Chapitre 2 : Come into my sleep - 2/4

***

Paula

Asher éclate de rire, et je hais quand il fait ça au moment du déjeuner, parce que ça fait toujours trembler la table, et tinter les couverts. J'ignore pourquoi il s'agite autant, ou ce qu'il y a de si drôle. Son aura vire au violet d'un coup, et puis explose en fuchsia, à cause de quelque chose qu'a dit Soufiane.

« Avant que tu ne puisses dire quoi que ce soit ? demande le garçon plein de cendres, tandis que son ami acquiesce. Et tu le savais, toi, que c'était du sucre, qu'il fallait ajouter ?

— Évidemment.

— Incroyable. »

Soufiane se lève d'un bond, ce qui fait sursauter Arkady, à mes côtés. « La voilà.

— Shelby ?

— Non, pas Shelby », répond-il sans retenir une grimace. De la fumée irradie de ses pommettes. « L'autre nouvelle. Celle que je voulais vous présenter. »

Il enjambe le banc de bois et s'éloigne. Asher en profite pour plonger sa cuillère dans ma purée de patates douces, et Arkady frappe sa main d'un revers de la sienne, comme s'il n'était qu'un enfant manquant de savoir-vivre.

« Mais enfin, Dandy, ça ne la dérange pas. Pas vrai, Paul, que ça ne te dérange pas ?

— Kramer n'est-il pas plus drôle que George ?

— Je te demande pardon ?

— Dans Seinfeld, je précise. Hier soir, tu as dit que tu voulais jouer George, car il déclenche davantage les rires. Mais Kramer n'est-il pas plus risible encore ? »

Asher me dévisage comme si je sortais d'un asile et que je lui demandais par quel chemin retourner au plus vite de l'autre côté du miroir. Son fuchsia s'est drôlement estompé. Il se tourne vers Arkady, et lui lance :

« C'est maintenant, qu'elle me dit ça ? Hier, elle ne m'écoutait même pas parler.

— Eh bien de toute évidence, elle t'entendait tout de même.

— Tu sais quoi, Paul ? Ne joue pas à ça avec moi. Ne me fais pas douter, pas maintenant. Je sais que vous n'êtes pas capables de faire la différence, mais je suis vraiment agaçant, quand je doute.

— Effectivement, on ne voit pas la différence.

— George est le meilleur choix, martèle Asher pour mieux s'en convaincre lui-même.

— Les enfants », nous coupe Soufiane, une jeune fille à ses côtés.

Les épaules droites, celle-citâche de faire bonne figure, mais je la sens encore toute Paint it black,et ça interrompt pour de bon mon California dreamin' [1].

« Je vous présente... »

Il s'arrête. Paraît décontenancé. Les lèvres de la nouvelle se tordent alors en un rictus satisfait, un peu présomptueux, mais lorsqu'elle lui vient en aide – une demi-éternité plus tard –, elle sourit franchement.

« Veronica.

— Veronica, confirme Soufiane.

— Tu n'en avais pas la moindre petite idée, se moque Asher tandis qu'Arkady se lève pour adresser ses hommages.

— Voici Arkady Stefanovitch, dit "Dandy", cinquante pour cent russe, cinquante pour cent on-ne-sait-trop-quoi, mais toujours cent pour cent gentleman. Paula Deschanel, ou "Paul", tout droit débarquée de l'Hexagone, mais citoyenne officielle de la lune. Et Asher Keely... déchet humain.

— Je réponds plus volontiers à "Ash", en général, précise l'intéressé, mais ça se tente à l'occasion. »

Veronica s'installe aux côtés de ce dernier, juste en face de moi. La jupe de son uniforme remonte un peu sur ses cuisses pulpeuses tandis qu'elle prend place. Elle a les cheveux couleur charbon, les yeux qui pétillent de malice derrière ses verres de lunettes, et une bouche bien dessinée, légèrement plus rose que la normale. Elle m'évoque un morceau de réglisse, ceux que je préfère, qui sont fourrés à la fraise. Elle se penche pour répondre quelque chose à Asher – qui ne cesse de jacasser, depuis qu'elle s'est assise – et alors des effluves de son parfum effleurent mes narines. Une fragrance chaude et fruitée. Enivrante.

« N'est-ce pas, Paul ?

— Hmm ? Quoi ?

— O.K., leçon numéro un au sujet de Paul, annonce Asher à l'intention de Veronica, peu importe ce que tu lui dis, elle ne t'écoute pas. Il arrive cependant qu'elle t'entende. Si seulement tu parviens à te brancher sur la bonne fréquence.

— J'écoute toujours ceux qui ont quelque chose d'intéressant à raconter, je me défends avec lassitude. Ce n'est pas de ma faute, si tu débites dix mots à la seconde. Depuis le temps, j'ai appris à faire un tri.

— Alors, déjà, commence Asher, prenant appui sur la dernière syllabe, le record est de six virgule quarante-six.

— C'est vrai, l'appuie Veronica. Eminem, dans Rap God. Quatre-vingt-dix-sept mots en quinze –

— Secondes, exactement. Merci, Veronica. Toi, je sens que je vais t'apprécier. Ensuite, Paul, très chère Paul, et je prends à témoin n'importe quelle âme traversant ce réfectoire : tu n'écoutes jamais personne.

— Moi, elle m'écoute », le contredit Soufiane, aussitôt soutenu d'une voix forte par Arkady.

Ils mentent, je le sais, Asher le sait, tout le monde le sait. Mais je me contente de sourire, et d'observer les doigts du garçon qui se plient et se déplient sous l'action des rouages de son impatience, à l'infini, jusqu'à l'abandon. Pour se venger, il s'attaque à l'assiette de Soufiane, tandis que celui-ci se tourne vers la nouvelle.

« Habibti, donne-moi donc ton plateau, je vais te chercher quelque chose à manger. Comment se fait-il que tu sois arrivée si en retard, alors que tu es exemptée de cours pour la journée ?

— Je n'ai pas vu le temps passer, je me suis perdue dans mes pensées.

— Souf, tu veux bien en profiter pour m'apporter une part de –

— Oublie, Ash.

— Sais-tu ce que tu vas choisir ? je demande à Veronica.

— N'importe quoi fera l'affaire. Je suis affamée.

— Je voulais dire : ce que tu vas choisir comme cours.

— Oh. » Elle bredouille, et un orage secoue son ciel. Je lève les yeux vers Soufiane, sans m'attarder sur ce quiproquo pour aider à chasser son embarras et les nuages avec. « Tu as entendu la dame. »

Il s'éloigne, plateau en main, et Veronica s'éclaircit la gorge. « À vrai dire, j'hésite encore.

— Inscris-toi en théâtre.

— Bon sang, Asher ! s'exclame Arkady. Elle vient à peine d'arriver et déjà tu souhaites lui imposer ta compagnie ? Attends d'abord de voir si elle mérite une telle punition.

— Soufiane m'a recommandé de m'essayer à un maximum de disciplines.

— Excellent conseil. C'est un garçon très sage, tu le constateras, ce Sou... »

Notre bonhomme de poussière bute en bout de phrase, car l'intéressé est de retour parmi nous, et qu'il est hors de question pour lui d'admettre son amour pour quiconque sans sarcasme. Surtout pas pour Soufiane. Mais ça aussi, tout le monde le sait. La profondeur des sentiments que ces deux-là se vouent depuis leur plus jeune âge. La sacralité des liens qu'ils ont tissés au fil des ans. L'immortalité de leur amitié. C'est parce qu'au sein de notre petit groupe, ce sont eux, qui se connaissent depuis le plus de temps. Asher avait six ans lorsqu'il a été admis à l'internat ; Soufiane y résidait déjà depuis un moment. Arkady et moi, en revanche, avions soufflé plus de dix bougies quand on nous a envoyés marcher sur les falaises ; j'en avais onze, Arkady douze. Je contemple Veronica et me dis qu'elle n'a pas de chance, que j'aurais détesté me réveiller sous sa peau. Elle est trop vieille. A beaucoup trop vécu, trop vagabondé, hors de ces murs. Si mes souvenirs sont des alliés, les siens seront des lames. Prêts à tout déchirer, au moindre faux mouvement.

« Qui est un garçon très sage ? s'enquiert Soufiane.

— Personne, tu ne connais pas, il n'est pas d'ici, bref, j'étais en train d'expliquer à ta nouvelle amie qu'elle devrait me rejoindre sur les planches. J'ai besoin d'une Elaine. »

Veronica fronce les sourcils et lui s'emballe, comme d'habitude. Ses bras décrivent de grands mouvements. Les couverts en métal recommencent à tinter à contretemps.

« Une partenaire de jeu, quelqu'un avec qui répéter mes dialogues, quelqu'un qui me comprenne. Eux, » – cette fois c'est nous que ses deux bras englobent, nous et le reste du monde – « ils essaient, mais tant qu'ils n'ont pas foulé la scène de leurs pieds, tant qu'ils n'ont pas subi de métamorphose, tant qu'ils n'ont pas glissé de la réalité à la fiction, parfois en douceur, sans même s'en apercevoir, et parfois avec une telle sauvagerie que tu crois mourir, avant de revenir à la vie plus en forme que jamais, jamais auparavant, tant qu'ils n'ont pas... » Il lui faut marquer une courte pause, pour reprendre sa respiration. « Tant qu'ils n'ont pas perçu les rires, dans l'audience, ces rires qui transcendent, ils ne peuvent pas savoir ce que l'on ressent, et à quel point ça en vaut la peine.

— Tu as fini ?

— Hmm ?

— Ton monologue de fou furieux, précise Soufiane, il est terminé ? » Asher lève les mains en l'air, acceptant de se rendre, et son ami explique à sa place : « ce comédien en herbe ici présent ne vit que pour le théâtre. Cette année, il ne suit aucun autre cours. Aucun. En d'autres termes, il est complètement cinglé.

— Pourquoi voudrais-tu que je fasse autre chose ? Je ne sais faire que ça.

« Ça, c'est vrai, intervient Arkady. L'autre jour, je l'ai vu compter sur ses doigts. Et se tromper.

— Voilà. Même Dandy le Grand approuve mes décisions.

— Ce n'est pas exactement ce que j'ai dit.

— Taisez-vous, vous allez lui faire peur.

— Tu t'en charges déjà sans notre aide, et avec beaucoup de talent, il faut bien le reconnaître. »

Ils continuent ainsi pendant quelques minutes, jusqu'à ce qu'Asher propulse sa chaise en arrière pour s'agenouiller devant Veronica et lui demander solennellement de bien vouloir être son Elaine. Soufiane se frappe le front du plat de sa main, Arkady m'enfonce ses yeux topaze dans la poitrine, et elle, elle éclate de rire. Promet qu'elle considérera sérieusement la question.

C'est moi qui, la première, suggère l'idée de se rendre sur les falaises cette nuit. Je vois bien qu'ils me dévisagent tous, à présent. Les garçons, parce que j'ai parlé trop vite, sans les concerter d'abord. La fille bâton de réglisse, parce qu'elle ignore encore tout de notre tradition. Je hausse les épaules en réponse aux interrogations silencieuses de Soufiane. De toute façon, il est trop tard. J'en ai déjà trop dit.

« Paul a raison, réagit Asher en frappant dans ses mains. Les cours ont commencé il y a maintenant une semaine, et nous n'y sommes pas encore allés. Il est grand temps, n'est-ce pas ? De célébrer la rentrée.

— Ne t'en fais pas, Habibti, on t'expliquera tout ce soir. »

Habibti.

Habibti.

Habibti.

Les syllabes rebondissent sur les lèvres de Soufiane, dès lors qu'elles sautent sur un b. Ça veut dire « mon amour », je me demande si elle le sait. Je ferme les yeux pour mieux entendre résonner l'écho, dans ma tête. Je sens que ma propre bouche esquisse quelques mouvements, s'entraîne à reproduire tout bas ce son que je trouve si mélodieux. Arkady m'extirpe de mes pensées en levant son verre d'eau comme pour trinquer aux paroles d'Asher, qu'il reprend de sa voix râpeuse :

« Il est grand temps de célébrer la rentrée. »

Célébrer la rentrée.

Oui, mais pas que.

Évacuer le trop-plein de rage, revendiquer notre droit à la poésie, invoquer nos vieilles folies. Frôler la mort et l'extase en même temps.

Démarrer l'année comme il se doit.






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