Chapitre 2 : All because of you - 1/2

Asher

Mes lèvres commencent à tirer à force de sourire. Ce que je dois avoir l'air malin, bordel. J'observe Elaine serrer les lacets de ses patins, remarque que ses mains tremblent, espère de toutes mes forces que je n'y suis pour rien. Loin de moi l'idée de l'incommoder d'une façon ou d'une autre. Si je pouvais endosser à moi seul notre malaise commun, je le ferais. Franchement, je le ferais. J'ai l'habitude. Mais comme je ne sais comment m'y prendre, je me contente d'éviter de la scruter trop souvent.

« C'est bon, je suis prête », m'indique-t-elle en se levant du banc.

Je l'imite aussitôt. Les lames de nos patins s'enfoncent dans le sol moelleux qui mène à la glace, et comme je suis en partie débile je trouve ça très drôle. Il me semble que c'est ce que nous ressentirions en marchant sur du pain de mie, ou en traversant une vie sans nous torturer pour un rien toutes les cinq minutes comme votre cher serviteur, et tout à coup je songe que je resterais bien juste ici jusqu'à la fin du monde.

« Nous aurions dû garder cette activité pour la fin, tu ne crois pas ? me demande ma partenaire de scène tandis que je déverrouille et pousse le petit portail, puis l'invite à pénétrer la première dans l'arène. Au cas où ça finirait mal.

— Comment cela pourrait-il mal fi... »

Je ne peux terminer ma phrase, car Rio dérape d'entrée de jeu et me contraint à la rattraper à bout de bras pour l'empêcher de tomber.

« O.K., c'est bon, inutile d'expliquer, j'ai compris. » J'attends qu'elle se remette sur pieds avant de me décider à la lâcher complètement. « Bordel ce que tu es nulle.

— Keely, langage ! », s'exclame-t-elle d'une voix fluette qui imite à la perfection Miss Joseph, notre très chère infirmière de l'internat, si bien que je ne peux combattre le rire qui me gagne et que je manque bien de nous faire perdre l'équilibre à tous les deux.

***

Soufiane

Les écrans d'affichage sont tous formels : mon avion aura du retard. Au moins trente minutes, peut-être une heure, peut-être plus. Un gobelet brûlant dans les mains, je dissipe d'un souffle la fumée de ce mauvais café autour de moi. Habibti sera furieuse. J'avais promis que j'arriverais à l'heure. C'est son numéro que je compose en premier, une fois, deux fois, trois fois, sans obtenir de réponse. Sans doute est-elle encore en train d'attendre son tour, dans une salle d'auditions pleine à craquer sur Broadway. Je me laisse tomber dans un fauteuil et dépose à mes pieds le sac de sport qui contient juste assez d'affaires pour passer le week-end à New York. Tout ce qui m'appartient se trouve désormais dans une chambre, près des quartiers de Quantico.

J'ai toujours du mal à réaliser que j'ai quitté Gotham City.

Après les fêtes de Noël, je n'y retournerai pas avant de longs mois. Et ensuite, une fois l'entraînement terminé, tout sera différent. Tout est déjà différent, en réalité. Depuis que je n'habite plus avec Habibti.

Un garçon envoie son ballon droit sur moi et je l'intercepte du pied tandis que son père s'excuse et me remercie en même temps dans une phrase qui, du coup, n'a aucun sens. Sur l'écran, mon avion est désormais officiellement annoncé avec une heure de retard. Je reprends mon téléphone et opte pour un autre nom dans ma liste de contact.

« Allô ?

— Erin, c'est moi. »

Erin, c'est ma petite amie. Depuis huit mois, maintenant. Peut-être neuf. Ce n'est pas ma mémoire qui me fait défaut, c'est juste que cela dépend de la façon de compter. La première fois que nous nous sommes rencontrés, nous n'avons pas perdu beaucoup de temps – entre nous ça a collé tout de suite, comme deux pièces de puzzle qui s'emboîtent, attendre aurait été insensé – mais ensuite nous ne nous sommes pas revus avant plusieurs semaines. J'ignore comment Erin calcule, mais j'imagine que si je veux éviter une dispute le jour de notre anniversaire officiel, il me reste quatre mois pour le découvrir. Ou trois.

« Je t'appelle pour te prévenir que j'arriverai à New York une heure plus tard que prévu, je lui annonce, et je n'ai pas achevé ma phrase que déjà, elle soupire.

— Souf, sérieusement ?

— Oui, je sais, je suis désolé. J'aurais dû partir plus tôt. Promis, je me rattraperai ce week-end.

— Tu as intérêt. Je me faisais une joie de t'avoir pour moi toute seule au moins une heure avant de se rendre au dîner chez Veronica.

— Je sais, je répète avant de me rendre compte que cela sonne présomptueux.

— Non, tu ne sais pas, me contredit-elle d'une voix ferme. Tu ne sais pas ce que je porte, là, tout de suite, ou plutôt ce que je ne porte pas, et tu ne sais pas à quel point mes rêves de toi m'ont réveillée, hier soir, ni –

— Erin, arrête », je l'adjure en souriant tout en lorgnant ma voisine, une vieille dame qui, à en croire les regards outrés qu'elle me lance, entend tout ce que mon amoureuse me susurre à l'oreille.

Non seulement celle-ci refuse de mettre un terme à son petit manège, mais elle nous fait tourner de plus en plus haut, de plus en plus vite, et je sens mes joues s'embraser et mon jean se faire étroit et lorsque je la supplie de nouveau, c'est pour lui demander de ne surtout pas s'arrêter.

***

Shelby

J'ai bien failli ouvrir une bouteille de champagne, pour fêter l'heureuse nouvelle – ou non-nouvelle – mais l'ai reposée in extremis dans le placard. Non seulement je la réserve pour un évènement précis qui malheureusement ne s'est toujours pas produit, mais surtout, je dois garder la tête froide jusqu'au début du dîner, chez ma cousine, dans quelques heures. J'ai encore tellement de travail. En vérité, je ne suis pas certaine de pouvoir me rendre chez Veronica, tout à l'heure. Ou même d'en avoir envie.

Repoussant cette décision à plus tard – ne pourrait-elle pas attendre la toute dernière minute ? – je m'installe à mon bureau, réajuste ma queue de cheval, prends une longue inspiration, et me replonge dans mes révisions. Échoué au sommet d'une pile de manuels scolaires, mon téléphone portable se met soudain à vibrer. Je lève juste assez le menton pour lire sur l'écran le nom qui s'y affiche. Hugh Holliday, le garçon que je fréquente en ce moment, entre deux cours. Et qui devra patienter, car je n'ai pour l'instant pas une minute à lui accorder. Quelques tours de trotteuse plus tard, les livres tremblent de nouveau. Numéro inconnu. Je soupire, mais ne décroche pas non plus. Je sens la nausée se profiler à la seule pensée de rater mes examens de janvier. Hors de question de perdre une seconde de plus, me dis-je en mordillant mon crayon. Qui que ce soit, ils devront attendre. Mais ils insistent. Et insistent. Et insistent encore.

***

Asher

« Un chocolat chaud pour la demoiselle et un cidre pour moi, s'il vous plaît », je demande à la vendeuse, qui disparaît ensuite un instant dans son petit cabanon en bois.

Veronica ouvre son sac pour en extraire son porte-monnaie, mais je l'arrête d'un geste. Aujourd'hui, c'est moi qui régale. Nos deux gobelets en main, nous longeons les vitrines. De temps en temps je me fige pour lui montrer quelque chose qui brille un peu plus fort, ou bien c'est elle, qui se perd dans la contemplation d'une animation un peu plus réussie que les autres si bien que je ne me rends plus compte que j'avance tout seul, et que je dois revenir sur mes pas. De vrais gosses.

« Alors comme ça, toi non plus tu n'as pas décroché un seul rôle en quatre ans ? », m'interroge-t-elle.

Sous ma poitrine tout se serre, et je suis obligé de porter le cidre à mes lèvres pour huiler les rouages de la machine.

« Pas un seul, non », je parviens ensuite à lui répondre.

Comme je souris, je donne l'impression que cela ne m'atteint pas. J'essaie, du moins. Soudain je lui en voudrais presque d'avoir posé la question, puis je vois ses yeux s'illuminer à cause des guirlandes dorées, au-dessus de nos têtes, et j'oublie jusqu'à la raison de notre présence sur ce trottoir. Tant et si bien que lorsqu'elle reprend la parole, je peine un peu à la suivre.

« C'est terrible, n'est-ce pas ? Ce qui nous paraissait si évident, à l'orphelinat, est devenu insensé. »

Autour de nous, les passants portent leurs derniers cadeaux à bout de bras. Certains se bousculent sans même se voir.

« À chaque fois que je pénètre dans l'une de ces pièces où patientent des dizaines de filles qui me ressemblent presque, des dizaines de filles tout aussi cinglées, mais tellement plus gracieuses, et je suis prête à le parier, tellement plus douées, je le ressens. Ce malaise. Cette folle insolence dont je fais preuve pour une raison que j'ai perdue de vue.

— Ne dis pas ça, ce n'est pas vrai. Tu as –

— Si tu évoques de nouveau mon talent monstre, sois prévenu, je te jette mon chocolat à la figure, et il est encore chaud. »

Mon commentaire est soufflé dans un soupir, et je cherche à ajouter autre chose, n'importe quoi, qui saurait lui remonter le moral, mais tout à coup elle s'accroche à mon bras et me montre une gigantesque affiche de cinéma, sur notre gauche, de l'autre côté de la route. Little Women, réalisé par Greta Gerwig [1].

« Est-ce que tu l'as vu ? », me demande-t-elle en s'efforçant de garder son excitation sous contrôle. Je fais non de la tête, et elle serre mon bras encore plus fort. « Il faut absolument que tu le voies. Cette adaptation est extraordinaire. Je te jure, un vrai bijou. J'ai hésité à me rendre au cinéma, tu sais, parce que j'avais auditionné pour le rôle de Jo et que j'aurais accepté le rôle d'Amy, ou même celui de Beth, ou tu sais quoi, de n'importe quel figurant présent à l'écran pendant plus de dix secondes, mais que je n'ai rien obtenu. Alors j'ai hésité, oui. Je craignais d'être déprimée tout le temps de la séance, à ressasser mes déceptions en boucle, mais finalement, il n'en a rien été. J'ai été transportée pendant deux heures, je n'ai pas pensé un seul instant à moi. Il faut absolument que tu le voies.

— Le cinéma, hein ?

— Oui, soupire-t-elle. Ne me regarde pas comme ça, je sais que c'est idiot et paradoxal. Si je ne suis pas à la hauteur ici, pourquoi le serais-je davantage à Hollywood ? »

Ce n'est pas pour ça que je la fixe avec des yeux réduits en fente, mais parce que je m'efforce de ne pas paniquer. Je la laisse néanmoins croire ce qui lui plaît, car je n'ai pas la force de la contredire d'une façon ou d'une autre.

« Mais c'est vrai qu'il m'arrive de plus en plus de songer à partir pour Los Angeles. »

Une fois ces mots prononcés, il m'est impossible de me contenir. L'idée qu'elle s'en aille loin d'ici – de l'autre côté de ce foutu pays, bordel – m'est intolérable. Par chance, elle continue à parler, comme perdue dans ces réflexions qui de toute évidence la travaillent depuis un moment, et ne s'aperçoit pas que je m'accroche à mon gobelet comme si je voulais l'écraser. La vérité, c'est que c'est moi, qui suis idiot et paradoxal. Quelle importance, après tout, qu'elle se trouve là ou ailleurs, qu'ils se trouvent tous là ou ailleurs, puisque nous ne faisons que nous croiser ?

« Toi, tu ne l'as jamais envisagé ? s'enquiert-elle, ce qui m'extraie de ma torpeur. Le cinéma, je veux dire. Tu sais que lorsqu'ils ont annoncé qu'ils cherchaient un nouveau Spiderman, c'est à toi, que j'ai pensé ? À toi et à personne d'autre. Tu aurais été un fantastique Peter Parker.

— On a déjà eu deux fantastiques Peter Parker », je lui réponds, un peu agacé. Je pourrais m'offusquer pendant des heures à ce sujet, mais je me sens vide, et ce n'est pas le moment. « Je n'ai pas l'étoffe d'un superhéros. »

Mon Elaine ouvre la bouche, mais je ne la laisse pas s'exprimer. N'éprouve aucune envie de l'entendre me contredire. Ou pire, me donner raison.

« Et puis j'ai besoin de la scène. J'ai bien trop besoin des –

— Des rires du public », conclut-elle à ma place, et je ne peux qu'acquiescer.

Me revient alors en mémoire une anecdote d'une audition ratée à mourir de rire, justement, que je m'empresse aussitôt de partager avec elle. Je la raconte trop vite, et mal, et pour couronner le tout, l'entrecoupe de gloussements plus ou moins élégants qui la rendent vraiment difficile à suivre. Rio se cramponne néanmoins – à l'histoire, à mon bras, au passé – et au bout de quelques secondes, je la vois se tordre elle aussi. Elle porte une main à ses abdominaux qui souffrent, j'essuie de ma manche les larmes qui perlent sur mes cils.

« Bon sang, ce que ça fait du bien, je lâche une fois retrouvé l'usage de la parole. Pourquoi est-ce qu'on ne fait pas ça plus souvent ? »

Le silence qui suit mon intervention stupide est assez gênant pour plonger dans le malaise un tiers de la population mondiale. Nous savons tous les deux pourquoi. Nous le savons très bien. Quel abruti aurait pu poser une question pareille, sinon moi ? Rio nous sort tous deux de l'embarras en remarquant que son téléphone est en train de vibrer.

« Mince, Soufiane a essayé de me joindre plusieurs fois. Il faudrait que je... » Elle s'interrompt, croise mon regard, et je ne sais pas ce qu'elle y décèle, au juste, mais cela la pousse à changer d'avis. « Tu sais quoi, ça peut attendre. »

Je crois qu'elle ne peut se résoudre à l'appeler devant moi.

« Comment va-t-il ? », je me risque à lui demander.

Ma voix me semble provenir de l'au-delà. Mes souvenirs aussi. Lorsque je songe à Souf, c'est toujours la même scène que je revis. Elle s'est cristallisée sous ma saleté de crâne et refuse de se dissiper. Nous sommes au printemps 2015, quelques heures après le fameux soir où tout a dérapé. Je m'extirpe de la chambre de Meredith, et j'ai encore le dos collé à la porte en bois quand je me retrouve nez à nez avec mon meilleur ami qui soudain, il me semble, souhaiterait bien me voir tomber raide mort.

C'est comme ça qu'il m'apparaît, à chaque fois que je repense à lui, bordel. Les yeux écarquillés, la mine défaite, le visage coupé en deux à la Double-Face dans Batman. D'un côté, la confusion, de l'autre la haine. Il a fallu que Meredith sorte à son tour, ensuite, vêtue de pas grand-chose, pour me rendre la cravate que j'avais oubliée à l'intérieur. Disparue, la confusion.

Il a fallu que Meredith sorte de sa chambre.

« Il va très bien, me répond ma vieille camarade. Il s'apprête à entrer au camp d'entraînement de Quantico le mois prochain.

— Alors il va vraiment devenir un agent du FBI, hein ? Ce n'est pas une blague, il compte aller au bout. »

Je savais qu'il se destinait à ce genre de carrière mais pour une raison qui m'échappe, n'ai jamais réussi à y croire – ou plutôt, m'y suis toujours refusé. Tant que je n'y croyais pas, cela restait irréel.

« Ça ne l'effraie pas, je déclare, et même si ce n'est pas une question, Rio opine du chef.

— Rien ne l'effraie jamais. Tandis que je suis morte de trouille. »

Moi aussi. Ce que je me retiens d'exprimer, car j'en ai perdu le droit.

***


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