Chapitre 2 : Come into my sleep - 3/4

***

Veronica

J'ai rendez-vous cette nuit sur la falaise. J'ai beau me répéter cette phrase mille fois, rien ne change : elle sonne toujours comme l'incipit du récit de ma mort.

J'avais pourtant prévu de n'accorder ma confiance à personne. Suffirait-il de me faire rire, pour signer ma perte ? Il semblerait que oui. Il semblerait que les vibrations sonores, ces traîtresses d'ondes de choc, d'ondes sismiques, d'ondes cosmiques, de toute évidence, provoquées par un grand éclat de rire en partance de la poitrine, suffisent à faire tomber amoureux, ou tomber d'une falaise, mais tomber, en tout cas, tomber sans la moindre once de grâce. J'ai l'estomac qui chatouille, la raison qui fiche le camp.

Le groupe s'est dirigé vers les salles de classe, après le déjeuner, et je me suis retrouvée seule face à ma crème brûlée et mon imbécilité. J'ai explosé la première du plat de ma cuillère comme si ça pouvait vaincre la seconde.

Depuis, j'erre de couloir en couloir à la recherche du bureau de Sir Douglas, bien décidée à obtenir des réponses avant que le soleil ne se couche sur cette journée et ma vie par la même occasion. Devant sa porte, j'hésite à frapper. Les pieds joints sur le seuil, le poing levé, mais figé, je dois ressembler à une marionnette cassée, ou à l'une de ces vieilles poupées dont il fallait tourner la manivelle pour actionner le mécanisme. J'ai peur de ce que je pourrais apprendre, peur que mes parents aient achevé leur existence sur une erreur, en m'envoyant ici. Je n'ai jamais supporté que mes parents se trompent. Comme l'impression d'être trahie, à chaque fois. Jusqu'à cette épiphanie finale, qui nous guette tous. Ceux qui te guidaient étaient tout aussi paumés que toi. Voilà que tu as percé le secret de l'univers, félicitations. Maintenant que tu le sais, débrouille-toi, fais comme les autres. Semblant.

« Miss Rio ? demande une voix dans mon dos de porcelaine. Auriez-vous besoin de quelque chose ? »

Monsieur Rigsmann, de la bonté plein les traits.

« Non, je... » Mon bras droit retombe le long de mon corps. « Je voulais juste m'entretenir un moment avec Sir Douglas.

— Ce qui va s'avérer difficile, si vous vous entêtez à rester de ce côté-ci de la porte. » Je serre les dents. Espère qu'à la surface, mes lèvres dessinent quelque sourire poli plus ou moins convaincant. « Allons, Miss Rio. Du nerf ! Il n'est pas si effrayant que ça. »

Il frappe le bois de trois coups de phalange, sous mes yeux grand ouverts et mon corps impuissant. Et puis s'éloigne en hochant la tête, juste au moment où émerge Sir Douglas sur le seuil. Apparemment peu surpris de me voir, ce dernier m'invite à entrer.

« J'imagine que si vous êtes là, c'est que vous avez fait votre choix.

— Bien sûr. »

Pas le moins du monde. Je m'installe dans le voltaire qui fait face à son bureau. Il est si moelleux que je m'y enfonce ; dans mon mensonge également.

« Je voudrais m'inscrire en –

— Attendez une seconde, Miss Rio, laissez-moi récupérer votre... »

Il s'interrompt, ouvre un tiroir, en sort une pile de documents, et une autre, et... encore une autre. On n'entend plus dans la pièce que le son du papier qui se froisse et de mon cœur qui bat la chamade. J'aperçois une étiquette portant le nom de Shelby Williams, mais très vite c'est mon dossier qui émerge, victorieux, et qui renvoie les autres aux vestiaires.

« Voilà, annonce le professeur en faisant de la place sur son bureau et en ouvrant le classeur, je vous écoute. »

Moi, je n'écoute plus que la voix d'Asher, qui résonne encore sous les parois de mon crâne, semant le désordre dans ma chambre secrète. De son monologue enflammé, il me reste en mémoire un mot, qui s'est jeté sur moi et s'y agrippe de toutes mes forces.

Métamorphose.

Alors, je sais quoi dire, ou plutôt comment commencer, et surtout à quel point tout ce qui s'échappera de ma bouche, ensuite, sera dénué d'importance.

« Je voudrais m'inscrire en théâtre. »

Ma voix ne vacille pas. Encore. Ne vacille pas encore. Sir Douglas fait gratter son stylo-plume contre le papier, avant de lever les yeux vers moi, car le train de mes pensées déraille et que mes idées se bloquent sous ma langue. En réalité, j'hésite à m'arrêter là, comme Asher, mais que ferais-je si je découvre que je n'ai aucun don pour la comédie ? Je repense à l'irruption de Soufiane dans ma nuit sans lune, je repense à ses conseils, je repense à Shelby, et tout en verrouillant mes paupières, j'enchaîne :

« Ainsi qu'en cours de cuisine, de piratage informatique, de –

— L'intitulé exact, Miss Rio, c'est juste informatique.

— Pardon, oui, bien sûr, évidemment »,suis-je obligée de m'excuser, avant de reprendre ma liste à toute vitesse : « cours de cuisine, d'informatique, de botanique, de danse, et de magie. Non, non, attendez, pas de magie, n'écrivez pas ça, n'écrivez pas ça ! » L'idée d'assister à toutes sortes de tours me séduit, celle de découvrir à quel point ils sont truqués me rend déjà morose. « Cuisine, informatique, botanique, danse, et... retour vers le futur. »

D'après ce que l'on m'a expliqué, il s'agit de revisiter l'Histoire à travers des anecdotes insolites. Satisfaite, je hoche la tête, et de nouveau une image assaille mon esprit.

Soufiane dans ma nuit sans lune.

Son corps en équilibre sur la roue, défiant la gravité.

J'ajoute in extremis :

« Et arts du cirque. »

Il acquiesce, avant d'apposer un point final sur son drôle de document couleur parchemin. Il m'explique que par respect des professeurs, je devrais me tenir à mes choix au moins jusqu'aux examens du premier semestre, mais qu'aucune de mes notes ne pourrait conditionner mon passage à l'année prochaine, pas même celles obtenues aux matières dites traditionnelles. Ici, un seul chiffre compte : l'âge. À dix-huit ans, nous serons tous escortés jusqu'au grand portail et propulsés de nouveau dans la vraie vie, indépendamment de nos résultats scolaires. Mais armés de notre don. Sir Douglas m'indique d'ailleurs que le plus important, c'est de trouver ce dernier. Tout ce que je vois, moi, c'est la goutte d'encre noire qui perle au bout de son stylo-plume, refusant la fatalité de sa chute à venir.

« Miss Rio ? m'interpelle-t-il, les deux bras croisés sur son bureau en bois de chêne. Vous faudra-t-il autre chose ?

—Non. Enfin, si. »

Je bredouille. Pourtant, Sir Douglas porte toujours sur ses lèvres son sourire rassurant, sur ses traits sa beauté immortelle. Me rappelant la raison première de ma présence dans ce bureau, je rassemble mon courage.

« J'aurais aimé vous... Enfin, j'aurais aimé savoir si...

— Respirez, miss Rio. Vous ne craignez rien.

— Eh bien, justement. C'est à ce sujet que je me posais des questions. J'ai entendu dire qu'un dénommé Erick a été – »

Ma voix faiblit, hésite, n'hésite plus vraiment.

S'éteint complètement.

Il s'est produit quelque chose. Non. J'ai provoqué quelque chose. Quoi, je l'ignore. Mais alors que je jette avec maladresse mes mots entre nous, je vois le visage de Sir Douglas, progressivement, se fermer. Ses deux mains se crisper. La goutte d'encre trembler, et finir par tomber. Une flaque noire s'étend alors sur la couverture de mon dossier.

« Cela ne vous concerne en rien, riposte-t-il froidement. Ne vous en mêlez pas. » Je hoche la tête, tâchant de retrouver une certaine contenance. « Est-ce bien compris ? » De nouveau, j'acquiesce en silence. « Dans ce cas je pense que nous en avons terminé. Fermez la porte derrière vous en sortant, je vous prie. »

***

Soufiane

Tout le monde est à l'heure. Même Habibti est là. Incertaine et maladroite, quelque part dans l'ombre de Paula. Enveloppée dans son vieux châle en laine rose, elle ne remarque pas que je souris en l'apercevant, car elle ne cesse de lever son menton vers le ciel. Je ne sais pas ce qu'elle guette, au juste, mais elle semble particulièrement ravie de ce qu'elle y trouve. Je l'imite par curiosité, mais ne discerne rien d'autre que la lune pleine et flamboyante, qui projette ses reflets argentés sur le sommet de son crâne.

Nous ne prenons jamais la direction des falaises si la lune n'est pas pleine. Il arrive que quelqu'un émette une objection à ce sujet, de temps à autre – Ash, bien évidemment, c'est toujours Ash – mais je ne négocie jamais là-dessus. C'est la seule façon de se sentir en sécurité. D'être en sécurité. Et par ailleurs, la meilleure façon de profiter du spectacle.

Avec Asher, nous nous partageons les commandes, comme d'habitude. Il prend la tête du groupe, je reste à l'arrière.

Je ne sais pas si les autres s'en rendent compte, mais c'est drôle : nous marchons tous au même tempo.

***

Veronica

Paula m'a tirée de mon sommeil agité, tout à l'heure. De sa voix onctueuse, elle m'a sommé de ne surtout pas faire de bruit. Elle, s'inquiétait de ne pas réveiller Shelby. Moi, de tout le reste.

J'ai attrapé le châle de ma mère, j'ai enfilé et lacé mes baskets à la va-vite, et j'ai laissé Paula m'entraîner par la main.

« Tu es en pyjama », m'a-t-elle dit une fois dehors.

Ça a sonné comme une blague. Je n'ai pas osé admettre que c'était parce qu'entre le moment du déjeuner et celui où j'avais manqué transformer Sir Douglas le magnifique en monstre de Frankenstein, j'avais changé d'avis quant à cette expédition nocturne sur les lieux d'un crime.

Alors j'ai re-changé d'avis.

Paula, quant à elle, portait un pull beige au col camionneur affublé d'un Mickey Mouse géant, et une longue jupe dans les tons turquoises ou verts ou violet ou les trois en même temps, que le vent, déjà, faisait voler. Elle m'a fait signe de la suivre, et j'ai marché tête baissée dans son sillage, les yeux rivés sur les chaussettes bleues qui lui grimpaient jusqu'à mi-mollet.

« Dis-moi, lui ai-je demandé tout bas alors que nous nous rapprochions des autres et que, déjà, je distinguais la silhouette de Soufiane, sa poitrine bombée, son sourire insolent, ses mains dans les poches, sais-tu ce que signifie habibti ? »

Elle a éclaté de rire à voix basse. Jusqu'à ce moment-là, je n'avais pas idée que c'était humainement possible. Je crois que c'est là que j'ai compris qu'elle était comme ça, Paula, unique en son genre, plus encore que nous autres simples mortels. Puis elle m'a expliqué, et de façon irrévocable, j'ai cessé de changer d'avis.

***

Soufiane

Asher frappe un grand coup dans ses mains pour faire taire les murmures, et je lance la machine.

« Très bien, que tout le monde m'écoute bien attentivement, c'est l'heure du rappel des règles. »

Un moment sacré, qu'Habibti interrompt en citant Fight Club.

« Silence, femme ! », martèle Asher en levant une main faussement autoritaire en sa direction, et je ne peux m'empêcher de sourire.

Il n'est pas d'art sur cette planète qu'Asher maîtrise mieux que celui de se comporter en parfait abruti.

***

Veronica

Je me tais, non pas en réaction aux ordres idiots d'Asher, mais parce que Paula a serré ma main dans la sienne, et que je réalise alors à quel point ce que nous nous apprêtons à faire est sérieux à leurs yeux, presque sacré, et à quel point il est un privilège d'avoir été conviée à les accompagner.

Tout s'enchaîne très vite, après ça.

Soufiane arpente le sol de calcaire, d'abord dans un sens, puis dans l'autre, tandis qu'Asher reproduit le même mouvement à l'envers. La voix de Soufiane est portée par le vent, celle d'Asher lui répond en écho. Ils sont le reflet l'un de l'autre, et nous servons de miroir ; ils sont des partenaires de danse, et nous ne sommes que spectateurs.

« Règle numéro un...

— Numéro un !

— ... ne jamais...

— Jamais !

— ... se tenir à moins de dix centimètres » – ils ont scandé ces deux derniers mots à l'unisson, j'ai frémi sans avoir froid – « du bord ! Règle numéro deux...

— Numéro deux !

— ... tout le monde se doit de crier en même temps...

— ...et personne ne se moque !

— Règle numéro trois...

— Numéro trois !

— ...ne crier qu'une seule fois...

— Une seule !

— ... mais aussi longtemps que nécessaire ! Règle numéro quatre...

— Numéro quatre !

— ... ne pas bouger tant que tout le monde n'a pas terminé !

— Ne. Pas. Bouger, bordel !

— Règle numéro cinq, et attention ceci est la dernière –

— Et la plus importante ! »

Les deux garçons, ces fous sur la falaise, n'ont même pas besoin de se regarder pour synchroniser leurs mouvements, leurs idées, leurs répliques. Ce ballet, ils le dansent depuis trop longtemps, maintenant, ils en ont le rythme dans la peau. Arrivés à l'ultime règle, ils s'immobilisent le temps d'une seconde éternelle. Semblent traverser leur scène imaginaire d'un grand jeté qui défie l'entendement. Comme suspendus au-dessus du vide, de nous, de tout. Et d'une même voix, ils concluent avec force :

« Ne surtout, surtout, surtout pas se retenir ! »

Asher frappe de nouveau dans ses mains, et Paula lâche soudain la mienne.

« Très bien, que tout le monde se mette en position ! », nous somme Soufiane.

Ils s'écartent tous les uns des autres, laissant environ un mètre, un mètre et demi entre eux. Vient alors le moment de s'approcher du bord. J'ai conscience que tous flirtent avec la limite des dix centimètres. Pas moi. Moi, je reste au moins trente centimètres derrière, et puis je recule encore d'un pas, pour être sûre. Asher pose sa tête sur mon épaule et me murmure à l'oreille que si je ne peux entrevoir les embruns, cela ne fonctionnera pas, sans m'expliquer, au juste, en quoi cela consiste. Je sens ses mains sur ma taille et menace de l'émasculer s'il ne les retire pas de suite. Soudain toutes mes appréhensions reviennent et j'ai comme un sale goût dans la bouche, parce que je ne devrais pas être là, avec eux que je connais à peine, et bon sang ce que je négocie mal, ma vie contre un fou rire, ma vie contre un fou rire !

« Ash ! gronde Soufiane. Laisse-la tranquille et regagne ta place »

Il s'exécute, non sans s'être excusé au préalable, mais c'est tout juste si je l'entends.

Nous formons tous une ligne, à présent, une chaîne humaine toute cassée, avec des maillons manquants. Je n'ose pas regarder ailleurs que devant moi, et pourquoi y serais-je obligée ? J'ai vue sur les étoiles et tout le reste on s'en cogne. Je réalise que l'on doit compter dans notre galaxie deux ou trois endroits où il fait bon mourir, et que c'est l'un d'entre eux. Ici et maintenant, à dix centimètres près. C'est Soufiane, qui donne le top départ. À trois, nous n'avons plus vraiment le temps de réfléchir.

Debout au-dessus des vagues, nous crions nos tempêtes,

et défions les éléments.



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