Chapitre 1 : Je ne vois qu'une pluie d'or et de lumière


Asher

Ils sont tous là. Défilant, à tour de rôle. Je discerne chacun de leurs visages entre deux vagues de brouillard. Ils portent des traces de mépris, ou de peine, ou pire : un mélange des deux. De temps en temps j'essaie de leur dire quelque chose mais quelqu'un s'amuse à chaque fois à parler plus fort que moi, d'une drôle de voix qui me comprime la poitrine et me scelle les lèvres. Alors je me cantonne à les observer. Je suis si content, bordel. J'ai mal partout – mon nez, mes jambes, ma gorge en feu, partout – mais je suis si content. Si c'est à ça que ressemble le chemin qui mène à la mort, j'espère qu'il fait une sacrée trotte.

Ils sont tous là.

Sauf toi, bien sûr.

Comment aurais-tu pu être là ? Pourtant quand ma lucidité se fait la malle, quand que je m'éclipse, que j'abandonne, si presque prêt à disparaître, c'est toi que je vois. Seulement toi. Et tu sais ce qui est drôle ? C'est aussi à toi que je pensais, tout à l'heure, alors que, sans bien comprendre comment, ou pourquoi, je me suis retrouvé face contre terre dans le hall d'immeuble de Rio. À convulser comme un fou, les yeux rivés bêtement sur les marches d'escalier.

Dans ma tête, tu riais. Et je ne t'en veux pas le moins du monde, car j'aurais pu éclater de rire, moi aussi, si j'avais été en état. Après tout je n'ai jamais pu me retenir, en voyant quelqu'un tomber. Un réflexe horrible, sans doute, mais mécanique, automatique – je ne fais pas exprès, bordel. Or ma chute à moi, ça a dû être du grand spectacle. J'aurais adoré pouvoir voir ça, tu sais, ne serait-ce que pour le raconter comme il faut dans quelques semaines, ou dans une autre vie. Puisque tu étais aux premières loges, j'espère que ça t'a plu.

Bon sang ce que je devais avoir l'air d'un idiot. À vibrer sur un sol de poussière.

Je ne saurais dire ce qui m'a fait penser à toi. Assez vite, je me suis étouffé – trop d'alcool, trop de souvenirs – c'était peut-être ça. J'ai traversé un pont, celui qu'il est impossible de franchir sans perdre l'équilibre, qui relie ce qui est à ce qui était. J'ai revu ton beau visage si déformé, et tes yeux débordant de haine, et tes mains sur ma gorge, et je les ai senti appuyer, appuyer vraiment, de toutes leurs forces, et je n'ai plus pu respirer.

***

Vendredi 15 mai 2015

Asher

Les cris résonnent dans tout le château. Une voix grave au bord de la rupture, qui hurle, et hurle, et hurle encore. Qui hurle mon nom. Je sais très bien où je suis réclamé, et pourquoi. Un affreux sourire en travers du visage, je hoche la tête tel un boxeur prêt au combat. Surexcité par l'odeur à venir du sang et de la sueur je bondis, sautille, tressaille. Incapable de me contrôler. Mais soudain les cris se taisent, et je me fige. Déçu. L'adrénaline semble déjà se diluer dans mes veines, comme si je ne disposais que d'une version bon marché aux effets fugaces et incertains.

Heureusement, il recommence presque de suite à s'époumoner, et devant cette promesse de mort retrouvée, je me sens revivre. Cette fois il ne se contente plus de m'appeler, il me défie de venir le trouver. Tant mieux. Je n'attendais que ça. Les mains dans les poches, j'effectue la marche du condamné à mort jusqu'au troisième étage. La porte de l'atelier de Dandy est grande ouverte. Il s'y tient au beau milieu, désemparé, ruine parmi les ruines. Si fou de rage, à présent que je suis là, qu'il en devient silencieux.

J'entre, soudain très calme, presque sage, sans me départir de ce sourire affreux qui va et vient mais refuse de me quitter totalement. Les autres arrivent à leur tour, ameutés par le bruit et un mauvais pressentiment. Souf, Rio, Paul, Shelby ; ils se tiennent tout autour de nous, formant une ronde qui me rappelle des jeux d'enfants oubliés depuis trop longtemps.

« C'est toi », murmure le prince russe entre ses dents serrées. Sa voix ne traîne ni hésitation, ni point d'interrogation. « C'est toi, qui as fait ça. »

Il y a de la haine, dans ses yeux, mais pour être tout à fait honnête, il y en a tout autant dans les miens. Peut-être même plus. Je ne démens pas ; pourquoi démentir ? Oui, c'est moi, qui ai fait ça. Et vous voulez que je vous dise ? J'en suis presque fier.

Quelqu'un prononce quelque chose. Qui et quoi, aucune idée. Dandy se jette sur moi trop vite pour que je prête attention à autre chose qu'à cette masse humaine qui fonce en ma direction. Je pensais qu'il allait me frapper, je souhaitais qu'il me frappe, mais rien ne se passe comme je l'avais imaginé. Sans préambule, il m'attrape à la gorge. À ce moment-là, le doute ne m'est plus permis : il est disposé à me tuer. Peut-être y arrivera-t-il, sans doute ne le déplorera-t-il même pas.

La pression de ses doigts sur ma peau me donne envie de vomir. Ses pouces écrasent ma pomme d'Adam, s'enfoncent à tordre mes trachées, ma bouche émet de drôles de sons que je ne contrôle pas. Plus. Je m'entends suffoquer et réclamer de l'air. Soudain je ne me sens plus si fier. Soudain, je commence à regretter. Or cela, Dandy ne le sait pas, ne le voit pas. Ou ne s'en soucie pas. Il continue de serrer, de plus en plus fort. Je crois même qu'il me soulève du sol. Quelqu'un s'interpose. Souf ? Shelby ? Je ne sais pas. Les deux, sans doute. Je ne sais pas. Je ne vois que des étoiles et des ombres en mouvement. Mais puisque je suis encore en vie, c'est qu'ils doivent être plusieurs, à s'immiscer entre nous, à tenter de me dégager de son emprise.

Car il faudrait bien toute une armée, pour neutraliser le monstre du Baïkal.

***

25 décembre 2019

Shelby

Ma cousine se rue sur le distributeur de café comme si sa vie en dépendait. La sienne, ou celle d'un autre. À quelques mètres, je ne cesse de lorgner la grande porte vitrée qui sépare cette terre de désolation de l'extérieur. Si je m'écoutais, je partirais en courant dès maintenant. Ici les murs m'étouffent. Je hais ce blanc immaculé, je le hais de toutes mes fibres. C'est pour éviter de repenser à ce genre d'endroits que chez moi, chaque pièce est peinte d'une couleur ou d'une autre.

En me retournant, je vois Veronica transformer la machine à café en punching-ball. Un grand brûlé passe devant elle en chaise roulante et lui décoche un regard stupéfié, comme étonné que tant de rage puisse être contenue dans ce petit bout de femme. Il serait surpris : la rage, ça se plie et se décuple à l'infini. Je me précipite vers ma cousine avant qu'elle n'attire l'attention d'un membre du personnel.

« Elle ne fonctionne pas », m'explique-t-elle comme si cela justifiait tout.

Tout en disant cela, elle arrache le gobelet en plastique vide de son support au moment exact où le liquide fumant commence à s'écouler.

« Attention, je l'avertis en la forçant à se reculer tandis qu'elle peste sous cape. Tu devrais essayer de te calmer.

— Me calmer ? Comment pourrais-je me calmer alors qu'Asher est –

— Il va s'en sortir.

— Tu n'en sais rien.

— Non, c'est vrai, je suis bien obligée d'admettre, mais il se réveille de plus en plus souvent, ce qui est bon signe. Il m'a parlé, tout à l'heure, tu sais ? Il m'a demandé pourquoi Jo et Laurie... Eh bien je ne sais pas ce qu'il voulait savoir au sujet de Jo et Laurie, en réalité. Ou même qui sont Jo et Laurie. Ce n'était pas clair. Et ensuite il a mentionné un voyage au Mans...via la route 66 ? Ça non plus, ce n'était pas très clair. Mais l'important, c'est qu'il est de plus en plus lucide et que – pourquoi fronces-tu autant les sourcils ?

— Il t'a confondue avec moi. »

Ce qui, à en juger par la grimace qui déforme son visage, est un signe, non pas de l'amélioration de l'état de notre ancien camarade, mais de son avancée certaine vers un état de folie aussi inquiétant qu'irréversible. Décidant de ne pas réagir à cette provocation, je fouille mes poches à la recherche d'une pièce à glisser dans le distributeur. Cependant que ce dernier gronde et s'agite, Veronica rabat une mèche de ses cheveux ébène derrière son oreille.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? », je m'exclame en attrapant sa main si brusquement que je manque de lui arracher le poignet.

Déjà très pâle depuis plusieurs heures, son teint vire au livide en s'apercevant que mes yeux sont rivés sur la bague qui parade à son annulaire gauche.

« Elle est coincée, me dit-elle en tirant sur son bras.

— Coincée ? Mais bon sang, d'où est-ce qu'elle sort ? »

À force de forcer, Veronica finit par se libérer. Non sans heurter du coude l'un de ces murs blancs de malheur. Ignorant son gémissement de douleur, je poursuis mon interrogatoire :

« Ne me dis pas que ton Kevin-plus-ennuyeux-tu-meurs t'a demandée en mariage.

— Très bien, je ne te le dirai pas.

— Ne me dis pas que tu as dit oui.

— Je n'ai pas dit oui. J'ai dit peut-être. Enfin, je n'ai rien dit, je ne sais plus ce que j'ai dit. Mais je n'ai pas dit oui. J'ai simplement voulu essayer la bague, et désormais elle est coincée. Et cette machine est cassée.

— C'est ton cerveau, qui est cassé », je réplique en levant les yeux au ciel.

Et en récupérant mon café.

***

Paula

« Le gamin va s'en sortir, m'annonce le vieil homme en blouse immaculée. C'est une vraie chance, que vous l'ayez trouvé à temps. »

Vraiment ? Il me semble au contraire que nous aurions surtout pu éviter de le trouver ainsi. Si seulement nous ne l'avions pas rejeté, à chaque fois qu'il tentait en vain de nous montrer patte blanche. Le médecin me sourit avec l'affection d'un grand-père. Je voudrais pouvoir le remercier mais j'ai la gorge sèche, encombrée par ces regrets qui me râpent les parois dès que j'essaie de piocher les mots justes pour assembler une phrase, alors je laisse tomber. Me contente de hocher la tête.

« Comme je l'ai dit à votre ami, » – Soufiane, assis dans la chambre à l'heure actuelle – « il va falloir le garder en observation quelques jours et le surveiller pendant les prochains mois. Je lui ferai parvenir une liste d'établissements qui pourront lui assurer la prise en charge nécessaire pour éviter la moindre rechute à l'avenir. Plus que tout, il aura besoin du soutien de ses proches. D'après ce qu'il m'a semblé comprendre, vous êtes pour lui ce qui se rapproche le plus d'une famille.

— Je sais, je trouve enfin la force de déclarer. Nous ne le quitterons plus. C'est promis. »

Croix de bois, croix de fer, si je mens laissez-moi brûler en enfer.

***

Soufiane

Je ne peux rester assis. Mes jambes s'agitent de tremblements nerveux qui font vibrer le sol. Je sais qu'il faudrait que je laisse ma place – le docteur a demandé à ce que les visites soient individuelles, et Paul attend, devant la porte – mais de ça aussi, j'en suis parfaitement incapable. Asher somnole.

Il a eu de la chance, a dit le médecin.

De la chance que les filles le découvrent à temps dans le hall de l'immeuble. Qu'elles aient le bon réflexe de le tourner sur un côté, pour éviter qu'il ne s'étouffe. Que les secours arrivent rapidement, un soir de réveillon de Noël. Que je puisse expliquer aux ambulanciers ce qu'Asher avait ingéré. « Vérifiez ses poches » leur ai-je dit. Mais ses poches étaient vides. Il paraît que si je ne m'étais pas disputé avec lui, un peu plus tôt, si je n'avais pas découvert par hasard qu'il prenait des antidouleurs, ils n'auraient peut-être pas eu le temps de le sauver. Sans doute pas. Je n'en récolte aucune joie, aucune. Que de la honte.

Mes cent pas me conduisent de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre. Comme celle-ci donne sur le grand parking de l'hôpital, je remarque tout de suite le véhicule aux vitres teintées qui se gare sans grâce, à cheval sur deux places. Deux hommes s'extirpent de l'habitacle, deux hommes que je reconnais de suite. Ce sont les individus qui tambourinaient de toutes leurs forces contre la porte d'Asher, hier soir.

« Bon sang, qu'est-ce qui te fait serrer les poings comme ça ? », s'amuse ce dernier d'une voix éraillée par la fatigue. Son demi-sourire se fond aussitôt qu'il plonge ses yeux dans les miens. « Que se passe-t-il ?

— As-tu souhaité mourir ? je lui demande de but en blanc, ce qui l'oblige à se redresser.

— Quoi ?

— Cette nuit. As-tu souhaité mourir ?

— Non, Souf. » De nouveau il trouve matière à esquisser un sourire. « Je me plante souvent, c'est vrai, je ne sais rien faire correctement ce qui, je dois le dire, est une plaie au quotidien. Monsieur bras cassé et tutti quanti en personne, pour vous servir, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais non, Souf, non, je n'ai pas souhaité mourir. Je te certifie que vous ne m'avez pas tiré d'une tentative de suicide ratée. Bordel. J'ai déconné, voilà tout. J'ai un peu forcé sur les mélanges. »

Ses traits se radoucissent. Je le vois s'ingénier à s'excuser, ce qui me rend malade.

« Souf, je –

— Très bien. Dans ce cas, lève-toi. On s'en va. »

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