Chapitre 10 : Hideway - 2/2
Soufiane
Mrs Eisenberg elle-même nous extirpe de notre sommeil, ce matin. Tandis qu'elle s'assoit sur le rebord de mon lit, les mille jupons de sa robe violette se répandent tout autour de nous à s'en confondre avec les couvertures. Je m'efforce de me redresser, hagard et à demi nu, peinant à garder les yeux ouverts. Hors situations festives ou exceptionnelles – soirées d'Halloween, célébrations de Noël, ouragans et autres déchaînements des éléments – il est très rare de se trouver au même endroit que la Grosse Pam plus longtemps qu'il n'en faut pour cligner des paupières. D'ordinaire nous nous contentons de la croiser, et ne pouvons que nous étonner un instant de sa toilette du jour – Pamela Eisenberg voyage d'un jour à l'autre et d'une apparence à la suivante, sans jamais se répéter – avant de la voir disparaître. Se fondre au noir, comme dirait Asher.
Toujours sans rien dire, la directrice tourne la tête en direction de la porte et quelqu'un en profite pour me jeter un tee-shirt à la figure, que j'enfile à toute vitesse et à l'envers. Je coule un regard vers celui qui m'est venu en aide, pensant que ça ne pouvait n'être qu'Asher, mais son lit est vide et c'est Dandy qui agite les bras et le menton depuis l'autre coin de la pièce.
« Monsieur El Djebana », commence Mrs Eisenberg en se retournant de nouveau vers moi.
Il me semble que la simple évocation de mon nom la désole.
« Vous êtes l'un de nos élèves les plus prometteurs, et l'un des plus dignes de confiance. C'est bien pour cette raison qu'au début, nous fermions les yeux si souvent sur votre mépris de nos règles. Les rondes dans le château passée l'heure du couvre-feu, les spectacles de cirque sur la pelouse à la tombée de la nuit, les folles – mais toujours très brèves, Dieu soit loué – virées en voiture, les cérémonies au bord du gouffre. Nous pensions que cela finirait bien par vous passer. Puis comme nous nous sommes trompés, et que nous avions grandement sous-estimé l'habileté dont vous pourriez faire preuve en matière de délinquance, » – je sens mon corps fléchir sous le poids de la dernière syllabe de l'insulte – « nous avons mandaté Monsieur Stefanovitch, à sa propre demande, pour nous aider à veiller sur vous et, oui, j'ai bien dit veiller sur vous. À aucun moment ne s'est-il agi de sévir pour le simple plaisir de sévir. Vous êtes ici sous notre responsabilité légale et morale. Il est peut-être aisé pour vous de l'oublier, mais certainement pas pour moi. Croyez-vous un seul instant que nous aimerions qu'il vous arrive quoi que ce soit, à vous comme à n'importe lequel des orphelins qui vivent sous ce toit ? »
Je hoche la tête. Remarque que l'étiquette de mon tee-shirt à l'envers se courbe comme pour lui tirer la langue.
« Monsieur Stefanovitch, poursuit la directrice, cette fois en pivotant vers Dandy, je m'étonne que vous ayez participé de votre propre volonté à cette escapade qui aurait pu se terminer je-n'ose-imaginer-comment. Force est de constater que sitôt après avoir obtenu ce que vous vouliez, vous vous soyez débarrassé de votre sens des responsabilités. Très bien, finissons-en au plus vite : pour avoir bravé le couvre-feu, volé les voitures de Monsieur et Mrs Fergusson, quitté l'établissement de nuit, et disparu pendant de nombreuses heures sans avoir laissé derrière vous le moindre début d'explication, vous serez en retenue chaque soir dès la sortie des cours et jusqu'au début du couvre-feu, et ce jusqu'à la fin de l'année. »
Dandy pointe un doigt sur sa poitrine comme pour demander si c'est à lui, qu'elle s'adresse, à lui et personne d'autre, et Mrs Eisenberg soulève le poids de ses jupes de mon lit avant de déclarer :
« Vous êtes tous punis. Tous autant que vous êtes. »
Après son départ, je demeure longtemps immobile, à fixer le lit déjà fait d'Asher comme si ce dernier allait soudain bondir et révéler qu'il s'était caché sous le sommier depuis le début. Personne ne l'a vu depuis que nous sommes rentrés à l'internat, hier. Personne ne l'a vu depuis cet épouvantable trajet en voiture durant lequel il n'a pas soufflé mot.
Personne ne le verra de la journée.
***
Veronica
C'est la scène la plus difficile de la pièce. Gatsby, dans le rôle de Will Hunting, doit me crier une kyrielle d'horreurs à la figure. À chaque fois qu'il nous faut la répéter, mes larmes se fondent dans celles de Skylar à tel point qu'à la fin, je ne sais jamais plus qui ressent quoi et qui prétend quand et à qui, bon sang, à qui appartient tout ce sel sur mes joues. Jay s'excuse de façon systématique, dès qu'il voit se déchirer la frontière entre fiction et réalité, et je ne peux m'empêcher de penser qu'un an plus tôt, je l'accusais de meurtre. Je me demande s'il partage encore certaines de ses nuits avec Shelby.
Mrs Fergusson annonce une pause, et en descendant de scène, j'aperçois Asher qui prend place dans les gradins. Sa gueule d'ange cassé sourit timidement à quelqu'un, sur sa gauche. Meredith. Je crois bien que c'est la première fois que je le vois sourire à Meredith. Mon soulagement me gonfle les poumons, une peur panique me crispe les jambes. Monsieur Fergusson s'approche de moi pour me soumettre de nouvelles directives, mais c'est à peine si je l'écoute. Je regarde par-delà son corps massif, ne vois que mon ami qui se tient si près, et si loin, et tout à coup le sang circule de nouveau dans mes jambes.
« Monsieur Fergusson, j'aimerais faire une pause.
— Nous sommes en pause.
— Non, je veux dire, j'aimerais que nous mettions en pause la répétition de cette scène pour le moment. S'il vous plaît. »
Il me toise un moment, mais masale mine achève de le convaincre. Tandis que je monte les marches des gradinsen direction d'Asher, j'entends Mrs Fergusson annoncer à l'amphithéâtre quenous allons enchaîner avec le face à face de Chuckie et Will [1]. Asher selève aussitôt pour rejoindre Gatsby sur l'estrade, me laissant m'asseoir seulesur mon siège rouge et mes angoisses. La répétition se poursuit ainsi uneheure. Je ne suis plus appelée à me glisser dans la peau de Skylar, et Asher,lui aussi, quitte vite les habits de Chuckie. Il ne vient pas me trouver pourautant. Au premier rang, il assiste à une scène entre Gatsby (Will) et MonsieurFergusson (Sean) [2]. Soudainil interrompt le dialogue dans de grands fracas qui font trembler tout lemonde.
« Non, non et non ! se met-il à scander. Ce n'est pas assez bien. Ce n'est pas comme ça qu'il faut le jouer.
— Monsieur Keely ! Avoir écopé de plus d'heures de retenue que vous n'avez connu d'heures de vie ne vous aura donc pas rendu plus sage. Taisez-vous ou je serai bien obligée de vous prouver qu'il existe d'autres formes de punition.
— Non, s'il vous plaît, Mrs Fergusson, laissez-moi juste lui montrer. »
Asher s'approche de l'estrade et s'y hisse à la force de ses bras. Là-haut, il écarte Jay de son chemin et fait signe à Mrs Fergusson, qui se résout alors à crier « action ! », non sans lever d'abord les yeux au ciel. Sans m'en apercevoir, je me suis avancée au bord de mon siège et me tiens là, sur la pointe des pieds, prête à intervenir je-ne-sais-comment en cas de je-ne-sais-quoi. Sous nos yeux ébahis, Asher s'engouffre dans une faille. Flottant comme moi tout à l'heure dans un entre-deux mondes, il ne fait soudain plus rire personne. Il nous montre une facette de son talent qu'il ignore posséder. Ou qu'il déteste utiliser. Me revient en mémoire le souvenir du jour où il m'a affirmé qu'en lui, on ne trouvait pas de grandes tragédies et peu à peu je me recule, peu à peu je redoute la triste fin de notre dernier acte.
Fidèle au texte, MonsieurFergusson déclame inlassablement la même réplique [3]. Asher résiste, et résiste encore, et puis progressivement, s'effondre. Bientôt, il va lui tomber dans les bras. Peut-être bien tomber tout court. Au bout d'un moment, la souffrance qu'il incarne avec une justesse effrayante finit par se répandre et nous asphyxier, et comme je ne peux plus l'encaisser, je quitte l'amphithéâtre avant la fin de la scène. De l'extérieur, on s'imaginera sans doute que je m'apprête à vomir et franchement, je ne peux rien promettre. J'ouvre une fenêtre dans le couloir et inspire autant d'air que possible. Nous sommes au bord d'un précipice. Je suis à deux doigts de crier.
Lorsque je regagne enfin les gradins, Asher a disparu.
***
Mardi 24 décembre 2019
Asher
C'est ce soir-là que ça a dégénéré, bien sûr. À chaque fois que je me suis refait le film, ces quatre dernières années, c'est à ce moment précis que j'ai appuyé sur pause, que j'ai fermé les yeux, et que je me suis laissé aller à réécrire le scénario, avec minutie, ligne après ligne après ligne. Comme si cela pouvait changer quelque chose. J'imagine qu'au moins, ça m'aide à me supporter au quotidien. Qu'avait dit Mrs Pillsburry, déjà ? Les histoires qu'on se raconte. Bricolées de petits riens et pourtant capables de réinventer un monde. De rendre la traversée tolérable, du moins.
Évidemment que ça a dégénéré.
J'étais une bombe à retardement, prête à exploser. Munie d'un compte à rebours qui ne datait pas de ce jour-là, ni même de la veille ou du jour de notre voyage à Galway, non, un compte à rebours enclenché dix ans plus tôt, au milieu des flammes. J'avais de l'essence dans les veines. Je jure néanmoins sur tout ce que j'ai de plus cher que je ne voulais faire aucune victime.
Toute cette fameuse journée, celle qui a mené au drame, je me suis débrouillé pour rester seul autant que possible (si seulement on m'avait prévenu qu'ensuite, nous serions tous séparés, nous serions seuls, en effet, seuls jusqu'à la fin des temps, sans doute aurais-je changé de stratégie, sans doute les aurais-je serrés contre moi à m'en faire suffoquer de rires et de douleur, de douleur et de rires). Je ne voulais pas de témoins au moment de la déflagration, pas de dommage collatéral à déplorer au réveil, une fois extirpé du cauchemar. J'ai trouvé refuge dans l'atelier d'Arkady, et puis j'ai attendu, et puis j'ai espéré, et puis merde. Autant dire la vérité.
Et puis j'ai tout gâché.
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