Chapitre 2 : Come into my sleep - 1/4
Mardi 9 septembre 2014
Veronica
Huit heures tapantes, réveil gueule de bois. J'ai dû me saouler sans alcool. Cela fait maintenant une minute, que les cours ont commencé. Trente-et-une minutes, que j'étais attendue dans le bureau de Monsieur Riggsman, pour définir avec lui la liste des matières que j'aimerais suivre tout au long de l'année. Et à peu près deux heures, seulement, que je suis enfin parvenue à trouver le sommeil.
Monsieur, ou Mrs Riggsman ?
Je me pose cette question en me retournant sur mon matelas, embarquant draps et oreillers dans un looping désespéré et ambitieux qui se conclut par une chute. Alors que mon épaule heurte le parquet dans un grand fracas – la délicatesse, ça n'a jamais été mon truc – j'ai à peine le temps de constater que je suis l'unique résidente de cette chambre encore empêtrée dans sa nuit. Le lit qui fait face au mien, celui dans lequel une jeune fille, hier soir, dormait d'un sommeil profond, désencombré de ses tourments, a été vidé de son occupante. La couverture a été rabattue à la va-vite, sans être défroissée, l'oreiller se creuse encore en son milieu. Aux deux autres coins de la pièce, des lits de manoir victorien, parfaitement rangés, façon Jane-Eyre-revient-de-son-service-militaire-traumatisée-et-ne-supporte-plus-le-moindre-pli-nulle-part. L'un m'apparaît plus en ordre encore que l'autre, et c'est particulièrement étonnant, parce que je sais de source sûre que quelqu'un y a passé la nuit. Il était deux ou trois heures du matin, je l'ai entendu entrer. De toute évidence, j'étais loin d'être la seule, hier soir, à ne pas respecter le couvre-feu. Si tout le monde ici défie avec tant de fougue les règles mises en place, pas étonnant que quelqu'un se soit fait tuer.
À neuf heures moins vingt, je frappe à la porte de Monsieur Riggsman, un petit homme aux formes rondes qui, en m'apercevant bras ballants sur le seuil de son bureau, assomme son crâne dégarni du plat de la main comme pour se punir d'avoir oublié quelque chose. Moi.
« Miss Rio, mais bien sûr, j'aurais dû vous faire appeler. » Il désigne une chaise, et m'invite à m'y asseoir. « Non, en fait, je me souviens que j'ai pensé à vous faire appeler, et puis le téléphone a sonné et je n'ai plus pensé à grand-chose.
— Je suis vraiment navrée. Je sais que je suis en retard, mais –
— Ne vous tracassez pas pour ça, nous savons bien à quel point la première nuit peut être éprouvante. Café ? »
Je n'ai pas le temps de lui expliquer que depuis mes dix ans, le matin je ne bois que du lait chaud avec beaucoup de sucre et juste assez de cannelle. N'ai pas le temps de lui expliquer que je tourne la cuillère six fois dans la tasse pour me porter chance pour la journée, parce que je suis née un six juin et que je suis à moitié dingue. Aussi je fais au plus simple, et décline poliment. Mr Riggsman me sourit sans raison – mais c'est à peine si j'ai contemplé mon reflet dans le miroir, ce matin, alors peut-être y a-t-il quelque part sur mon visage motif à se moquer en silence, et donc à sourire, qu'est-ce que j'en sais, qu'est-ce que je m'en fiche –, avant de sortir d'un tiroir un document couleur parchemin, sur lequel sont listés à l'encre noire les cours proposés par l'internat.
« Vous avez de la chance d'arriver en septembre, Miss Rio. La rentrée a eu lieu il y a tout juste une semaine, ce qui veut dire que vous n'avez pas raté grand-chose. »
Vous avez de la chance. Il me vient à l'esprit au moins trois façons différentes de contredire une telle conclusion, mais je crois qu'il ne se rend pas compte de sa maladresse, alors je laisse couler. Je me plonge dans la lecture de la liste, tandis qu'il poursuit ses explications.
« Comme vous allez le constater par vous-même, nous offrons un catalogue plutôt éclectique. Puisque vous avez seize ans et que vous rejoignez directement l'avant-dernière année, vous bénéficiez d'une marge de manœuvre un peu plus conséquente que vos camarades plus jeunes. Jusqu'à leur seizième anniversaire, voyez-vous, tous les élèves de l'internat doivent suivre à parts égales les matières considérées comme traditionnelles, et nécessaires à l'acquisition de connaissances de base – mathématiques, sciences physiques, biologie, anglais, littérature, histoire-géographie – et les matières... disons, plus spéciales. Celles qui servent à développer le ou les dons de chacun en dehors des sentiers battus. Une fois les seize bougies soufflées, nous n'imposons plus qu'un minimum de cinq heures par semaine dans les matières traditionnelles – celles de votre choix – et tout le reste de votre temps est consacré comme bon vous semble aux disciplines qui vous rendent extraordinaires. Non, pardon, nous n'utilisons plus cette nomenclature depuis maintenant plusieurs années, mais je me fais vieux, vous savez, ma mémoire n'est plus ce qu'elle était, et elle n'a jamais été grand-chose. Comment dit-on, déjà ? Ah, oui. » De nouveau, il martyrise son pauvre crâne en peine de cheveux. « Pas extraordinaires. À haut potentiel. Enfin, de vous à moi, cela revient au même. Avez-vous une idée de ce qui vous rend si spéciale, miss Rio ?
— Pas la moindre. »
Je me retiens de lui avouer que je doute encore de l'être même un peu. De l'être plus qu'un autre.
« Ce n'est pas très grave. C'est en outre complètement faux. » Il tend un index accusateur en ma direction, mais son regard n'est que douceur. « Au fond de vous, vous savez. Il va juste falloir être patiente, voilà tout. Attendre que le secret daigne se révéler à vous.
— Mes parents n'ont-ils pas..., je commence, timide, avant de me reprendre. Enfin, je veux dire, dans mon dossier, ne figure-t-il pas une information qui pou–
— Bien sûr que si. Mais dans la mesure du possible, nous préférons toujours que l'élève découvre la raison de sa présence entre ses murs par lui-même. »
Je hoche la tête, et puis des yeux, je parcours la liste. De temps en temps, je cligne des paupières pour vérifier que je ne rêve pas, mais non, je lis bien chaque mot correctement.
« Gardez ce document avec vous, et prenez la journée pour y réfléchir » me dit le professeur en portant sa tasse de café à ses lèvres, avant de se rétracter. « Zut, alors, qu'ai-je encore fait de mon stylo-plume ? Il était là il y a une minute. » Comme je l'ai vu rouler sous son bureau, tout à l'heure, après avoir tenté un saut de l'ange depuis la poche de son complet marron, je lui indique où chercher, et il me remercie avec beaucoup plus d'effusions que nécessaire, puis se relève tout sourire et me demande : « Avez-vous des questions, miss Rio ? »
J'en ai toute une montagne.
« Non, je ne pense pas, Monsieur Riggsmann. »
Et je quitte le bureau sur ce mensonge, la liste entre les mains, des idées plein la tête.
***
Soufiane
Je manque de la heurter à l'intersection de deux couloirs, tout pile dans l'angle mort. Habibti. La nouvelle qui n'a pas de nom. Comme la veille au soir, elle porte vissée sur le nez une énorme paire de lunettes qui paraît tout droit sortie des années soixante-dix, mais qui ne lui servent pas à voir où elle pose les pieds puisqu'elle marche tête baissée, les yeux rivés sur un parchemin.
« Oh là là, pardon, excusez-moi, je suis vraiment désolée, balbutie-t-elle en levant le menton, avant de me reconnaître, et de me poignarder d'un sourire. Ah, c'est toi.
— Déçue ? » Elle se contente d'étirer ses lèvres encore plus grand, alors je lutte pour ne pas l'imiter, et lui arrache son document des mains. « La fameuse liste des matières, hein ? Tu as choisi ?
— Pas encore. » Elle secoue la tête. « J'essaie toujours de réaliser que ce sont de vrais cours. J'ai l'impression d'avoir été envoyée en camps de vacances. Arts du cirque, musique, théâtre, danse, magie... »
Elle a insisté sur ce dernier mot, et marque une pause comme pour mieux sonder mon regard. Je maintiens le contact un moment, juste assez pour la faire douter, avant d'éclater de rire.
« Désolé, Habibti, tu n'y apprendras rien de plus que des tours de magie. Il y a bien des histoires qui racontent qu'au dix-neuvième siècle, les enfants qui étaient envoyés ici pratiquaient les sciences occultes, mais ce n'est qu'une légende, et à ce que je sache, ce n'est plus d'actualité. Aujourd'hui si tu parviens à voler, ce sera parce que des fils invisibles te relieront au plafond, ou que – Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que tu fabriques, pourquoi te bouches-tu les oreilles ?
— Parce que je ne supporte pas que les gens révèlent les trucs. Ça gâche toujours tout, quand on cesse d'y croire au moins un peu.
— O.K., d'accord. J'éviterai donc les sujets sensibles en ta présence, c'est ça ? Le Père Noël, Tupac, ce genre de choses ?
— Va te faire voir.
— Avec plaisir, dès que j'aurai un moment. Là, il se trouve que j'ai cours de fabrique à potions.
— Tu comptes te payer ma tête comme ça encore longtemps ? »
Je la bouscule d'un léger coup sur l'épaule, pour éjecter d'une secousse l'air maussade qui vient d'assombrir son visage.
« Pas du tout. C'est juste comme ça qu'on appelle le cours de botanique, entre nous, je lui explique. En réalité, on apprend surtout à préparer des tisanes. Des boissons contre le mal de tête, ce genre de trucs. Mais tu devrais t'inscrire, c'est marrant, et c'est toujours utile. Non, en fait, tu devrais même faire comme l'autre nouvelle, et t'inscrire un peu partout.
— L'autre nouvelle ? »
Je tends l'index vers une jeune fille aux allures de femme, resplendissante, si belle que c'en est presque incroyable, quasi ridicule, qui discute avec Sir Douglas dans un coin du hall. Ses cheveux blonds sont remontés dans une queue de cheval élégante, sans la moindre petite bosse, qui ne laisse pas même apparaître son élastique. Elle tient dans les bras une pile de manuels scolaires qui fait plisser le tissu du blazer de son uniforme, mais ne semble pas lui peser le moins du monde.
« Vous êtes arrivées la même nuit, toutes les deux. Est-ce que tu l'as déjà rencontrée ? Je crois qu'elle aussi, elle est Australienne. »
Habibti fronce les sourcils, avant de secouer le menton.
« Non. C'est la première fois que je vois cette fille.
— Eh bien, en tout cas, elle s'est inscrite partout. Partout. Et tu devrais t'en inspirer. Mince, il faut vraiment que j'y aille, je vais être en retard. Déjeune avec nous, tout à l'heure, d'accord ? Il faut que je te présente aux autres. »
***
Shelby
Je m'installe derrière une table, à côté d'un garçon aux cheveux ébène et à la peau mate. Il possède ce que j'appelle un visage thérapeutique. Pas objectivement beau, mais si agréable à regarder malgré tout qu'il pourrait guérir un condamné à mort. Doté d'un charme à l'épreuve des balles et des tornades. Irradiant de joie, même lorsqu'il ne sourit pas. J'ignore comment il fait. Pour être joyeux, j'entends, tout en étant coincé ici, sans famille. Peut-être vit-il entre ces murs depuis longtemps, lui aussi, comme Spencer, peut-être qu'à la longue, on s'habitue, on fait avec, on oublie tout. Je n'ose pas le lui demander. Pour être honnête, je n'ai pas envie de savoir.
Depuis cette nuit, j'ai décidé de laisser derrière moi tout ce que j'étais.
L'ancienne Shelby a disparu dans les canalisations du manoir, et avec elle tous ses souvenirs, teintés de pigments rouges.
J'ai même jeté tous mes vêtements, car ici, tout le monde se doit de porter l'uniforme. Spencer a insisté pour récupérer quelques affaires, pour plus tard, « quand je serai grande ». Elle a gardé mes bottes à clous, et un vieux short en jean déchiré – noir, bien entendu – qui m'a servi de seconde peau pendant toute la quinzième année de mon existence. Je l'ai laissée faire, puisque de toute façon elle refusait de se taire et menaçait de dénoncer mon escapade nocturne à Mrs Pamela Eisenberg, la directrice de l'établissement. Cette enfant ira loin, elle me plaît beaucoup. Bien sûr, sur le moment je l'ai traitée de sale petite peste, et j'ai soupiré à en faire voler sa chevelure orangée. Blonde. Peu importe.
« Tu veux bien me passer le bouquet de thym ?
— Hein ?
— Le bouquet de thym, répète mon camarade de classe, assis à mes côtés. Qui se trouve juste là, sur ta droite. S'il te plaît. C'est ce qui ressemble à –
— Ça va, je sais à quoi ressemble un bouquet de thym, je ne suis pas demeurée, je te remercie. »
Cours de botanique. Je ne sais pas trop à quoi je m'attendais. Le professeur est une femme élancée aux cheveux ébouriffés, qui lance des « mais non, enfin » à tout bout de champ. Elle a inscrit à la craie sur un grand tableau la recette du jour, que nous sommes censés reproduire – infusion pour un sommeil sans cauchemars. Je trouve ça idiot. Pourquoi vouloir se prévenir des mauvais rêves ? Ils servent à exorciser nos démons, à dompter nos colères, à vomir nos peurs. Et puis, comment une mixture à base de romarin et de camomille pourrait-elle tenir hors de portée le croque-mitaine ? Complètement idiot. Installée devant une espèce de chaudron, je m'efforce tout de même de suivre les directives.
« Il manque un ingrédient », me souffle mon voisin en attrapant le thym que je lui tends.
Je sais qu'il se prénomme Soufiane, car depuis que nous sommes arrivés dans la salle de classe, Mrs Miller – le professeur – ne cesse de le prendre à partie, un sourire béat sur les lèvres, totalement sous son charme. Impossible d'en douter : il est l'élève prodige des cours de botanique. Peut-être même le chouchou officiel de l'établissement tout entier.
« Il manque toujours un ingrédient. On est censé s'en apercevoir, le découvrir, et si on y parvient, on gagne le droit d'emporter la potion avec nous. La difficulté, c'est qu'il arrive que Mrs Miller nous tende des pièges. Parfois, la liste est déjà complète. Et de temps en temps, elle glisse une erreur sur le tableau. Cette recette, nous l'avons apprise l'année dernière. Comme tu viens d'arriver, et que c'est ton premier jour de classe, je veux bien partager avec toi mes souvenirs, parce que je ne vois pas comment tu pourrais le deviner sans avoir au préalable –
— Personne ne t'a demandé ton aide, si ? Du son s'échapperait-il de ma bouche sans que mes lèvres n'aient à se fatiguer ? Intéressant. Serais-je donc devenue ventriloque sans m'en apercevoir ? Attends une minute, tu crois que c'est ça, qui fait de moi une orpheline à haut potentiel ? »
Soufiane écarquille les yeux, avant de lever deux bras en l'air pour témoigner de son inoffensivité. Comme je ne m'excuse pas, et que c'est à peine si je plonge mes pupilles dans les siennes, il s'ébroue – un mouvement presque imperceptible, probablement inconscient – tel un chien qui vient d'affronter la pluie, ma pluie, mes nuages, mes sarcasmes qui mouillent, mon orage qui gronde, puis reprend sa place devant sa marmite. Il ne m'adresse plus la parole, après ça. Tant mieux.
« Mais non, enfin, s'exclame Mrs Miller pour la cent-cinquantième fois, trois tables derrière moi. Du piment, pour éloigner les cauchemars ? Dans quel monde vivez-vous, Monsieur Bloomberg ? De toute évidence, vous n'avez rien suivi à mes cours, l'an dernier. »
Elle s'avance encore un peu, s'arrête juste dans notre dos. À chaque fois, se lamente un peu plus des suggestions de ses élèves.
« Et je crains que ce soit le cas de tout le monde, poursuit-elle. Personne ne m'a encore donné la bonne réponse. Soufiane, mon enfant, veuillez délivrer vos camarades du suspense, je vous prie.
— Du sucre », je lance tandis qu'il ouvre la bouche.
Je ne sais pas ce qu'il m'a pris, j'ai tenté le coup, vexée comme un gosse à qui on n'aurait pas demandé son avis. Au regard qu'il me jette, je comprends que je ne me trompe pas, alors je continue, la poitrine gonflée d'égo :
« Pas trop, bien sûr. Juste une cuillère à soupe. » Mrs Miller se plante devant moi. Hésite à sourire. « Rase. »
Et puis n'hésite plus du tout.
Comme moi.
« Félicitations, Mrs Williams. Vous avez parfaitement raison. » Elle se tourne vers Soufiane qui l'humeur indécise, a croisé les bras contre son torse, mi-interloqué, mi-frustré. « Un talent naturel, commente-t-elle, enjouée, excellent, excellente nouvelle. Vous gagnez donc l'infusion. »
Je me garde bien de lui annoncer que je n'en ai pas besoin, que je n'ai aucune envie de fuir mes cauchemars salvateurs.
Car je la veux, je la veux malgré tout, je la veux de toutes mes forces.
Personne, après tout, n'a à savoir que mes lèvres ne s'en approcheront pas.
***
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