Chapitre 2 : Come into my sleep - 4/4
***
Shelby
« Tu ne trouves pas que Nina, c'est vraiment un joli prénom ? »
C'est déjà la deuxième fois que Spencer me pose la question en trois jours. Nina, c'est le prénom de sa mère. Joli paradoxe : elle ne l'a jamais connue, connaît tout d'elle. Tout ce que cette dernière a daigné lui confier dans une lettre cachetée et déposée dans son berceau, du moins. La fillette a gagné le droit de la lire en cadeau de son septième anniversaire. Depuis, je crois qu'elle tourne en boucle.
« Marty, par contre, ça ne fait vraiment pas sérieux. »
Marty, c'est son père. Diminutif pour Martin. Pour une raison que je peine encore à comprendre, Spencer le tient pour responsable de tous les maux de la Terre depuis sa création, modulo deux, ou trois, grand maximum.
« Pourquoi faudrait-il que ton père soit sérieux ? », je lance.
Nous avons passé deux heures à la bibliothèque, et je crois que c'était une mauvaise idée, de lui imposer tant de silence d'un coup. La pauvre enfant ne cesse de parler depuis que nous avons traversé la porte. Elle vient de me raconter tout ce qu'elle a appris l'année dernière, matière par matière. Moi, tout ce que j'avais demandé c'était « et si on allait prendre un goûter ? ». En cuisine, une femme lui a tendu une brique de chocolat à boire et puis après m'avoir inspectée brièvement du regard, elle en a attrapé une autre dans le réfrigérateur à mon intention comme si j'avais le même âge, comme si j'en avais tout autant besoin, comme si j'inspirais la pitié. M'en offusquer m'a paru dérisoire.
« Parce que les pères doivent être sérieux, voilà tout » réplique-t-elle tandis que je mordille ma paille en plastique. Une grimace vient tordre son menu visage. « Comme un président, ou un magicien. Tu imagines, s'il venait à un magicien l'envie de faire une blague, au moment où son assistante est coupée en deux ? Oups, j'ai perdu vos jambes ? Non. Les pères doivent être sérieux. »
Je crois qu'au fond, elle lui en veut de ne pas avoir écrit la moindre ligne, sur la fameuse lettre de sa mère. De ne pas même avoir signé.
« Tu ne m'as pas dit que tes parents étaient tous les deux agents des forces de l'ordre ?
— Si.
— Je trouve que c'est un métier très sérieux. »
Ma nouvelle amie de format poche se contente de hausser les épaules, sans même soupeser un instant la possibilité qu'elle puisse se tromper. J'ai compris, inutile d'insister. Ou de lui révéler le fond de ma pensée : son père n'a peut-être pas la moindre idée de son existence.
« Ta mère semblait très amoureuse de lui. »
Ça, je ne sais pas trop ce que c'est, ou pourquoi ça m'a échappé. Comme si cela devait forcément la rassurer, servir de preuve ultime de la bonté de celui qui l'avait enfanté. Pourtant je sais bien que tous les jours, des êtres humains tombent amoureux de pourritures. Et elle ? Vu le regard qu'elle me lance, elle doit s'en douter aussi.
« Bref, peu importe. »
Je pose une main sur sa tête et caresse ses cheveux qui aujourd'hui, virent vraiment à l'orange, comme en phase avec la saison. Nous errons autour du manoir, dans ce jardin aux pelouses géométriques et aux arbres taillés en pointe. Ce jardin immense qui au bout d'un moment, pour moi, devient labyrinthe. Spencer ne perd jamais son chemin, ni ici, au beau milieu de l'automne, ni à l'intérieur, derrière les murs blancs de la gigantesque bâtisse. J'ai toujours mal au cœur quand je pense que de notre vaste monde, elle n'a connu que ça. Un sentiment qui s'estompe en général assez vite, car il y a toujours quelque chose, quelque part, ici, qui l'émerveille, la retourne, ou lui arrache un fou rire. Souvent, ce quelque chose n'est pas grand-chose. À chaque fois, ça me prend par surprise. Et de temps en temps, je me laisse volontiers embarquée dans son drôle de voyage. Alors comme elle, je tombe à la renverse, vaincue par un trop-plein de beauté, ou un trop-plein de bêtise, ou juste un trop-plein de nous.
Au bout du chemin, nous arrivons à l'orée de la forêt. Je demande à Spencer si nous sommes autorisées à nous y rendre, puisque nous sommes dimanche, que nous avons quartier libre, et qu'une violente envie d'aller donner des coups de pied dans les feuilles me démange les jambes.
« Moi, je n'ai le droit d'aller nulle part sans la présence d'un adulte, ou d'un élève qui soit au moins en sixième année. »
Je tique, à ce moment-là. Contemple d'un nouvel œil le désir pressant de la fillette de s'agripper à mon ombre. Ce que j'avais pris pour de l'affection commençait à ressembler beaucoup à de l'opportunisme.
« Toi, tu peux aller où bon te semble tant que le soleil n'est pas encore couché, et tant que tu restes dans l'enceinte de l'établissement. »
Je ne vois pas très bien ce qui en définit les limites, et Spencer balaie ma question d'un revers de la main.
« Oh, c'est très simple. Le grillage. »
Ce dernier se dresse au milieu de la forêt, entre deux rangées de pins, et suit le pourtour du manoir. Assez loin pour que nous le discernions à peine. Il est censé nous protéger ; je me sens soudain étouffer. Réalise brusquement que de notre vaste monde, moi non plus, je ne verrais plus rien ou presque pendant les deux années à venir. À mille lieues de mon désarroi grandissant, dévorant, Spencer m'attrape par la main et m'enjoint à la talonner.
Dans la forêt, je frappe les feuilles multicolores de toutes mes forces, et autorise Spencer à ramasser tous les champignons qui lui tombent sous la main. Au bout d'un moment, je commence à me détendre. J'ignore si c'est de la fatigue, ou de la béatitude, mais je me laisse emporter malgré tout. Ce que je sais, c'est que je ne peux qu'admettre que la parcelle de planète sur laquelle je traîne les pieds, là, tout de suite, n'a rien à envier à tout ce que j'ai pu connaître auparavant. Alors au contact de Spencer, je ravale mon spleen et apprends à parler le on-s'inquiétera-plus-tard.
« Tu entends ? », me demande-t-elle soudain.
Le son de mes angoisses qui s'envolent et éclatent comme des bulles, tout autour de nous, portées par cet air qui sent bon les aiguilles de pin et la pluie qui arrive, qui sent bon septembre, qui sent bon Halloween, et Thanksgiving, qui sent bon l'avenir ?
Oui, je l'entends.
Mais ce n'est pas ce à quoi Spencer fait allusion.
Des gémissements nous proviennent de notre gauche.
Des gémissements de douleur.
***
Asher
J'ai les mains moites. Et de la sueur qui commence à couler sur mon front, bordel. C'est quand même pas croyable. La dernière fois que je l'ai aperçu, c'était... Ce matin.
Non.
Hier soir.
Attendez, est-ce que c'est hier soir, que je me suis levé dans la nuit parce que je venais de rêver que je m'enfilais trois litres de thé glacé en une seule gorgée, et que ça a bien failli faire éclater ma vessie dans la réalité, ou est-ce que c'était la veille ?
Aucune idée.
Dandy a raison, je ne suis jamais sûr de rien. Putain, c'est pas croyable. Toujours est-il que depuis, je n'ai pas vu Tobias, et que dans tous les cas de figure, ce n'est pas normal.
Ça y est, il doit être mort. Pour sûr, qu'il est mort.
La semaine dernière, je lui ai filé un carré de chocolat, parce qu'il me faisait pitié, à gratter mon mollet sous la table. Or le chocolat, tout le monde le sait, ça tue les chiens. Même moi, je le sais. Alors pourquoi a-t-il fallu que je lui en donne, bordel ? Pas. Croyable.
Cela fait déjà une heure que j'arpente le manoir d'un bout à l'autre, étage par étage. Je n'ai osé demander de l'aide à personne, parce que je ne tiens pas à admettre à quiconque que c'est de ma faute, si le chien est mort. Tout le monde l'aime, ce chien. Il appartient à Mrs Pamela Eisenberg, la directrice de l'établissement, dite la grosse Pam – car elle vient de New York, la grosse Pomme, vous pigez ? – et avant elle, il appartenait à son prédécesseur, et encore avant, au prédécesseur de son prédécesseur, et ainsi de suite depuis la création de l'internat. Tobias, il est immortel.
Enfin il l'était, bien sûr. Avant que votre serviteur ne l'empoisonne avec un foutu carré de chocolat.
Je franchis la porte d'entrée et déboule sur le parvis. Le vent me gifle le visage et s'engouffre sous le tissu de mon tee-shirt, et c'est tant mieux, parce que la sueur me glisse dans le dos, à présent, et s'enfonce de plus en plus bas, je vous passe les détails. Je commence à avoir envie de vomir.
Depuis que nous sommes arrivés ici, avec Souf – c'est marrant, je raconte toujours les choses comme ça, comme si nous étions arrivés en même temps, et le plus drôle, c'est que je sais que de temps en temps, sans s'en rendre compte, il fait pareil –, Tobias nous suit à la trace. En vérité, il a été mon premier ami entre ces murs. Il faut dire que les premières semaines, j'ai été incapable de parler. Ou bien j'ai refusé de parler. Franchement, je ne m'en souviens plus vraiment. Toujours est-il que je n'étais que silence et soupirs. Alors je me baladais dans les couloirs, Tobias sur les talons, et je m'assoupissais dans le dortoir, Tobias sur les genoux. Je ne sais pas ce que j'ai fait, au juste, pour mériter sa loyauté, mais dès que je me dispute avec quelqu'un, c'est mon camp qu'il choisit. Il grogne, les dents serrées. Menace d'attaquer celui ou celle qu'il perçoit comme mon ennemi mortel. Moi, en échange, je lui donne du chocolat.
Bordel.
J'hésite à me diriger vers les falaises. Je déteste m'y rendre seul. L'espace d'une seconde, j'envisage d'essayer de trouver Veronica, et d'implorer son aide. Puisqu'elle est nouvelle, elle ne pourra pas m'en vouloir.
Mais je lui ai fait peur, l'autre soir, au bord du précipice, comme un demeuré, un putain de demeuré, alors sans doute me hait-elle déjà, sans doute ai-je fait très fort et très vite, cette fois-ci, pour m'attirer les foudres d'un congénère, et sans doute puis-je dès à présent dire adieu à mon Elaine.
Tant pis. Je bifurque vers la forêt. Et puis je m'arrête presque tout de suite, bien avant le milieu du chemin, en voyant débouler une boule de poils blanche, qui fuse en ma direction. Derrière lui, une première année – impossible de me souvenir de son nom – accompagnée de la jeune fille blonde qui a été admise la même nuit que Veronica. Son prénom m'échappe également. Tout comme tout sentiment de dignité, puisque je tombe à genoux pour accueillir Tobias. Je remarque qu'il tremble, paraît traumatisé. Mais peut-être que c'est moi, juste moi et mes jambes qui flagellent.
« C'est avec vous deux qu'il est depuis tout ce temps ?
— Non », me répond la fillette. Elle a les bras chargés de champignons et me scrute avec une certaine méfiance. « Il s'était coincé la tête dans le grillage. Nous l'avons libéré.
— Coincé la... »
Les mots me restent en travers de la gorge, tandis que j'essaie d'estimer depuis combien de temps Tobias a bien pu se retrouver ainsi pris au piège, mais Dandy a raison, je serais incapable d'effectuer le moindre calcul mental même pour sauver ma propre vie, même si l'avenir de la Terre entière en dépendait, et puis de toute façon peu importe combien de temps, au juste, cela ne change rien au fait que... L'envie de vomir resurgit. Je pose une main sur le sommet du crâne de l'animal, l'ausculte comme si je savais ce que je faisais, comme si je pouvais jouer au vétérinaire comme on apprend un rôle.
« Il va bien » me rassure la nouvelle.
J'imagine que mon comportement doit lui inspirer de la pitié. Probablement à cause de toute cette sueur, qui sèche sur mon visage. Je bondis sur mes deux pieds et m'avance dans sa direction pour lui tendre une main. Moite.
C'est pas croyable.
« Asher Keely, je me présente.
— Shelby Williams. »
La fillette se poste entre nous comme pour protéger sa compagne. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais cette fois le doute n'est plus permis : elle m'a dans le collimateur. Shelby, feignant ne pas s'en rendre compte, amorce un mouvement pour attraper ma main au moment exact où comme un abruti, je la retire pour m'éviter l'embarras de la voir grimacer sous le contact de ma peau qui glisse. Aussi mon bras retombe, le sien reste suspendu dans les airs, elle fronce les sourcils, et j'ai encore plus l'air d'un abruti.
« Shelby Williams, j'annonce solennellement, en souriant parce qu'il paraît que ça aide à changer la donne, lorsqu'on est demeuré mais qu'on tient à ce que personne ne s'en rende compte, considère que je te dois une reconnaissance éternelle. »
J'aimerais ajouter qu'à partir de maintenant, elle pourra inconditionnellement et irrévocablement compter sur mon aide, mais ça sonnerait faux. Il crève les yeux que cette fille n'aura jamais, jamais, besoin d'aide. Pas dans cette vie, du moins.
Et surtout pas venant d'un type comme moi, qui appelle au secours toutes les dix minutes.
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