une fois sa paire de baskets aux pieds. Mais tu es vraiment sûr de ce que tu as vu ? Peut-être que tu exagères. Peut-être que tu es victime d'une hallucination due au manque de sucre ou un truc de ce genre. C'était quand, la dernière fois que tu as avalé quelque chose ?
— Ferme-la, Asher. »
Je tâte le revolver à ma ceinture pour m'assurer qu'il est toujours là, bien caché, et m'insuffler du courage, ouvre doucement la porte, vérifie que seuls des infirmières ou des inconnus traversent le couloir, puis fais signe à mon ami de me suivre. Il marche avec peine, mais il marche. De temps en temps il m'adjure de ralentir, ce qui a le don de m'agacer. Ne comprend-il pas à quel point notre temps est limité ?
Quand je me retourne pour vérifier que je ne l'ai pas égaré dans ma course folle, il m'adresse des sourires contrits comme si je n'étais qu'un étranger, avec qui il n'a encore jamais dansé. Les mouvements sont fébriles, les hésitations palpables, le rythme inconsistant. Peut-être en suis-je devenu un, d'étranger. Peut-être ai-je perdu la tête, à me démener ainsi pour sauver un fantôme.
Celui-ci a rabattu sa capuche sur son visage pour cacher les traces de cette soirée cauchemardesque. Tandis que nous bifurquons à droite, puis à gauche, je songe que j'ignore toujours ce qui a lui valu de se retrouver affublé de cet énorme coquart qui le défigure.
« Ton nez », je m'exclame tout à coup.
Je me fige sans prévenir et puisqu'Asher prête autant attention à son environnement que s'il était né hier, il se cogne contre mon dos. Et jure.
« Mon nez, comme tu dis, a bien failli se fracturer une seconde fois par ta faute, se plaint-il à voix basse.
— Exactement ! Ton nez est fêlé. Il nous faut de la glace.
— On s'arrêtera sur la route. On s'arrêtera plus tard, Souf. Des types sont à ma recherche, tu te souviens ? »
Il me pousse, à présent. Sa main sur mon épaule, me forçant à aller de l'avant. Comme je trouve étrange ce nouvel élan de précipitation, je comprends qu'il a dû apercevoir quelqu'un, quelque part, et accélère la cadence. Une fois dehors, j'arpente le parking en quête d'un vieux véhicule.
« Qu'est-ce qu'on cherche ? me demande Asher.
— Une voiture à emprunter.
— À emprunter ? Non, mais tu te fiches de –
— Tais-toi et aide-moi. Rien qui ne soit apparu sur le marché après les années quatre-vingt-dix, ou je n'arriverai pas à la démarrer.
— Et avec quoi comptes-tu la démarrer, au juste ? »
Je sors un couteau suisse de ma poche, désigne un tournevis.
« Sérieusement ? »
Je l'attrape par le bras pour l'entraîner loin des caméras de sécurité et de la foule. Là, je ne peux m'empêcher de sourire en remarquant un tacot couleur vert pastèque, qui semble avoir connu deux guerres.
« Allez, dépêche-toi, je presse Asher. Tiens-toi prêt à monter. Vite.
— Ah oui ? Et comment tu vas ouvrir la portière ? Ne me dis pas que tu vas briser la vitre. Oh, le fameux cintre. Évidemment. C'est pour cette raison que tu as volé un cintre. »
Il commente toute la scène comme si nous nous trouvions sur un stade de football. S'il a le malheur de s'engouffrer trop lentement dans l'habitacle, je sens que je vais lui rouler dessus, sans attendre et sans regret.
« Pff, arrête ton char. Tu ne vas pas vraiment nous la jouer cambrioleur du dimanche, si ? Ça ne marche que dans les films, ce truc. Mais bon sang, il a réussi. Il a vraiment réussi, bordel. »
Sans me soucier de ses réactions, je jette le cintre que je viens de tordre en crochet sur la banquette arrière et m'installe au volant. Alors que je déverrouille la portière côté passager, je suis obligé de lui ordonner d'entrer car il m'observe, médusé et immobile, comme s'il était victime d'une hallucination, comme s'il avait oublié que sa vie dépendait de la vitesse avec laquelle il se pliait à mon plan, aussi déraisonnable soit-il. Tandis qu'il maugrée quelque chose au sujet de MacGyver et se plaint qu'il n'y ait rien en ce monde que je sois incapable de faire – ce qu'il a l'air de trouver particulièrement agaçant – j'enfonce le tournevis dans le démarreur et ferme les yeux en priant pour que cela fonctionne. Jamais auparavant n'ai-je été si heureux d'entendre un moteur ronronner.
Tant et si bien que je ne peux m'empêcher d'éclater de rire ; un rire nerveux, si horriblement contagieux.
Ainsi débuta notre cavale, je songe, en proie à ce drôle d'état second.
Ainsi débuta notre cavale.
***
Veronica
En traversant le hall d'entrée, j'aperçois une silhouette, à l'accueil, que je reconnais aussitôt. Erin. Les lèvres pincées, j'hésite entre reculer ou accélérer la cadence et opte pour un mélange des deux peu efficace. Comme j'évite de fixer mes yeux sur elle, je ne la vois pas se retourner. Je l'entends parfaitement bien, en revanche, me héler par mon prénom. Un son crissant qui fait saigner mes oreilles et s'entrechoquer mes genoux.
« Veronica ! réitère-t-elle en s'élançant vers moi, tandis que je me contrains à former un sourire sinon chaleureux, du moins poli. Comment va-t-il ? »
Devant mon regard dubitatif, elle précise :
« Asher. Souf m'a prévenue, tout à l'heure, et depuis je n'ai plus de nouvelles. Il a parlé d'une overdose. Est-ce qu'il va bien ? »
Son inquiétude paraît sincère, et cela me touche. Elle ne connaît même pas Asher. Jusqu'à hier soir, elle ne l'avait rencontré qu'au gré des souvenirs douloureux – jamais racontés, si puissamment devinés – et des histoires drôles – plus douloureuses encore – éparpillées lors de soirées d'été. Et pourtant voilà qu'elle sonde mon regard à la recherche d'informations, pour vérifier non seulement qu'Asher se porte bien mais que moi aussi, je tiens toujours debout.
« Oui, je lui réponds. Les médecins affirment qu'il est sorti d'affaire. Soufiane est avec lui. Merci d'être venue, Erin.
— C'est normal, m'assure-t-elle en hochant la tête. D'ailleurs Kevin est en chemin, lui aussi. Il vient de m'appeler parce qu'il ne réussissait pas à te joindre.
— Kevin ? », je reprends en écho. Soudainement paniquée, je plonge les deux mains dans les poches de mon manteau. « Kevin va arriver ?
— Oui. Pourquoi ? Mince, il y a un problème ? Je n'aurais pas dû le prévenir ?
— Non, non, non, il n'y a aucun problème, aucun problème. » Si je le répète encore une fois, elle devinera à quel point c'est faux ; si je le répète encore une fois cela deviendra peut-être vrai. « Selon toi, dans combien de temps devrait-il être ici ?
— Je ne sais pas. Un quart d'heure ?
— Un quart d'heure ? Parfait ! Parfait, parfait. Aucun problème. »
Erin fronce les sourcils, mais fait montre d'assez de tact pour ne pas insister.
« Ils n'ont pas voulu m'indiquer le numéro de la chambre, me dit-elle, m'extirpant de mon embarras par la même occasion. Pourrais-tu –
— Bien sûr ! Cinquième étage, chambre numéro 212. »
L'aplomb avec lequel je lui jette ce mensonge à la figure me surprend moi-même. Asher est étendu au deuxième étage. Chambre numéro 103. Ce n'est pas tant pour éloigner Erin, que je réagis ainsi, que pour éviter de me confronter à Kevin au détour d'un couloir. Je ne suis pas prête à l'affronter. Comment pourrais-je l'être ? Je ne sais même pas pourquoi je porte sa maudite bague.
« Je vous rejoins tous dans quelques minutes, d'accord ? Il faut absolument que je passe d'abord au petit coin. »
Un prétexte, cela aussi. Les mains toujours bien calées au fond de mes poches, je quitte doucement le champ de vision d'Erin, prends la direction des escaliers, et grimpe quatre à quatre les marches menant au deuxième étage.
***
Shelby
Je pousse la porte de la chambre. Paula a insisté pour venir avec moi, prétendant qu'elle ne pouvait plus attendre, que voir Asher maintenant, c'était déjà trop tard. Je la soupçonne de chercher seulement à me surveiller, de craindre que je manque à ma promesse et ainsi me dissipe dans l'atmosphère.
« Tu veux bien cesser de me marcher sur les pieds ? je suis obligée de lui demander alors que nous pénétrons dans la pièce. C'est déjà la troisième fois depuis qu'on a quitté le hall. Puisque je te dis que je ne vais pas m'en aller de suite. »
Contrairement à d'autres, à en juger par le lit défait et inoccupé qui nous fait face. La pièce entière est vide.
« Je ne comprends pas, les médecins n'ont pas dit qu'il devait rester allongé ?
— Si. » Le visage de Paula se décompose peu à peu, au fur et à mesure que son regard balaie la chambre. « Ses affaires ont disparu. Tu crois qu'il pourrait avoir fugué ?
— Bien sûr, qu'il pourrait avoir fugué. C'est d'Asher, dont on parle. » Mon sarcasme l'atteint en plein cœur, ce que je regrette aussitôt, mais trop tard. Comme d'habitude. « Où est Soufiane ? C'est quand même un sacré comble, qu'Asher ait réussi à fuir sous sa surveillance. Ne se destine-t-il pas à travailler pour la plus grande agence de renseignements de la première puissance mondiale ? Nous voilà bien barrés, n'est-ce pas ? La nation n'a pas à trembler, se sachant protégée par des génies de sa trempe. »
Paula me jette l'un de ces regards insistants dont elle a le secret, et qui vous percent l'âme. Dans son silence, je comprends ce qui l'inquiète : Soufiane n'aurait pas laissé Asher s'échapper aussi facilement. Certainement pas si tôt après avoir frôlé la mort.
« Peut-être sont-ils simplement sortis se balader un peu, je tente de la rassurer, bien que nous sachions toutes les deux que cela ne peut être qu'un mensonge. Ou peut-être que tu te trompes, et que Soufiane est trop en colère contre Asher pour se soucier de ce qui pourrait bien lui arriver. Ne me regarde pas comme ça. Il est en colère, tu le sais aussi bien que moi. Peut-être qu'ils se sont disputés de nouveau. »
Enfin, Paula flanche. Les bras croisés sur sa poitrine, elle hoche la tête, mesurant cette possibilité. Elle s'apprête à me répondre quand nous sommes interrompues par ma cousine, qui surgit à bout de souffle dans l'embrasure de la porte.
« Il faut que je m'en aille, nous prévient-elle, les joues rosies par l'effort. En bas j'ai croisé... Attendez une minute, où est Asher ? »
La main sur sa poitrine, elle s'escrime à calmer les battements de son cœur et prend de longues inspirations qui sonnent comme des sifflements. Bon sang, elle pourrait s'écrouler sur place.
« O.K., finit-elle par lâcher une fois ses forces recouvrées, je vous écoute. Que se passe-t-il ? »
***
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