Chapitre 10 : Hideway - 1/2

Arkady

Nous arrivons à Galway au petit matin et décidons de nous arrêter dans un restaurant d'autoroute pour reprendre des forces. Tout le monde est attablé devant le petit-déjeuner, sauf Soufiane, qui s'est porté volontaire pour garder le chien. En réalité, il est encore trop furieux contre Asher pour rester parmi nous. Asher, quant à lui, touche à peine à ses haricots blancs, qu'il se contente de noyer dans la sauce tomate de coups de fourchette distraits. Je me dirige vers la caisse et commande un café supplémentaire, puis je rejoins Soufiane dehors et lui tends le gobelet.

« Ce truc est imbuvable, » je le préviens, avant de nuancer mes propos en citant l'un de nos camarades : « mais ceci n'est que l'avis d'un snob incapable d'apprécier les choses simples.

— Asher ? »

Je fais non de la tête. « Shelby. »

Soufiane lève les yeux au ciel, mais sourit néanmoins, avant d'attraper le breuvage et d'en avaler une gorgée.

« Tu ne devrais pas être si dur avec lui. Il est mort de trouille, et tu le sais. »

Je sors mon paquet de cigarettes de la poche interne de mon blouson, et en extrais un bâtonnet de nicotine pour le simple plaisir de le faire danser sur mes doigts.

« Toi, tu n'as peur de rien. » Il secoue tout doucement la tête, mais je ne lui permets pas de m'interrompre. « À se demander si tu as ne serait-ce que conscience de ta propre mortalité. Mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Bien au contraire. Nous autres on est terrifiés, Soufiane. »

Ce constat l'interpelle. Je vois sa pomme d'Adam qui se soulève, je crois bien que la caféine se trompe de tuyau.

« On sourit par insolence. On se rend aveugles et stupides pour tenter d'oublier qu'il est trop tard, qu'on a déjà perçu le danger mais qu'il est impossible de reculer, qu'on peut tout juste ralentir. Il est trop tard dès lors qu'une mère crache l'âme de son enfant sur les pavés de ce monde. Condamnés dès la conception ; à la frayeur et la souffrance. La destruction. La maladie. La mort. Il faut être cinglé, pour avoir envie d'enfanter. Pour contraindre consciemment quelqu'un à connaître autant de tourments. Quelqu'un qu'on aime, par-dessus le marché. Parfois il m'arrive de me demander si nos parents étaient plus lucides que les autres et si c'est pour ça, qu'ils nous ont laissés derrière eux. Pour éviter de nous voir sombrer. Comme eux avant nous. Comme tout le monde, depuis la nuit des temps.

— Tes parents ne t'ont pas abandonné de leur propre volonté. Ils sont morts lors d'une prise d'otages qui a mal tourné.

— Tu crois ? Je veux dire : en es-tu sûr ? Il y a les histoires que l'on se raconte, et il y a celles qui découlent de la vérité. Parfois il est impossible d'affirmer quoi que ce soit. Parfois tout se mélange à un point que plus personne ne s'y retrouve. »

J'attrape mon briquet et allume ma cigarette. La fumée que je souffle se mêle au brouillard matinal.

« J'ai dix-huit ans depuis plus d'un an. »

Soufiane se saisit aussitôt de mon bras, manquant de faire tomber la laisse de ce chien de malheur. Puisque j'en ai déjà trop dit, je lui révèle le secret que je leur cache depuis l'année derrière. Comment l'administration s'est aperçue d'une méprise quant à ma date de naissance, et comment Sir Douglas m'a informé que je devais me préparer à quitter l'internat un an plus tôt que prévu. Seul. Comment il m'a convoqué, à de multiples reprises, pour m'interroger sur mes projets, pour m'aider à définir un plan comme il en est de coutume pour tous les élèves en dernière année. Comment j'ai paniqué, incapable de formuler le moindre souhait pour l'avenir.

« Alors j'ai négocié le droit de pouvoir rester. Le droit d'oublier l'erreur de date sur mon dossier.

— Comment ?

— Comme ils ne parvenaient pas à remplacer l'intendant, et qu'ils nous soupçonnaient de n'en faire qu'à nos têtes, sans jamais réussir à nous prendre sur le fait, j'ai promis de prévenir un membre du corps professoral si l'un de vous prévoyait de déroger aux règles de l'établissement. C'est pour ça qu'Asher s'est fait coincer par Monsieur Riggsmann, ce fameux soir. Shelby aussi, mais techniquement, ça, ce n'est pas de ma faute. J'ignorais qu'elle traînerait aussi dans les couloirs à ce moment-là.

— Tu plaisantes ?

— Pas le moins du monde.

— Alors le changement des codes du minibar, c'était toi ?

— Oui.

— Et l'interruption de Sir Douglas, la fois où j'ai invité Meredith à voir un film avec moi en pleine nuit ?

— Aussi.

— La réparation des trous dans le grillage ?

— Seulement celui qui menait à la forêt. Je n'ai pas anticipé qu'ils feraient ensuite le tour, et trouveraient le second. »

Nous avions alors dû en créer d'autres, l'année suivante. Mieux les dissimuler, cette fois.

« Et Paul était au courant, soupire Soufiane, comme en proie à une soudaine réalisation. Elle savait que tu devais t'en aller. »

J'acquiesce, les sourcils froncés. Paula m'en a voulu longtemps. Trop longtemps.

« Bon sang. Le guerrier viking pleuré par les sirènes.

— Le quoi ?

— Rien, laisse tomber. »

Il me fixe de ses yeux chocolat. Paraît déçu une seconde, compréhensif la suivante, recommence de zéro. Il arrache ensuite le mégot de mes doigts et tout en parlant, l'éteint contre le goudron.

« Je tâcherai de mettre de l'eau dans mon vin. Au sujet d'Asher, je veux dire. Quant à toi, ajoute-t-il sur un ton menaçant, promets-moi de ne jamais, jamais chanter ton petit refrain à la con devant lui. Ton joli discours de tout à l'heure, là, sur la condamnation à la souffrance de l'espèce humaine et tutti quanti. Sous aucun prétexte. Jamais. »

***

Paula

Asher nous surprend tous en annonçant une adresse avec une précision chirurgicale. 18 Water Lane. Ce n'est, du reste, pas l'unique chose dont il semble se souvenir. Il décrit chacune des rues que nous empruntons, prévient de la présence imminente de tel ou tel bâtiment sur notre route, sans jamais se tromper. Le gigantesque cimetière, le terrain de jeu, les drôles de maisons colorées qui ressemblent à des cabanes construites par des enfants, le bar Harry's à la devanture vert pastel. Je ne sais pas si les images lui reviennent par flashs aveuglants ou si elles ne l'ont jamais quitté, mais une chose est sûre : cette fois, nous sommes sur la bonne route. En regardant par la fenêtre, je constate parfois que tout est gris et lugubre et parfois, au contraire, que rien, ici, n'échappe au multicolore. Sur ordre d'Asher, nous finissons par nous garer pour poursuivre à pied.

Tout le monde comprend qu'il essaie de gagner du temps, mais tout le monde se tait.

Je le vois s'approcher de Veronica et, nerveux, lui demander de lui faire réciter ses répliques du spectacle de fin d'année.

Tout le monde comprend qu'il essaie de ne pas songer à ce qu'il pourrait trouver, ou ne pas trouver, dans sa maison d'enfance, mais tout le monde se tait.

Sauf Shelby, qu'une seven nationsarmy couldn't hold back [1].

« Que t'attends-tu à découvrir précisément, de toute façon ? maugrée-t-elle. Oh, ça va, ça va, hein, ne me regardez pas comme ça, je me contente de dire ce que nous pensons tous. Ça fait plus de dix ans. Ton frère pourrait vivre au Canada, à l'heure actuelle, pour tout ce qu'on en sait. Ou avoir été envoyé pour six mois en mission spatiale en gravitation autour de la planète Mars. »

D'une même voix, tout le groupe l'implore de bien vouloir la boucler.

Car peu nous importe l'absurdité de la situation. Nous sommes là pour soutenir, par pour juger. Pour soutenir de la seule façon qui compte. Inconditionnellement.

***

Soufiane

Asher se détache peu à peu d'Habibtitout en continuant de marmonner tout seul, en retrait du groupe. Je sais que jedevrais marcher à ses côtés mais je n'en trouve pas la force. Je ne peuxpromettre que je saurai résister à l'envie de le pousser contre un mur, ou sousles roues d'une voiture. Du coup, je laisse mon esprit vagabonder jusqu'às'ancrer sur une image qui d'abord me 

fait sourire, et puis refuse de me quitter. Meredith.

« Pourquoi tes yeux pétillent-ils autant, trésor ? enquête Habibti en passant son bras sous le mien.

— J'aimerais officialiser les choses, avec Meredith. ».

Nous nous sommes rapprochés, depuis l'année dernière. Assez pour que j'ose y croire vraiment ; pas assez pour affirmer que je la reverrai un jour, une fois franchies les portes de l'internat pour la toute dernière fois. Je songe à de potentiels cadeaux, à des idées de sortie, ou pourquoi pas à l'inviter à nous rejoindre à New York ? Mais Habibti balaie toutes mes suggestions d'un soupir et d'un revers de la main.

« Embrasse-la.

— Je te demande pardon ?

— Tu as très bien entendu. Embrasse-la. Tous les deux, vous êtes ridicules. Vous vous tournez autour depuis beaucoup trop longtemps pour que cela continue d'être amusant. Elle te plaît, tu lui plais, tout le monde le sait, embrasse-la. Point. »

Sans m'en rendre compte, je nous ai contraints à nous arrêter, et elle tire sur mon bras pour reprendre la marche. Ash s'immobilise à son tour quelques minutes plus tard. Face à un terrain vague, en lieu et place de la maison de son enfance. Il scrute l'horizon comme si tout cela n'était qu'une gigantesque plaisanterie de l'univers, un tour de magie grandeur nature, et qu'une bâtisse allait apparaître d'un moment à l'autre. Or il a beau cligner des yeux et faire preuve de patience, le paysage ne se transforme pas. Rien d'autre que de la pelouse. Nous autres nous regardons en pensant la même chose : et si Asher avait tout imaginé ? Et s'il n'y avait jamais eu de maison ? Pourtant, tout le reste est là. Ses descriptions du quartier, de cette rue, des bâtisses du voisinage : tout colle. Et malgré tout il se tient là, bras ballants, sans la moindre explication.

« On habitait ici. Je vous jure qu'on habitait ici. »

Il se retourne et c'est moi qu'il fixe, moi et personne d'autre, alors je prends les choses en main.

« On va demander, je lui assure. On va se renseigner. »

Nous frappons chez les voisins d'en face. D'abord chez le jeune couple de la maison verte, qui vient d'emménager et qui ne sait rien. Et puis chez la vieille dame de la maison rouge, qui vit ici depuis trente ans.

***

Asher

Je la reconnais aussitôt, mais ne dis rien. Impossible. Son sourire aimable me tétanise. Il me semble que si j'osais simplement la toucher, tout me reviendrait en mémoire. Le doux et l'acide, le beau et l'insoutenable. Il me semble aussi, et surtout, que je ne saurais survivre à cette transfusion de souvenirs de peau à peau. Décharge électrique foudroyante. Mort sur le coup.

Je recule par réflexe, sans même m'en rendre compte.

Rio m'attrape par la main.

***

Veronica

Le corps d'Asher se raidit, et je saisis sa main comme pour le ramener à la vie. Sa peau est douce et froide comme de la pierre. Mrs Pillsburry – la résidente de la maison rouge – nous invite à entrer.

« Je vais attendre dehors, avec Tobias, m'indique celui que je tire mollement par le bras.

— Tobias, c'est cette adorable petite boule de poils ? » demande la vieille dame en s'agenouillant vers l'intéressé. Elle pose une main ridée sur sa tête, et il remue la queue. « Ne dites pas de sottises, il est le bienvenu lui aussi. »

Plus que la pression de mes doigts contre les siens, je crois que c'est le comportement de Tobias – en confiance, il ne pousse pas le moindre début de grognement – qui décide Asher à franchir la porte de la maison. À l'intérieur, la propriétaire nous conduit dans son séjour, nous propose à boire et à manger, et nous prie de « faire comme chez nous » tandis qu'elle disparaît dans la cuisine pour préparer du thé. Lorsqu'elle revient, un plateau à la main, nous avons tous pris place sur le sofa ou les fauteuils. Sauf Asher, qui se maintient debout et arpente la pièce d'un pas lourd.

« Une maison en face ? répète Mrs Pillsburry en réponse à la question de Soufiane. Oui, il y avait bien une maison, en face de la mienne. Cela fait dix ans qu'elle a été rasée. Peut-être un peu plus. Le terrain a été racheté par la ville, mais il est à l'abandon depuis. Le maire est un brin superstitieux, et certains racontent que cette terre est maudite. Vous dites chercher quelqu'un qui a habité ici ? Je crains ne pas pouvoir vous aider beaucoup, les derniers occupants étaient une famille dont je me souviens très bien, mais je ne saurais vous dire ce qu'il est advenu de... C'était une famille à problèmes, voyez-vous, mais dotée d'un merveilleux petit garçon.

— Quel genre de problèmes ? », s'enquiert Shelby.

Ma tasse de thé toujours pleine dans le creux des mains, je hisse les yeux d'un geste timide vers Asher, qui demeure silencieux. C'est à peine s'il nous regarde. À peine s'il appartient encore à notre réalité.

« La mère abusait de ses prescriptions médicales, le père forçait sur la boisson. Il était monnaie courante de les entendre hurler l'un sur l'autre, de jour comme de nuit. Parfois leur fils se retrouvait livré à lui-même, à jouer sans surveillance dans le carré de pelouse à l'abandon qui leur servait de jardin. Je gardais un œil sur lui dès que je le pouvais, vous savez. Ça me brisait le cœur, de l'observer s'occuper tant bien que mal, avec ce ballon de football gaélique qu'il ne quittait jamais. »

Cette fois, je ne suis pas la seule à toiser Asher du regard. Tout le monde, à l'internat, l'a entendu au moins une fois se vanter de ce ballon de football typiquement irlandais qu'il tient de son père, et qu'il conserve comme un trésor au milieu de ses affaires.

« Qu'est-il arrivé ? Pourquoi sont-ils partis ?

— Oh, un drame terrible. Il se murmurait dans le quartier qu'Emily cherchait à s'en aller avec son garçon. Je crois qu'elle s'est confiée à une amie, qui l'a relaté à son compagnon, et à partir de là, l'information a échappé à tout contrôle et a fait son chemin. Le mari est devenu fou, quand il en a eu vent. Il s'est figuré que sa femme voulait le quitter pour un autre homme. Les histoires qu'on se raconte, vous savez. Faites de rien, et pourtant il arrive qu'elles nous dévorent. Alors un soir, il a mis le feu à la maison. »

Asher, soudain, émerge de sa torpeur et s'approche.

« Celui qui habitait juste en face a mis le feu à sa propre maison ? fait-il répéter d'une voix toute déformée.

— Atroce, n'est-ce pas ? L'incendie s'est propagé à une vitesse folle : ils ont tous deux péri dans les flammes avant même l'arrivée des pompiers. Ces derniers nous ont expliqué plus tard que le rez-de-chaussée avait été aspergé d'essence. Par chance, le petit se trouvait avec moi, parce que j'avais proposé à Emily de le garder pour la nuit. Elle semblait si exténuée, ce jour-là. J'ai voulu aider. Je ne savais pas que, ce faisant, j'allais sauver la vie de ce pauvre enfant. »

Asher s'est positionné dans mon dos. Je sais qu'il s'agrippe au fauteuil, car sa poigne est assez ferme pour le déplacer légèrement et qu'en conséquence, du thé encore chaud s'échappe de ma tasse et atterrit sur mes doigts.

« Vous dites que les parents sont morts tous les deux dans l'incendie, mais il y avait quelqu'un d'autre dans la maison, n'est-ce pas ? insiste-t-il. Cet enfant, il avait un frère. Pas vrai ? Un frère dénommé Bruce ? »

La vieille dame secoue la tête.

« Non, il était fils unique. Il n'avait même pas de camarade d'école avec qui passer du temps, il jouait toujours tout se... attendez une minute, Bruce, vous avez dit ? Maintenant que vous m'y faites penser, je me rappelle qu'il avait une sorte... eh bien, une sorte d'ami imaginaire. Ça arrive souvent, vous savez, dans ce genre de situations. Et il me semble en effet qu'il se prénommait Bruce. Il était plus âgé, plus fort, plus courageux. Le petit disait qu'il veillait sur lui. »

Mrs Pillsbury fronce soudain les sourcils. Étudie le visage défait d'Asher avec plus d'attention. Comprend tout, alors qu'il est déjà trop tard.

« Qui êtes-vous, au juste ? demande-t-elle en écho à ses pensées. Se pourrait-il que... »

Mais Asher, plutôt que de lui répondre, se contente de quitter les lieux en trombe.

***





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