Chapitre 2 : All because of you - 2/2
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Paula
Le tic-tac de ma montre résonne dans toute la pièce. Si je ne quitte pas les lieux d'ici quelques minutes, je me condamne à arriver les mains vides chez Veronica.
« Deschanel, qu'est-ce que tu fabriques ? », me scande mon patron. J'ignore par quelle magie noire il opère pour toujours nous épier de loin et se faufiler vers nous sans se faire voir. « Pourquoi te diriges-tu vers les vestiaires ?
— J'espérais pouvoir solliciter une pause maintenant, avant le début du rush.
— Une pause ? », répète-t-il en tâchant d'imiter ma voix. Dans sa bouche, ce mot semble dénué de sens. « Poussin, nous sommes le 24 décembre, le rush sera continu d'ici quatre, trois, deux, une seconde. Allez, trêve de plaisanterie, retourne en salle.
— Alfredo, je vous en prie, je –
— Tut tut tut. Stop. Je ne veux rien entendre. »
Il disparaît trop vite pour que je dégaine de mes poches vides le moindre argument supplémentaire, et je le maudis sous cape. Lui, et ces dissipations dans la nature à faire pâlir d'envie Harry Houdini, dont il détient le secret.
« C'est officiel, je déclare alors à Annabelle en me faufilant derrière le bar, je serai la pire des invités de Noël, cette année. » Elle hausse le sourcil gauche, geste dont elle use à l'infini comme si gisait là son unique don. « J'arriverai sans cadeau. Et probablement en retard.
— Les cadeaux ne sont pas importants, intervient un jeune homme en s'installant au comptoir. Il faut être là, voilà tout. S'asseoir à une même table. Prendre le temps d'écouter.
— Bonsoir, Joel, je lance tandis qu'il ôte son manteau. Je vous sers la même chose que d'habitude ?
— S'il vous plaît.
— Ton fidèle soupirant a raison », déclare Annabelle, et je la fusille du regard tout en attrapant une bouteille de gin, car je lui ai déjà demandé mille fois de ne pas appeler Joel de la sorte, qui plus est devant lui.
Joel est un homme frôlant les trente ans, peau cuivrée, pommettes saillantes, qui s'installe religieusement tous les soirs à la même place. Il dit que notre restaurant est son église, qu'il est bien incapable de s'endormir s'il ne m'a pas d'abord entendu chanter, que ma voix lui fait l'effet d'une prière et calme les tempêtes. Il exagère, bien sûr. Il est du genre à plaisanter souvent, et c'est toujours lui que ça fait rire en premier. Ses yeux se réduisent alors à deux lignes, et toute la pièce s'éclaire. Un spectacle dont on se lasse avec peine.
« Je sais que vous avez raison, mais c'est le premier réveillon que nous fêtons ensemble depuis que mon amie habite toute seule et je voulais que tout se passe bien, respecter tous les codes. Le repas, le sapin, les cadeaux. Depuis que j'ai quitté l'appartement pour habiter avec Annabelle et que Soufiane s'est installé avec Erin, j'ai l'impression qu'elle se sent un peu... »
À ce moment-là je réalise que j'en révèle beaucoup plus que nécessaire à celui qui, malgré tout, n'est encore qu'un client, un quasi-inconnu, et m'interromps aussitôt. Mon fidèle soupirant me fixe quelques secondes de plus, guettant une suite qui ne viendra pas, puis se lève de sa chaise.
« Vous savez quoi ? Gardez-moi mon gin-tonic de côté, je vais aller chercher vos cadeaux à votre place.
— Oh non, non. » Un non de plus et je me transforme en Amy Winehouse. « Rasseyez-vous, je vous prie. »
Joel glisse déjà un bras dans la manche de son beau manteau beige.
« Vraiment, cela me fait plaisir, insiste-t-il en nouant son écharpe autour de son cou. Acceptez mon aide.
— Oui, accepte son aide, renchérit ma collègue et colocataire, les yeux débordant de malice. C'est la saison qui veut ça, après tout. Puisque le monsieur te dit que ça lui ferait plaisir. En fait, en y réfléchissant bien, c'est toi, qui lui rends service. »
Je cède pour qu'elle se taise, et me tourne vers notre habitué en pointant un index faussement menaçant en sa direction.
« D'accord, mais en échange de consommations gratuites, retenues sur mon salaire. » Il ouvre la bouche pour riposter, je fronce les sourcils. « J'y tiens.
— Entendu. »
Après cela, il ne me reste plus qu'à fermer les yeux pour me rappeler ma liste. The Eminem Show d'Eminem pour Soufiane, Folie A Deux des Fall Out Boy pour Veronica, In The Groove de Marvin Gaye pour Erin, et Let it Bleed des Rolling Stones pour Kevin. Au dernier moment, alors que Joel franchit la porte et fait tinter l'une des clochettes dorées qui y est accrochée, me traverse l'esprit le nom d'un vinyle supplémentaire que j'aurais pu réclamer aussi – peut-être même deux – si les choses avaient tourné différemment, si seulement les douleurs avaient su se calmer, s'effacer, en quatre ans. Si seulement.
***
Veronica
« Tu sais quoi, il faut vraiment qu'on aille voir Le Mans 66 [1] ensemble. » Cela ne fait aucun doute, toutes nos discussions au sujet de cinéma et de théâtre m'ont retourné l'esprit. J'ai oublié jusqu'à la raison qui fait qu'Asher et moi, nous ne sommes plus amis. « La semaine prochaine ? »
Il hoche la tête au ralenti. J'ignore si c'est une façon de digérer l'information avec précaution, de me donner l'occasion de rétropédaler, ou juste un stigmate de son incrédulité. Tout ce que je sais, c'est qu'en constatant qu'il ne me répond pas clairement, j'ai soudain l'impression de dessouler.
« Ou à un autre moment », j'ajoute, et nous savons tous les deux que ce moment ne viendra pas.
Pour éviter de croiser son regard de chien battu, je plonge la main dans mon sac et en ressors mon téléphone. En plus des appels manqués de Soufiane, je découvre un message de mon petit-ami qui me somme de le rejoindre devant le colossal sapin du Rockfeller Center. La syntaxe est sèche, maladroite, urgente. Je crains que ce ne soit grave.
« Il va falloir que je te quitte », j'annonce alors à Asher.
Son teint pâlit une seconde –une affreuse petite seconde durant laquelle il me semble faire face à un fantôme – mais il a tôt fait de se colorer de nouveau et lorsqu'il reprend la parole, c'est d'un ton qu'il souhaite désinvolte. Et qui l'est presque.
« Déjà, tu es sûre ? C'est dommage, on n'a pas eu le temps de cocher toutes les cases de la liste. On n'a pas eu l'occasion de marcher sous une branche de gui, par exemple, alors qu'on sait tous les deux que tu crèves d'envie de m'embrasser. »
Cette référence à un passé plus tendre me file la chair de poule. J'esquisse un sourire et un pas en arrière, avant de changer d'avis. Mon hésitation nous fait mal à tous les deux, je le sais, je le vois. Pourtant quand je m'adresse de nouveau à lui, je suis sûre de moi. Ne m'aperçois même pas... qu'il est beaucoup trop tard.
« Viens chez moi dans deux heures pour le réveillon de Noël. » C'est une invitation, ça sonne comme une question. « Tout le monde sera là. »
Un sourire triste et fugace traverse le visage d'Asher.
« Tout le monde sera là, répète-t-il. Chez vous, dans deux heures. »
Il sait ce que je tais : jamais n'aurait-il été convié si je ne l'avais pas croisé par hasard, dans un hall bondé sur Broadway. Sa voix est si basse tandis qu'il décline que c'est à peine si je l'entends.
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