Chapitre 1 : You get what you get - 1/2
Mardi 24 décembre 2019
Asher
Un vent froid me gifle le visage. Bienvenue dans la belle ville de New York, bordel. À cette période de l'année, c'est toujours pareil : tout le monde est joyeux, et moi je me les pèle. Comme je ne sens plus mes jambes, je m'engouffre à l'intérieur d'un café. Le chauffage y a été monté au maximum. Dans trois secondes, je crèverai de chaud.
Voilà.
C'est officiel.
Je crève de chaud.
Pas croyable. Bienvenue aux États-Unis, bordel. La démesure, ça les connaît. Ici tout est toujours trop grand ou trop petit ou trop extraordinaire ou trop ennuyeux, mais tout est toujours trop, jamais moins. Et je dois bien avouer que cela me plaît. Parfois je me dis que cette ambiance me va comme un gant, que moi aussi, j'ai toujours traversé la vie dans un wagon de montagnes russes. Deux petites filles jouent dans la file d'attente et je me mets à regarder tout autour de moi, en quête éperdue de leurs parents. J'ai remarqué que cela m'arrive très souvent. À chaque fois, en fait. Je ne supporte pas de voir des gamins tout seuls. Comme l'impression qu'il en va de ma responsabilité personnelle de vérifier qu'ils ne craignent rien. Une dame vêtue d'un manteau rouge s'approche des fillettes et les adjure de causer moins de bruit.
« Maman, est-ce que je peux avoir un biscuit en forme de Père Noël ? » réclame l'une d'entre elles, et aussitôt les battements de mon cœur ralentissent.
Lorsque c'est à mon tour de passer commande au guichet, je demande un Americano – énorme, bien sûr, le plus énorme possible.
« Ton nom ?
— Bob. »
J'aime bien donner un prénom différent à chaque fois, c'est à peu près la seule occasion qu'il me reste de jouer un rôle. La serveuse me toise avec une pointe de mépris dans le regard. Peut-être ne suis-je pas si crédible en Bob. Peut-être ai-je un peu perdu la main. Dans l'embrasure de la porte, j'exfiltre de mon blouson une flasque en métal, et le couvercle en carton piégé entre mes dents, je fais couler le whisky pour transformer mon café en irlandais pur-sang. La première gorgée me galvanise. Me voilà prêt à prendre la direction de la prochaine audition, tout droit sur Broadway.
Broadway, bon sang.
Ça, je ne m'en lasserai jamais. Les lumières qui clignotent, les gratte-ciels qui écrasent, les rêves placardés en quatre mètres sur deux au-dessus de nos têtes. Des rêves, oui. Permis, promis, derrière chaque affiche de théâtre. Tous les matins quelqu'un doit s'amuser à me lobotomiser parce que je vous jure, tous les matins je redécouvre cette rue avec la joie exaltée du premier jour. Puis l'effrayant frisson tandis que l'on se demande si tout n'est pas que fantasmagorie et que l'on craint l'inévitable : le retour à la réalité, les adieux, la chute. Aussi pour me reconnaître, c'est facile : il suffit de repérer parmi la foule celui qui sourit comme un demeuré. Celui qui titube, défait mais satisfait, heureux et misérable, et perdu, oui, perdu, mais perdu au plus bel endroit du monde.
Un homme me percute dansl'épaule, mais comme j'ai le menton levé vers un panneau The Lion King [1] je n'ai ni l'occasion de discerner son visage, ni celle de comprendre ce qu'il m'arrive. Je me retourne, non pas de ma propre volonté, mais sous la violence du choc, et le vois s'avancer vers l'ami qui l'accompagne. Comme ils s'immobilisent tous les deux, je n'ose reprendre de suite ma route. Celui qui m'a bousculé semble me surveiller du coin de l'œil, le second est moins hésitant, moins discret. Plus honnête. Me dévisageant avec une drôle d'intensité qui n'a pour moi rien d'énigmatique. Je sais ce que signifie ce regard. Je sais qu'il vaut avertissement. Je sais que si j'étais un peu plus malin, je quitterais la ville par le premier train.
Mais j'ai une audition dans quinze minutes, et je n'ai jamais été très futé.
***
Shelby
J'ai fermé la porte de ma salle de bains à double tour. Ce qui est particulièrement absurde, puisque je suis seule dans l'appartement et que personne d'autre que moi ne dispose de la clé. De toute évidence, sous mon front ça court-circuite. Je ne me souviens pas de la dernière fois où je me suis sentie aussi anxieuse. Peut-être était-ce le jour où Spencer a disparu dans la nature par la faute d'Asher. Ou celui où il a fallu lui dire au revoir et la convaincre que je ne l'oublierai pas. C'était il y a quatre ans et deux vies. Une éternité. La main tremblante, je compose machinalement le numéro. Attends patiemment qu'elle daigne décrocher. Sauf qu'elle ne
décroche pas.
« Oui ? », je l'entends déclamer au bout de ma troisième tentative.
Je ne dis rien – je ne trouve pas les mots – et elle insiste, de plus en plus agacée.
« Shelby ? Shelby, tu es là ? Si c'est une plaisanterie, ce –
— Oui. Enfin, non. Non, ce n'est pas une plaisanterie et oui, je suis là. Attends une seconde, ne bouge pas, je reviens. »
J'appuie sur un bouton pour couper le son, m'éloigne quelques secondes, tire la chasse d'eau, et lorsque je reprends le combiné, elle ne cache plus du tout son irritation, qui a toujours cette faculté magique d'être aussi contagieuse que la peste.
« Tu sais que la dernière fois que tu as appelé, c'était il y a au moins trois mois ? » Et déjà, les regrets se font ressentir. Je n'aurais pas dû téléphoner. « Que me vaut le plaisir d'entendre ta douce voix aujourd'hui ?
— J'ai simplement besoin que tu restes en ligne pendant les cinq prochaines minutes. Et que tu cesses de parler. Peux-tu faire ça pour moi ?
— Pourquoi ?
— Veronica, s'il te plaît. »
Au bout du fil, sa voix ne discontinue pas, mais je n'ai plus la force de m'en offusquer. Après quelques secondes, le son régulier de ses complaintes finit presque par m'apaiser. Elles vont et viennent en rythme, roulent du grave à l'aigu, percutent le silence. Les yeux fermés, j'agite de l'autre main le petit bâtonnet blanc qui pourrait bien chambouler mon existence.
« C'est quand même dingue. Je suis dans une file d'attente pour une audition, et c'est à mon tour, mais je suis obligée de patienter pour une raison que j'ignore, parce que Madame la Comtesse Williams a décidé que –
— Tu ferais mieux de t'inscrire à la fac, au lieu de perdre ton temps à enchaîner les auditions », je ne peux m'empêcher de lui faire remarquer. Je sais que je prends le risque qu'elle me raccroche au nez, mais je n'y peux rien, c'est plus fort que moi. « Je ne vois vraiment pas ce que tu y gagnes, hormis la certitude d'émietter ton amour-propre.
— Ce serait trop te demander de faire au moins semblant de me soutenir ?
— Oui. Ça aussi, c'est dingue. Faire semblant. Pourquoi devrais-je faire semblant ? Quel intérêt peut-on trouver dans ce qui n'est pas tangible ? Si je te filais un million de dollars imaginaires, tu resterais pauvre.
— O.K., j'abandonne, tu ne comprends rien. Et je te préviens, je vais raccrocher.
— Non ! je m'exclame, et elle doit percevoir mon affolement car son ton devient plus grave.
— Shelby, que se passe-t-il, au juste ? »
Je soupire. Décolle les paupières dans la douleur. Et soupire derechef, les larmes au bord des yeux.
Le test est négatif.
Je crois que Veronica m'a entendu souffler et que ça l'a décoiffée à distance, car elle se mure tout à coup dans un drôle de mutisme inhabituel, guettant un signe de vie de ma part pour oser s'animer de nouveau.
« C'est bon, je lui annonce. Tu peux raccrocher. »
Poussée par son sens de l'ironie, elle essaie de contre-argumenter, s'échine à me rendre cinglée, mais je n'entends plus rien, ne veux plus rien entendre, et puisqu'elle semble soudain souhaiter à tout prix poursuivre cette conversation, je mets fin à l'appel en premier.
***
Paula
« Tu veux bien cesser de chantonner Vive le Vent ? », m'implore Annabelle.
Je lève les yeux vers elle en esquissant un geste d'excuses. En réalité, je ne m'étais pas aperçue d'être en train de fredonner quoi que ce soit.
« Déjà qu'on est obligée de se farcir ces satanées reprises jazzy des chants de Noël dès qu'on passe les portes du restaurant, continue ma collègue sur sa lancée. L'indigestion me guette, c'est moi qui te le dis. Et quand le moment de la libération viendra, je vais vomir en rouge et vert et en pailleté.
— Charmant.
— N'est-ce pas ? Vivement demain, que tout soit terminé. »
Elle s'éloigne avec un clin d'œil vers la table numéro sept, tandis que je lisse et réajuste mon uniforme de serveuse. La chemise blanche, la jupe plissée, la cravate noire. Il me semble avoir de nouveau quatorze ans et n'avoir pas changé de tenue depuis l'internat. Un sentiment doux et amer à la fois. Alors les yeux fermés, je tâte des doigts ma poitrine pour y calmer la Bitter Sweet Symphony [2].
En réalité, tant de choses ont muté depuis l'époque de l'orphelinat que parfois, le passé me paraît aussi aérien qu'un rêve. De temps en temps je me dis qu'il suffirait d'un murmure pour me convaincre que rien n'a jamais existé.
Comme il est encore tôt, les clients sont rares, et le service est lent. Seul Alfredo, le gérant, traverse la salle en furie car il est bien incapable de se déplacer autrement. Pour lui le monde se traîne toujours au ralenti. Il trouverait le moyen de se désoler de la cadence de rotation d'une tornade. Annabelle et moi le surnommons le Flash quand il nous faut nous plaindre en secret de son comportement.
La vérité, c'est qu'il se plaint bien plus souvent de nous.
« Deschanel, livraison de fleurs », s'exclame-t-il au bord de l'agacement. Preuve irréfutable de ce que je disais. « Encore. Je ne sais plus où les mettre, tes fichues fleurs. Je vais finir par développer une allergie. Tu es sûre de ne pas vouloir enfin céder à ses avances ? Crois-moi sur parole, deux semaines après le grand soir il cessera de te combler de cadeaux, et ça nous fera de la place. Trois semaines, grand max, si c'est un romantique. »
Je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel, mais souris néanmoins. Alfredo et Annabelle sont tous deux des excentriques, quoique d'un genre très différent, et malgré tous leurs défauts, ils me plaisent beaucoup. Avec eux il faut en permanence se préparer aux feux d'artifice et autres explosions multicolores, et moi j'ai toujours aimé en prendre plein la vue. Je m'approche de la table numéro huit avec deux Bellini et le couple assis de part et d'autre interrompt un baiser pour me contempler avec surprise.
« Ce n'est pas ce que nous avions commandé.
— Vraiment ? »
Mon patron – qui assiste à toute la scène – soupire un ouragan avant de me montrer d'un geste deux jeunes femmes installées un peu plus loin qui semblent attendre leurs cocktails depuis un moment. Il s'excuse à ma place, par deux fois, alors que je déambule entre les chaises, le plateau en équilibre incertain au-dessus de ma tête.
« Tu n'es pas concentrée, Deschanel, me souffle Alfredo une fois mon erreur rectifiée. Tu n'es jamais concentrée. »
Ce n'est pas, en effet, la première fois que je me trompe de table. Ou de commande. Ou les deux en même temps, ce qui est particulièrement difficile à corriger sans se faire prendre.
« Si tu ne chantais pas aussi bien, ma grande, j'aurais viré ton joli derrière de mon effectif depuis belle lurette. »
Dans son dos, j'aperçois Annabelle qui le singe dans de grands gestes, et me retiens de rire. Presque. Me retiens presque. Voilà que mon patron se retourne, contraignant mon amie à ranger ses mains dans les poches de son tablier, l'air de rien. Alfredo secoue la tête, affligé, avant de bougonner je-ne-sais-quoi en italien et de reprendre la course folle qui constitue sa vie.
Sans le faire exprès, je recommence à fredonner Vive le Vent et manque de renverser le plateau d'un collègue que je ne vois pas arriver en ma direction.
***
Soufiane
Chaque foulée déclenche une vive douleur dans la jambe gauche. Chaque bouffée d'air est rendue au monde dans de drôles de formes en fumée blanche. Je crois que j'ai trop forcé, ces derniers jours. À ne plus savoir si je m'entraînais pour entrer à Quantico comme prévu, ou pour devenir le prochain Batman. Mon corps me réclame une pause, mais il me reste trois tours de piste et l'idée d'abandonner – d'abandonner quoi que ce soit – pourrait me tirer de mon sommeil en sueur. C'est idiot, je sais. Mais c'est plus fort que moi. Je préfèrerais encore m'écraser au sol à demi mort, du bon côté de la ligne d'arrivée, plutôt que de m'admettre vaincu. Alors au lieu de m'arrêter, j'accélère. À l'issue des trois tours, je lutte contre l'envie de me plier en deux et m'oblige à marcher pour reprendre mon souffle. Un regard vers le chronomètre me confirme ce dont je me doutais déjà : j'ai battu mon dernier record en date. Ce qui suffit à me faire oublier ma douleur. À la dissiper complètement, en réalité.
Le problème, c'est que je cours d'autant plus vite lorsque je m'inquiète.
De temps en temps je me demande si inconsciemment, je n'essaie pas de prendre la fuite. J'ai remarqué que lorsque je me sens dépassé par une situation, mon esprit, tout doucement, se déconnecte, non, se détache, se détache presque entièrement. Se débarrasse du poids de ma chair et de mes os pour mieux se préparer à la dernière envolée, et tout laisser derrière. Avant de revenir, bien sûr. Il finit toujours par revenir. Puisque je hais abandonner. Mais durant ces quelques secondes, ou minutes, heures, pour tout ce que j'en sais – je n'en conserve jamais aucun souvenir – mon corps se lance à toute allure en pilote automatique, capable des exploits les plus fous. Et pulvérise tous mes records.
Seul au milieu du parc, je ne peux réprimer un rire amer. Évidemment que je m'inquiète. Comment faire autrement ? Malgré la distance, malgré le temps qui passe. Ce sont toujours les mêmes démons qui me tourmentent. Les mêmes fêlures, que j'aimerais réparer.
***
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