Chapitre 10 : The chain - 1/2

Vendredi 15 mai 2015

Asher

Je m'assois à même le sol, contre un mur, près des fenêtres. Et profite du silence. Ici personne ne viendra me trouver, même moi, je n'ai pas le droit d'être là. Dandy me tuerait, s'il savait. Plus je regarde autour de moi et plus je songe que je ne lui ai jamais demandé pourquoi ses peintures sont si chaudement colorées. Presque aveuglantes, elles débordent d'espoir.

Alors je ferme les yeux, pour ne plus les voir.

« Comment es-tu entré ? », interroge une voix, me faisant émerger de ma somnolence.

Dandy se tient au milieu de son atelier, les mains dans les poches. Étrangement, il ne paraît pas fâché.

« Après le dernier tournoi des prodiges, Souf m'a appris à crocheter les serrures, j'explique en roulant des épaules, courbaturé au possible. Il me faut à peu près un demi-siècle pour y parvenir, mais à la fin ça compte tout de même comme une réussite, pas vrai ?

— C'est une bière, entre tes mains ?

— C'est un paquet de cigarettes, dans ta poche ? Ou es-tu vraiment ravi de me voir ? »

Il sourit, avant d'extraire de sa cachette sa nicotine en barres.

« Je n'y touche pas si tu n'y touches pas. » Pour toute réponse, je porte à mes lèvres le goulot de ma bouteille et avale une longue gorgée d'alcool. « Est-ce que tu veux en parler ?

— En parler ? Et pour dire quoi ? Que je suis l'enfant d'un meurtrier ? Que j'ai passé toute mon existence à chasser un vieil ami imaginaire inventé dans l'unique but de me protéger ?

— Asher, ils ne t'ont pas élevé », dit-il comme si cela a la moindre importance. Il s'approche et s'accroupit face à moi, retenant doucement la bouteille à laquelle je m'accroche comme un forcené. « Ta famille, c'est nous. »

Je fais semblant d'acquiescer pour qu'il me laisse en paix. Après une dernière tape sur le bras, il se relève mais ne quitte pas la pièce. Arpente son atelier de long en large, s'arrête parfois devant l'une de ses peintures, ou pour ranger ses pinceaux.

« Ils ne m'ont pas élevé, je répète après un long silence, car c'est plus fort que moi. Hein ? C'est ce que tu as dit, n'est-ce pas ? Ils ne m'ont pas élevé. Et tu as raison. C'est à peine s'ils se souciaient d'eux-mêmes, à peine s'ils avaient de quoi assurer leur présent. Alors plus j'y pense et plus je me demande : comment auraient-ils pu songer à mon avenir ? Hein ? Comment auraient-ils pu m'envoyer ici, dans un internat pour orphelins à haut potentiel ? Comment auraient-ils pu déceler chez moi le moindre talent, comment auraient-ils pu se montrer assez prévoyants pour entreprendre de telles démarches me concernant, alors qu'ils étaient déjà si submergés par leurs problèmes qu'ils ne parvenaient même pas à me surveiller pendant la journée ?

— Peut-être que –

— Peut-être que tout ça, ce sont des conneries, je l'interromps, fou de rage. Ouais. Peut-être bien. » Je vide ma bouteille, espérant me rendre assez groggy pour ne plus ressentir toute cette colère. « Tu ne dis plus rien, Dandy.

— Que veux-tu que je te dise ?

— La vérité, bordel. Qu'ici c'est juste un orphelinat comme un autre. Qu'ils nous ont tous récupérés ici et là, dans un foyer ou dans un hôpital, parce qu'il nous fallait un toit, et une famille, et une nouvelle histoire à se raconter pour survivre. Que la plupart de nos parents n'avaient même pas idée que cet endroit existait quand ils sont morts ou qu'ils nous ont abandonnés ou qu'ils se sont entretués. Qu'ici personne ne possède le moindre talent extraordinaire. Je veux que tu me dises ça.

— Je ne crois pas que ce soit un orphelinat comme un autre, me répond-il posément, funambule en plein orage, et je suis persuadé que certains de nos parents le savaient et ont réellement prévu de nous y envoyer.

— Qu'ici personne ne possède le moindre talent extraordinaire, je répète, si fort que j'en postillonne mon poison. J'aimerais que tu arrêtes de te payer ma tronche et que tu le dises, Dandy, parce que tu le sais, et qu'on sait tous les deux que tu le sais.

— C'est vrai », me concède-t-il.

Sa voix est froide, le secret vient de loin. Et mon soulagement se fait si désirer que déjà je comprends avec effroi que j'ai eu tort. Qu'au fond, je ne voulais rien savoir.

« Tu as raison. Personne ici n'est plus ou moins doué qu'un autre, par-delà nos falaises. Ce n'est qu'une légende parmi toutes les autres qui circulent entre ces murs.

— Ouais, comme celles qui prétendent que Tobias est immortel ou qu'avant, ici, on enseignait la magie, je lance, sans pouvoir freiner ni le ricanement immonde qui déforme ma voix, ni les larmes acides qui ruissellent sur mes joues. Et depuis quand as-tu tout compris ? Depuis combien de temps tu nous mens avec eux ? »

Secouant la tête, Dandy s'éloigne en direction de la porte.

« Reste ici aussi longtemps que tu le souhaites », me dit-il avant de quitter l'atelier, me laissant seul au milieu de ses illusions peintes à l'huile.

Je ferais mieux de m'en aller, moi aussi, mais je me sens prêt à exploser et je ne veux pas de victimes, au moment de la déflagration, surtout pas de victimes. Les mains au sol pour m'aider à me relever, je titube d'un bout à l'autre de la pièce et manque bien de vomir par-dessus les brouillons de Dandy encore en noir et blanc, amoncelés sur son bureau. Y repose un couteau en bois sur lequel je me jette. Et dans un hurlement qui me brûle la gorge, je lacère en deux l'un des camaïeux de feu encadrés au mur. Ainsi déchirée, la toile me paraît enfin nous révéler la vérité. Alors je continue. Les uns après les autres, je les détruis tous.

***

(Présent - je ne sais plus quel jour on est mais hopefully tu me suis)

Veronica

Bien que personne n'en ait exprimé le souhait à voix haute, nous ne nous sommes plus quittés depuis que Dandy est mort. Comme en réponse à un accord tacite, scellé en pleine tempête, pour éviter de sombrer. Cela fait une éternité que notre appartement de Brooklyn n'a pas été aussi rempli. Même Shelby refuse de déserter les lieux, au moins jusqu'à la cérémonie, et j'ai bien l'intention de la garder sous mon toit. De garder tout le monde sous mon toit, aussi longtemps que possible. Cela me pousse à fouiller mes placards les uns après les autres, traquant l'alcool sous toutes ses formes et jusqu'à la dernière goutte, pour tout jeter à la poubelle. Je ferai tout ce qu'il faudra, pour protéger Asher, tout ce qu'il faudra.

Dans le salon, ce dernier joue aux échecs contre ma cousine, sous le regard discret de Soufiane, plongé dans The Time of Our Singing, glané dans ma bibliothèque. Je ne crois pas qu'il parvienne à en lire la moindre ligne. Veiller avec force et fureur sur son meilleur ami consume d'ores et déjà toute son énergie ; effrayé comme il est à l'idée qu'Asher ne finisse par craquer, et se rompre tout à fait. Mais pour le moment, tout le monde tient le coup. Ou le prétend, du moins. Puisqu'à force de prétendre, il paraît que n'importe quoi peut devenir vrai.

Paula me terrifie.

Elle est la seule d'entre nous à n'avoir versé aucune larme depuis que la nouvelle est tombée. Enfermée du soir au matin dans l'une des chambres, elle écoute de la musique, casque sur les oreilles, à un volume qui la rendra sourde dans quelques semaines. N'en sortant que pour manger – à peine – ou se servir de la salle de bains – toujours à des heures qui lui assurent de ne rencontrer personne –, les yeux secs et l'esprit ailleurs. À chaque fois que j'essaie de lui parler, elle répond à une question que je n'ai pas posée, ou par une phrase qui n'a de sens que pour elle.

Mes doigts se coincent dans l'embrasure de la porte d'un placard et je peste à voix haute en le refermant de toutes mes forces, frôlant la crise de nerfs. À chaque jour, son lot d'accidents. Ma paume porte encore les traces de la veille : les pensées aux antipodes de Brooklyn, j'ai pris appui sur la plaque d'induction encore brûlante.

« Joue donc contre Soufiane, lance alors Shelby à son partenaire d'échecs avant de quitter son fauteuil. Gagner contre lui devrait être un peu plus à ta portée. »

J'entends l'intéressé protester, et ma cousine me rejoint dans la cuisine. Sans un mot elle me scrute pour vérifier que je vais bien et j'acquiesce vaguement en annonçant vouloir préparer le dîner.

« Je vais t'aider.

— Non, non, inutile. Je gère.

— Cela va faire trois jours qu'on ingurgite par ta faute un mélange de trucs pas assez cuits pour nous préserver des bactéries et de trucs tellement cramés qu'ils en deviennent méconnaissables. Si je te laisse faire, on va tous finir à l'hôpital d'ici la fin de la semaine, grand max. Allez, écarte-toi des lieux de ton crime. »

Par réflexe je m'apprête à répliquer quelque chose sur ce même ton acide et sournois, mais elle pose sa main sur mon bras et me serre tout doucement, un sourire timide sur les lèvres.

« Comment va Paul ? me demande-t-elle en attrapant une boîte de pulpe de tomates.

— Pas bien. » Me tournant pour contempler les garçons, je ne peux m'empêcher de lâcher, aussi bas que possible : « personne ne va bien, pas vrai ?

— Ça viendra, m'assure Shelby. Aujourd'hui ça paraît inconcevable, et froid, et injuste envers celui qui n'est plus avec nous, mais pourtant c'est le cas. Nous finirons tous par nous en remettre. »

Par oublier, pour survivre.

« Et il le faut, ajoute-t-elle, si sévère qu'elle en devient presque menaçante. Si nous n'étions pas capables d'effacer peu à peu nos souvenirs, ils finiraient par nous engloutir. »

Je l'observe un instant sans rien dire tandis que, sans effort, elle emplit l'appartement de bonnes odeurs d'épices et de sauce tomate. Dans un murmure, elle laisse échapper qu'à l'avenir, elle m'aidera si besoin à répéter mes rôles. Puis me révèle qu'elle envisage d'adopter Spencer. Pas tout de suite, bien sûr. Mais dès qu'elle aura terminé ses études.

« C'est donc pour ça que tu craignais tant que la police te relie aux problèmes d'Asher. » Enfin, tout s'explique. « Un casier judiciaire entaché aurait rendu impossible un tel projet. »

Elle hoche la tête.

« Je sais bien qu'elle grandit, que bientôt elle sera adulte et que nous, c'est tout juste si nous en sommes. Mais j'aimerais malgré tout qu'elle sache que quoi qu'il arrive, et jusqu'à la fin de nos jours, elle pourra compter sur moi, tu comprends ? Qu'elle sache que jamais je ne l'abandonnerai. »

Cette fois c'est à mon tour, de poser une main sur son épaule. Puis, battant en retraite, je décide de frapper à la porte de ma chambre et d'entrer, bien que personne ne m'en ait donné la permission. Étendue sur mon lit, Paula presse un coussin contre sa poitrine. Se tordant de douleur. Pleurant à en suffoquer. Son casque a quitté ses oreilles et gît au sol, au pied d'un mur. Cassé. Je pensais qu'une telle vision me rassurerait ; elle ne m'effraie que davantage. Je réalise soudain que mourir de chagrin n'est pas qu'une expression et que si je ne fais rien, nous devrons l'enterrer elle aussi. Rassemblant tout mon sang-froid, je ravale mes propres peines et souffrances, referme doucement la porte derrière moi, m'avance jusqu'au lit. M'asseyant à côté d'elle, je résiste à l'envie, si forte, de la serrer contre moi, car je sais qu'elle n'apprécierait pas. Qu'elle me repousserait. Alors je me contente de rester là, avec elle, dans la pénombre et le silence. Pour veiller à ce qu'elle respire, puis se calme, et peu à peu s'endorme.

***

Asher

« Vous êtes vraiment sûrs que c'est ce qu'il voulait ? »

Question égoïste, je sais. Cela ne m'empêche pas de la poser pour la cinq centième fois. Et pour la cinq centième fois, je m'entends répondre que c'est ce que Dandy a indiqué sur son testament, et qu'il nous faut le respecter avec scrupule. Pourquoi ? Il n'est plus là. Je ne vois pas ce qu'il pourrait faire, si nous le mettions en rogne. Revenir ? Si tel est le cas, promis, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le rendre fou de rage. Où qu'il soit.

« Qui rédige un testament à vingt-deux ans, de toute façon ?

— Vingt-trois », rectifie Souf. Je hausse les épaules. Je n'ai jamais réussi à intégrer l'idée que Dandy soit plus âgé que nous d'une année. « Quelqu'un qui est riche, voilà qui. D'ailleurs, autant te prévenir tout de suite : si tu dilapides tout ce qu'il t'a laissé dans tes conne–

— Le truc, je l'interromps car je n'ai aucune envie de repenser au fait que Dandy nous a légué tout ce qu'il possédait en cinq parts égales, comme si nous le méritions, comme si je le méritais, c'est que j'aurais aimé qu'il y ait une tombe sur laquelle se recueillir. »

Et lui parler. Lui raconter ma journée, lui demander conseil, m'excuser encore, et encore, jusqu'à le rejoindre un jour. Mais comme je trouve cela idiot, je m'abstiens de le préciser. Déchiffrant mes silences, Souf me secoue doucement l'épaule et tâche de me convaincre que puisque ses cendres seront disséminées dans la nature, Dandy sera partout, et que pour qu'il m'entende, il suffira que j'y croie. Puis Paul émerge de l'immeuble, toute de noire vêtue, et je me tais, car tout ce que je pourrais exprimer devant elle aura valeur d'injure. Hochant la tête à Rio, qui s'écarte alors pour héler deux taxis, elle s'approche de moi et sans un mot, redresse ma cravate. Je ne trouve assez de force que pour fuir son regard. Et ne dis plus rien jusqu'à notre arrivée au crématorium.

Peu de gens ont fait le déplacement. Quelques connaissances glanées au gré de ses activités de faussaires, j'imagine. Je ne reconnais personne, mais entends Rio murmurer à Souf que cet adolescent qui reste en retrait du groupe, les mains dans les poches mais le corps entier sur le qui-vive, comme s'il était prêt à se mettre à courir au moindre signe d'alerte ? C'est le fils de Tony.

Je ne cherche pas à comprendre, je sais depuis longtemps que très peu de choses ont du sens.

Nous sommes accueillis par un vieil homme aux lunettes rondes qui nous explique comment la cérémonie va se dérouler, mais comme je n'ai aucune envie d'imaginer notre ami dans les flammes, je fais tomber le rideau sur cette horrible scène et m'efforce de causer autant de vacarme que possible sous mon crâne, pour couvrir ses paroles. Ne reviens parmi eux que lorsque Souf me frôle en se dirigeant vers la petite estrade, derrière le cercueil. Le cercueil, bordel. J'essaie de m'en aller, de m'en aller vraiment, cette fois, mais Rio m'attrape par la main et la serre avec fermeté.

C'est Souf, qui a été désigné pour prononcer un discours, car de nous tous, il est le plus robuste. Je l'écoute choisir ses mots avec grâce et l'espace de quelques minutes, faire revivre notre joli prince russe. Et puis il flanche, lui aussi. Sa voix se brise, les souvenirs se coincent, et ma main se met à palpiter, dans celle de Rio. Mais sur ma droite, je sens Paul se rapprocher de moi. Ses doigts s'entrelacent dans les miens dans un geste salvateur, qui veut tout dire. Je ne te blâme pas. Ce n'est pas de ta faute. Tout finira bien par s'arranger.

***



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