Chapitre 10 : Did you run?

Paula

Enfin, j'échappe à Annabelle et à ses folles théories sur notre avenir. Mon avenir. Trouvant refuge dans les vestiaires, j'attrape mon sac en vitesse, plus pressée de quitter les lieux que jamais je ne l'ai été depuis que je travaille ici. Rien n'est certain sinon cela : je ne dormirai pas chez moi cette nuit. Hors de question de séjourner sous le même toit que ma collègue et colocataire si cette dernière s'entête à jouer à la marionnettiste avec des poupées de chair. Ce soir, je resterai chez Veronica. Peut-être que les autres soirs aussi. Peut-être était-ce une erreur de déménager en premier lieu.

Dans ma précipitation, je renverse mon sac et en fais dégringoler la liasse de papiers que je transporte partout depuis une semaine sans réussir à me décider à les remplir. Un dossier d'inscription à l'université – Columbia, parcours histoire de l'art. L'idée me trotte dans la tête depuis plusieurs mois et si je m'écoutais je signerais là, maintenant, tout de suite. Déposerais le tout dans une boîte aux lettres, sitôt passées les portes du restaurant. Et ne regretterais plus rien jusqu'à la fin des temps ou la prochaine bêtise, celle des deux qui surviendrait en premier.

Des éclats de rire près de l'entrée des vestiaires m'obligent à court-circuiter le fil de mes pensées. Replaçant à la hâte le dossier dans mon sac, j'enfile manteau, bonnet et écharpe, n'oublie pas de récupérer mon bouquet de fleurs, et attrape la poche contenant les cinq vinyles. Six, je remarque en fronçant les sourcils. Six, et non cinq, comme je l'avais demandé. Intriguée, je tire sur la jaquette bleue de Born to Die de Lana del Rey. Fixe sans comprendre ce ciel tranquille, ces boucles fauves disciplinées comme dans les années cinquante, et l'insolent soutien-gorge rouge, qui se dévoile sous la transparence d'un sage chemisier blanc.

Avant de remarquer un ultime détail, qui me fait sortir en trombe des vestiaires à la recherche de Joel.

***

Asher

Je me relève tant bien que mal. Bon sang, ce que je suis fatigué de tomber. Fatigué tout court. Pourtant, je ne parviens pas à fixer mon esprit sur une destination précise. J'ai tôt fait d'atteindre un endroit pour souhaiter être ailleurs. Pourquoi tenais-je tant à me rendre à Central Park ? Aucune idée, bordel. Je suis gelé, le jean couvert de terre, et ma tête me fait souffrir le martyre. Mon genou, aussi.

« À tous les coups, je me fustige à voix basse, je me suis encore cassé quelque chose. »

Cassé, foulé, froissé, du pareil au même. J'extirpe de ma poche ma boîte d'antidouleurs – la dernière de ma collection, évidemment.

« Tu vois, que c'est utile, Souf. »

Je glisse un comprimé sous ma langue, puis encore un autre, pour accélérer le processus. En désespoir de cause, je porte à mes lèvres ma flasque vide, y cherchant en vain une dernière goutte de liquide pour aider à faire passer les pilules. À continuer de marcher ainsi, le nez en l'air, secouant la flasque au-dessus de ma bouche tel un dégénéré, je manque de trébucher à nouveau contre une branche, et d'avaler de travers. Franchement, je ne sais pas comment je me débrouille pour être encore en vie. J'esquisse encore quelques pas en avant – ou en zigzag, pour être complètement honnête – avant de changer d'avis pour la cinq centième fois de la soirée. Au moins. Il est temps de reprendre le métro.

Terminus du train : l'appartement de Rio.

***

Paula

Joel atteint le milieu d'un passage piéton, cent mètres plus bas. S'éloignant dans la nuit, sous les chaudes lueurs des guirlandes lumineuses. Je le repère facilement grâce à son gigantesque parapluie noir, celui qui me donne toujours l'impression que cet homme nous vient tout droit d'une autre époque et dont je me moque si souvent sans raison. Le manteau déboutonné, le bonnet de travers, l'écharpe pendante autour du cou, les bras chargés de mes sacs et de mon bouquet de fleurs, je m'élance à sa poursuite et dans ma course, me fais hurler dessus par un taxi – klaxon, insultes, l'orchestre au complet.

C'est ce raffut qui attire l'attention de mon fidèle soupirant. Il interrompt sa marche en me reconnaissant ; je dois pourtant ressembler à une sorcière, les traits ainsi tirés par la fatigue, les joues rougies par l'effort. Je perçois une once d'inquiétude dans ses yeux, que j'envoie valser d'un mouvement de la main.

« Comment avez-vous fait ? je l'interroge de but en blanc, alors qu'il s'apprêtait lui-même à prendre la parole.

— Comment j'ai fait quoi ?

— Le vinyle de Lana del Rey, il –

— Oh, ça ? m'interrompt-il, tâchant de me désarmer d'un sourire. C'est juste un cadeau de Noël de ma part, j'ai pensé que cela pourrait vous plaire et –

— Il m'est dédicacé. D'où ma question : comment vous y êtes-vous pris ? Comment vous êtes-vous débrouillé pour dénicher un vinyle dédicacé de Lana del Rey ? »

Je sens qu'il hésite, que peut-être il regrette.

« Je suis assistant dans une maison de disques, me révèle-t-il alors. Lana est passée la semaine dernière et je n'ai pas résisté à l'envie de lui demander. J'avais prévu de vous l'offrir, puis finalement je me suis dégonflé et j'ai changé d'avis, mais quand vous m'avez demandé d'aller faire vos achats de Noël, tout à l'heure, et que je me suis aperçu que –

— Je ne vous ai rien demandé, vous avez proposé.

— Touché. » De nouveau, un sourire. De nouveau, mon navire qui flanche. « Vous avez raison. Toujours est-il que vous prévoyiez vous-même d'offrir des vinyles à vos amis, et j'y ai vu un signe. Vous devriez arranger votre écharpe.

— Pardon ?

— Votre écharpe. Vous allez attraper mal. »

Comme je ne réagis pas, il s'approche et saisit l'étoffe pour la placer correctement autour de mon cou. Concentré sur sa tâche, il ne remarque pas que je suis incapable de détacher mes yeux de ses pommettes saillantes, la courbure de son nez, la barbe naissante sur ses joues. D'un bond, je me recule vivement.

« Pourquoi n'avoir rien dit ? Pourquoi n'avoir pas dit plus tôt que vous travailliez dans une maison de disques ?

— Parce que... » Il soupire. Regarde à gauche, puis à droite, et encore à gauche, comme s'il s'apprêtait à traverser une route particulièrement périlleuse. « Parce que je fréquente ce restaurant depuis longtemps, depuis bien avant que vous n'y soyez embauchée, et que je n'y viens pas pour travailler. Parce que je m'asseyais au comptoir avec une bande de copains, à l'époque où j'étais encore étudiant, et qu'ils sont tous disséminés aux quatre coins du pays, aujourd'hui, mais qu'il était important pour moi de continuer à m'y rendre malgré tout, même seul. Parce que j'y suis tous les soirs depuis la première fois que je vous ai vu chanter, et que parfois je me dis que tout gâcher avec vous serait me priver de votre don et ça, je ne peux m'y résoudre. Parce que vous me plaisez, que vous me plaisez vraiment, mais qu'en fait à bien y réfléchir, tout gâcher me semble inévitable. Parce que je vous trouve extraordinaire, et que je suis probablement idiot puisque j'espère encore qu'un jour, vous accepterez de sortir avec moi, et parce que je ne voulais pas prendre le risque que ce jour-là, vous ne cherchiez qu'à faire avancer votre carrière. »

Soudain il s'interrompt, car il n'y a plus rien à dire. Car est venu mon tour, de dire quelque chose. Mais moi, j'ose à peine remuer.

« Je suis bien incapable de faire avancer ma carrière, je finis par lui faire remarquer, ruminant les bonnes idées d'Annabelle qui m'apparaissent cauchemardesques et le dossier d'inscription, dans mon sac, que je meurs toujours d'envie de remplir. Je n'ai même pas de carrière. »

Mon commentaire lui arrache avec peine un douloureux sourire, qui me fait tout autant souffrir.

« Écoutez, je suis flattée. » Bouleversée, subjuguée, épouvantée. Si terriblement désolée. « Mais malheureusement, mon cœur est déjà pris. »

Ce qui, jusqu'à ces dernières secondes, ne m'avait jamais semblé malheureux.

« Vous dites souvent cela, réplique Joel tout bas, mais je n'ai jamais vu personne. À moins que... Cet homme qui s'est battu pour vous, aujourd'hui, est-ce qu'il...

— Asher ? Oh non, Ash n'est qu'un vieil ami. » Je secoue la tête, cherche un moyen d'expliquer l'inexplicable. « Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre. Vous ne l'avez jamais vu, mais il est toujours avec moi. »

Serrant un peu plus fort les tiges du bouquet de fleurs, je regrette de ne pas pouvoir m'excuser différemment. De ne pas pouvoir ne pas m'excuser du tout. Joel serait si facile à aimer, il suffirait d'un pas en avant. Rien de plus. Juste un pas en avant. Et tandis que je recule, l'une des fleurs que je martyrise perd ses pétales sur le sol enneigé.

***

Shelby

Je sais bien qu'il est trop tard, pour s'habiller, s'apprêter, se coiffer, trop tard pour sortir, trop tard pour changer d'avis et trop tôt, pour célébrer Noël, mais toutes ces règles ne s'appliquent pas lorsqu'il s'agit de la famille, n'est-ce pas ? Je ferme à clé derrière moi, et descends quatre à quatre les marches de mon immeuble. Ma montre affiche une heure moins le quart.

Je grimpe dans un taxi et indique au chauffeur l'adresse de ma chère et tendre cousine.

***

Soufiane

« Tu ne l'as pas trouvé, n'est-ce pas ? », me demande la voix d'Habibti, à l'autre bout du fil.

Mon silence désemparé fait office de réponse. Après avoir effectué une ronde dans le Queens autour de son immeuble, j'ai pris un taxi en direction de Broadway, où je pensais augmenter mes chances de le croiser. À tort.

« Il n'est pas là non plus. » Comme je ne sais plus quoi dire, quoi faire, je la laisse rassembler ses idées, et les miennes avec. « Écoute, reprend-elle au bout d'un moment, peut-être qu'on a tort de s'inquiéter autant. Ash n'a rien d'un idiot. » J'ai en tête plus d'un demi-millier de contre-exemples, mais lui permets de poursuivre malgré tout. « S'il est trop risqué pour lui de rentrer chez lui pour une raison ou une autre, alors il va sûrement se réfugier dans un hôtel pour la nuit. C'est ce que j'aurais fait à sa place.

— Non. Tu serais venue nous trouver.

— Il est venu nous trouver. J'ai eu Paul au téléphone, elle dit qu'il est passé au restaurant, tout à l'heure. » Cette information me plonge dans une rage aussi sourde que brève, que je suis incapable d'expliquer. « Il est venu nous trouver, les uns après les autres. Seulement nous n'avons pas été en mesure de le retenir. »

Nous n'avons pas souhaité le retenir, et il me semble non seulement que cela fait toute la différence, mais qu'Habibti le sait, le tait, volontairement, et que c'est précisément pour cela que je suis si bouillonnant de colère.

« Il doit être à l'hôtel », répète-t-elle d'une voix qui ne demande qu'à convaincre.

Convaincre qui, je ne saurais dire.

« Peut-être, je lui concède froidement, si froidement que je le regrette aussitôt. Excuse-moi. Ce n'est pas toi que je –

— Je sais. » Nouveau silence, nouveaux regrets. « Je sais.

— Je vais rentrer. » Les mots sont sortis sans prévenir, progénitures d'une décision que j'ignorais même avoir prise. « Erin doit être folle d'inquiétude, elle aussi. »

Je me suis comporté si étrangement avec elle, tout à l'heure. Si près de lui déclarer que tout était terminé, et pourtant si pressé de ne faire qu'un. Pour nous épargner toute maladresse, j'ai prétexté une envie de marcher, de prendre l'air. Seul. Avant de lui commander un taxi. Elle n'a dû rien comprendre. Moi, je n'ai rien compris.

« Bien sûr, réplique Habibti. Enfin, je veux dire, sûrement. » Elle enchaîne les phrases à toute vitesse. « De mon côté, je vais veiller encore un peu, au cas où Ash finirait vraiment par sonner à ma porte à un moment ou un autre. »

À ce moment-là, je suis saisi d'une violente envie de lui rappeler que je l'aime.

Tout ce que je parviens à faire, c'est lui souhaiter une bonne nuit.

Je marche sans réfléchir, après ça. M'engouffre dans un véhicule jaune conduit par un homme démesurément bavard qui, par chance, apprécie beaucoup le son de sa propre voix. C'est mon adresse, que je lui indique, et pourtant une fois devant l'immeuble je me surprends à continuer à avancer, à m'éloigner, de plus en plus, sous le regard hébété de mon chauffeur. À pas très lents, je longe cette fameuse maison où ils ont tourné une partie de The Amazing Spiderman, puis un peu plus loin, le cinéma où Habibti passe la moitié de sa vie. Et ainsi je me dirige vers l'appartement que j'ai habité si longtemps, et qui me manque tellement.

***

Veronica

Pourquoi a-t-il fallu que je l'essaie ?

C'est la millième fois que je me pose la question. Penchée au-dessus de mon lavabo, je continue de secouer avec frénésie la bouteille de savon déjà à moitié vide, non pas parce que j'espère encore que cela va fonctionner, mais simplement parce que j'ai grand besoin de me défouler. La bague de fiançailles de Kevin refuse de quitter mon annulaire gauche.

L'écrin trônait sur ma table basse lorsque Soufiane a téléphoné. En raccrochant, je suis restée quelques minutes à fixer la boîte en velours, à la fixer intensément, la défiant d'être réelle. Comme pour en avoir le cœur net, j'ai fini par l'ouvrir. Quelques secondes plus tard, une idée idiote est née dans mon esprit, engluant tout le reste. Et si je l'essayais ? Quel mal y aurait-il, à simplement l'essayer ? Pensais-je innocemment. Je lève les yeux vers mon reflet dans le miroir et constate que mes joues sont humides – vestige de la douleur éprouvée quelques instants plus tôt lorsque, tirant de toutes mes forces sur l'anneau d'argent, j'ai bien failli me briser une phalange.

La bague est magnifique.

Elle a été forgée par Satan dans les flammes de l'enfer, mais elle est magnifique.

La bouteille de savon me glisse des mains et atterrit sur mon pied, me permettant de découvrir que bien qu'à moitié vide, elle n'en est pas devenue légère pour autant. Bon sang ce que je peux être gourde, quand je m'y mets studieusement. Je suis vite obligée de me rendre à l'évidence : jamais je ne pourrai retirer cette bague. Pour m'en libérer, il faudra m'amputer. Affolée comme je suis je pourrais bien m'en charger moi-même, dans la minute. Les ciseaux sont dans le tiroir qui me fait face, l'alcool dans le placard à côté de la porte, et suis-je sérieusement en train de l'envisager, en train de perdre la tête ? Oui. Peut-être est-ce déjà fait, peut-être est-ce irrémédiable, mais peut-être est-il plus facile de vivre heureux ainsi.

Serait-il si terrible d'épouser Kevin ? Je sais bien que non.

Je sais bien que non, alors pourquoi suis-je toujours en train de tirer sur cette maudite bague ?

Par chance, le cri de la sonnette résonne dans tout l'appartement – et potentiellement dans tout l'immeuble, vu l'heure – et soudain mes problèmes ne sont plus.

Toute convaincue que je suis qu'enfin, enfin, Asher est rentré à la maison.

***

Paula

Nous sommes arrivées à quelques minutes d'intervalle, sans même nous être concertées avant. Un hasard, non, un signe, qui m'arrache un large sourire.

« Shelby Williams, je la salue avec cérémonie devant les portes de l'immeuble, comme il est bon de te revoir.

— Alors comme ça, toi aussi, tu es en retard, s'amuse-t-elle tout en réajustant mon bonnet qui ne tient pas en place. C'est donc officiel, nous sommes les pires invitées de l'histoire depuis l'invention du concept de réceptions. Veronica va nous tuer. »

Pensée qui semble l'égayer, à en juger par l'éclat de malice qui fait briller son regard. Aussitôt elle appuie sur le bouton de l'interphone pour annoncer sa venue.

« Shelby ? s'étonne en écho la demoiselle réglisse. Oh, non. Je croyais que...

— Quelle chaleur dans ta voix, cousine, réplique l'intéressée. À en oublier la neige sur mes chaussures et mon nez qui coule. Ouvre, si ce n'est pas trop te demander. Paul est avec moi.

— Paul ?

— Paula Deschanel, de son vrai nom. Bon sang ce que t'es lente.

— Bon sang ce que vous êtes en retard, et malpolies par-dessus le marché. Vous êtes conscientes qu'il n'y a plus rien à manger ?

— Et crois-moi, nous ne manquerons pas de témoigner à l'univers notre infinie reconnaissance à ce sujet. Tu vas nous laisser entrer avant le début de la nouvelle année, oui ou non ? Je te rappelle que c'est Noël et qu'à Noël, on est censé être ensemble qu'on le veuille ou non. »

Elles s'expriment en même temps, à présent, la voix de l'une couvrant celle de l'autre avant de s'écraser, puis de reprendre le dessus ; et ainsi de suite. Patiente, je les laisse régler leurs comptes, jouer leur petite musique – elle est si dissonante, elle m'a tant manquée – mais soudain je crois apercevoir quelque chose d'étrange, dans le hall de l'immeuble, qui me fait coller mon front aux vitres de la porte. Difficile de discerner quoi que ce soit avec précision, aidée seulement des lueurs des lampadaires. Pourtant, j'en suis sûre. Une masse sombre à taille humaine gît au sol, au pied des escaliers.

« Shelby, je l'interpelle, d'une voix qui stoppe aussitôt leurs chamailleries. Shelby, dis à Veronica de nous ouvrir sur-le-champ et d'appeler une ambulance. »

En attendant, je cogne contre la vitre pour faire le maximum de bruit possible.

Comme si cela pouvait suffire à réveiller un mort.

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