Chapitre 1 : You get what you get - 2/2
Veronica
Je fixe l'écran de mon téléphone durant de longues secondes, après la fin de l'appel. L'air hagard, l'esprit désorienté. Le sang en ébullition.
« Miss Rio ? » J'entends la voix, derrière la porte, mais me trouve encore incapable de bouger. « Miss Rio, c'est à vous. »
Secouant la tête, j'attrape la poignée et m'engouffre à l'intérieur pour rejoindre toutes les filles assises sagement dans cette petite salle. Toutes les filles qui convoitent le même rôle que moi. Celles qui auditionnent cet après-midi, du moins. Je crois qu'une autre session avait lieu ce matin. Et deux autres hier.
Je ne décrocherai jamais ce rôle.
Une femme vêtue d'une casquette se tient dans l'embrasure de la seconde porte, tout au fond à droite, et me fait signe. Derrière ses lunettes rondes, elle semble me fixer avec des yeux mauvais, et je sais que c'est parce qu'à cause de ma chère et tendre cousine, j'ai échangé tout à l'heure ma place avec l'actrice en herbe qui aurait dû passer après moi. Tout le monde doit à présent se figurer que je ne respecte ni les directeurs de casting, ni les dramaturges, ni la pièce, que je ne prends pas le théâtre au sérieux, que si je suis en retard le jour qui pourrait changer ma vie, alors je serai en retard jusqu'à mon dernier souffle. Aucun doute, je peux vraiment faire mon deuil dès maintenant ; oublier ce rôle.
Remarque prémonitoire, j'imagine, ou simplement porte-malheur, au vu de ce qui va suivre. Je ressasse mon texte mentalement tandis que la femme à la casquette façon Steven Spielberg m'escorte jusqu'à la scène, mais les seuls mots qui envahissent mon esprit sont signés Shelby Williams. Ce ne sont pas ceux qu'elle a prononcés, qui me hantent, mais ceux qu'elle a gardés sous la langue et que je me figure tantôt extraordinaires, tantôt cauchemardesques, mais toujours auréolés de mystères que je brûle d'envie d'éclaircir. Une fois sur les planches, je m'emmêle les pinceaux. Et pour mon plus grand malheur, ne m'en aperçois pas de suite. C'est en entendant le papier se froisser et en voyant les membres de l'équipe sauter d'un feuillet à un autre situé trois pages plus loin que je comprends mon erreur. Alors je panique d'autant plus, m'enlise dans la vase sombre et gluante de mon trou noir, reviens en arrière, me trompe à nouveau. Ils me remercient d'être venue au moment où je m'apprête à m'excuser de leur avoir fait perdre leur temps.
Maudite soit Shelby. Maudite soit-elle jusqu'à la fin des temps.
À la sortie, je marmonne à part moi comme toujours, lorsque quelque chose me tracasse, puis me fige en distinguant au loin une silhouette que j'ai appris à reconnaître entre mille. Que j'aperçois fréquemment entre mille, en vérité, puisque nous sommes toujours si nombreux, par ici, à courir derrière la même illusion. Lui ne me voit pas. Asher Jerome Keely, en chemin lui aussi vers une audition. En toute nonchalance, bien sûr. Comme à son habitude.
Il nous arrive souvent de nous croiser ainsi.
Quand nos yeux s'accrochent, nous nous bornons rarement à davantage qu'un signe de tête. Nous risquons parfois à un presque-sourire. Mais aujourd'hui, il doit y avoir dans l'air quelque chose de spécial, une étrange énergie cosmique, puisqu'au moment où j'intercepte son regard et baisse aussitôt le menton, je le vois s'avancer vers moi, ses lèvres s'étirant peu à peu d'une oreille à l'autre.
« Rio ! », m'interpelle-t-il, plus enjoué que nécessaire. Il paraît prêt à m'enlacer mais au dernier moment, reste suspendu sur la pointe de ses pieds. « Tu auditionnes ? »
***
Asher
Je l'ai repérée dans la foule, comme tant de fois en quatre ans. Mon Elaine. Avec qui je ne partage plus rien si ce n'est une passion commune, rendue muette. Mais aujourd'hui tout est différent. Aujourd'hui, je meurs d'envie de parler. Alors je ne sais pas trop ce qu'il me prend, mais je ne perds pas une seconde en analyses futiles. Je m'avance vers elle d'un pas qui se veut assuré à défaut de l'être.
« Rio ! », je lance une fois arrivé à sa portée. J'ai presque envie de l'attraper par les épaules, ou de la serrer contre moi, ou de la soulever du sol, mais comme j'ai peur de faire les trois en même temps, je me retiens juste à temps. « Tu auditionnes ?
— J'auditionnais. Si on peut vraiment appeler ça comme ça. J'en sors à l'instant, je me suis ridiculisée.
— Ça m'étonnerait beaucoup. Tu as un talent monstre et –
— J'ai oublié mon texte », m'interrompt-elle.
Elle semble agacée, contre elle-même plus que contre moi. Je crois. J'espère.
« J'ai rafistolé la scène à la MacGyver qui tente de sauver sa vie en construisant avec brio un bateau avec deux cure-dents et de la colle, sauf que mon bateau à moi a pris l'eau au bout d'approximativement onze secondes, douze, tout au plus, et que j'ai embarqué dans mon pathétique naufrage les membres de l'équipe de casting, et avec eux tous mes rêves idiots.
— O.K. Je vois. Rien de nouveau sous le soleil de Broadway, donc. »
Elle esquisse un sourire, et entraînée par un drôle d'élan, finit par rire franchement. Ce qui me rend fou. Clairement. Pas d'autre explication possible. Car au lieu de m'en aller, je la fixe droit dans les yeux et demande :
« Tu fais quelque chose, là, tout de suite ? » Comme elle hésite et que déjà je vois mon plan s'effondrer comme un château de cartes, j'enchaîne très rapidement en changeant de sujet : « quel genre de pièce est-ce que c'était ? Quel genre de rôle ?
— Une comédie romantique. Je visais le rôle-titre.
— Sérieusement ? La fille qui tombe amoureuse ? C'est tout ? Rio, tu peux viser tellement plus haut que –
— Celle qui tombe amoureuse, celle dont on tombe amoureux, je n'ai pas réussi à déceler avec précision ce qui m'attirait dans ce rôle. Je crois que c'est la saison qui me rend comme ça, j'ai des envies de... »
Elle ne termine pas sa phrase, soudain embarrassée. Comprenant ce qui devait suivre – des envies de romance, de passion, d'amours de fiction comme on n'en retrouve jamais dans la vraie vie, des envies de La La Land et de The Notebook et de No Strings Attached et de Before Sunrise [1], bordel – je m'abstiens de me moquer d'elle et m'autorise à la place un commentaire que j'espérais drôle mais qui, en sortant, s'avère laid et distordu.
« Où est Souf quand on a besoin de lui, hein ? »
Je vois son visage se déformer et souhaiterais être frappé par une météorite sur-le-champ. Je suis en train de tout faire foirer. Je souris pour recouvrer une contenance et pour la deuxième fois en cinq minutes, reprends vite la parole pour l'empêcher de mettre un terme à la conversation ou de se barrer en courant. À sa place, je me serais barré en courant depuis belle lurette.
« Écoute, je sais que tu n'as pas besoin de moi, ou de quiconque, d'ailleurs, mais comme c'est toujours plus marrant à deux, que dirais-tu de m'accompagner dans un voyage au pays des clichés de la romance de Noël ? Là, tout de suite, si tu as une petite heure devant toi ? Ou même cinq minutes, hein. Cinq minutes, ça marche aussi. »
Je déraille, mais il est trop tard pour m'arrêter. Si personne ne me stoppe, je ne vais pas tarder à lui annoncer que je pourrais l'emmener en rendez-vous galant express façon Ted Mosby [2], bordel.
« Promis, je te fais la totale. Les marrons grillés, la patinoire, le pain d'épices, le baiser sous le gui, les vitrines qui s'animent, le chocolat chaud, tout ce que tu veux. Forfait intégral, satisfait ou remboursé. »
***
Veronica
Rien n'est plus pareil entre nous. Depuis quatre ans, depuis ce fameux soir où – non. Inutile d'y repenser. Je m'empêche toujours d'ouvrir cette boîte de Pandore. Inconsciemment je secoue la tête pour chasser les souvenirs, et je vois Asher comprendre ce geste de travers. Son visage s'assombrit aussitôt et s'il frétille toujours autant, c'est de nervosité et non d'exaltation comme tout à l'heure.
« Excuse-moi, me souffle-t-il. C'était une mauvaise idée, j'ai juste cru que... Enfin, laisse tomber. Ça m'a fait plaisir de te croiser, passe un joyeux Noël. »
Il esquisse un mouvement pour me contourner et en le voyant s'éloigner avec regret – les siens, les miens – je le retiens en m'exclamant :
« Tu n'avais pas une audition ? »
Il se retourne et hausse les épaules, l'air de rien. « Non, j'en viens à l'instant. »
Je sais qu'il ment, et c'est cela qui achève de me convaincre. Rien n'est plus pareil entre nous. Tout paraît plus fragile, prêt à se briser à chaque instant, comme de vieux os au moindre faux pas. Mais voilà que sans prévenir, sur un coup de tête, un coup de cœur, je me laisse tenter malgré tout par son extravagante proposition.
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