Chapitre 1 : Gimme shelter - 2/2

***

Lundi 8 septembre 2014, 23h28

Veronica

Impossible de fermer l'œil. Il est trop tôt. Minuit a sonné depuis longtemps, mais cela ne change rien. Il me faudra encore des heures, des semaines, avant de trouver le sommeil. Sir Douglas et Mrs Pamela Eisenberg – la directrice de l'établissement – m'ont installée dans l'une des tourelles du manoir. D'après ce que j'ai compris, les quatre tours du château abritent les élèves d'avant-dernière et de dernière année, tandis que les enfants plus jeunes occupent des dortoirs au premier étage. Je ne discerne pas grand-chose de l'agencement de la chambre, dans l'obscurité, mais jamais encore je ne m'étais étendue sur un matelas si moelleux. Bien qu'on trouve un lit dans chaque coin de la pièce, un seul est occupé. Une fille, forcément. Je sais qu'elle dort, car sa respiration marque un tempo régulier dans le silence.

De nouveau, du silence.

Pendant quelques instants, j'envisage de la réveiller. Comme ça, juste pour avoir quelqu'un avec qui discuter. Faire connaissance. Faire du bruit. Mais la profondeur de ses soupirs évoque une paix qu'il serait pervers de déranger alors j'abandonne l'idée, me redresse, troque mes draps tièdes contre le parquet en bois, agréable, rassurant, réconfortant. Je marque une pause, permets à mes pieds nus de s'habituer à ce nouvel environnement. Se pourrait-il, alors, se pourrait-il vraiment ? Se pourrait-il que je me plaise ici ? Je n'ose pas répondre à cette question. J'ai peur de me porter malchance.

Je me dirige vers la fenêtre, écarte le rideau. La lune manque toujours à l'appel. Ça aussi, ça doit porter malheur. Devant le manoir, une faible lumière en provenance du porche éclaire les marches qui mènent à l'entrée, le gravier, et une partie de la pelouse environnante. J'aperçois une silhouette, qui danse au milieu d'une roue. Ou plutôt c'est la roue qui danse. Qui tourne, et se retourne, et se retourne à nouveau, tandis qu'en son centre, un homme forme une étoile dans cette nuit dénuée d'astre. S'agrippant au métal de ses deux mains. De temps à autre il en retire une, mais maintient toujours l'équilibre. De là où je suis, je ne distingue pas ses traits. De là où je suis, j'ai l'impression que ce qu'il fait ne demande aucun effort, que c'est à la portée de n'importe qui. Je sais qu'il n'en est rien.

Internat pour Orphelins à Haut Potentiel.

Soudain ses mots prennent tout leur sens.

J'enfile mes chaussons, entoure mes épaules du châle en laine rose pâle qui ne quittait jamais ma mère, et qui exhale encore son parfum, et sur la pointe des pieds, je m'exfiltre de mon dortoir.

« Non, on n'est pas censés errer comme ça dans les couloirs. »

Des chuchotements, dans les escaliers.

L'espace d'une minute, je me figure que c'est à moi qu'ils s'adressent, mais c'est impossible, je suis encore tapie dans l'obscurité, et puis je viens tout juste de sortir. Ces orphelins sont doués, mais ils ne peuvent être devins. N'est-ce pas ?

« Tu as déjà oublié ce qu'il s'est passé hier soir ? », poursuit la voix.

Je colle mon dos à la porte en bois qui mène à ma chambre, pour ne pas être vue. Pour pouvoir, au besoin, me faufiler à l'intérieur à la vitesse de l'éclair. Je perds ainsi une grande partie de ce qu'il se dit, quelques marches plus bas. Le mot « couvre-feu » est prononcé un peu plus fort que les autres et je me demande si je ne ferais pas mieux de m'y plier, moi aussi. Retrouver la chaleur de mon lit. Rester sage. Et compter les heures, jusqu'au lever du soleil.

« Eh bien, déjà, quelqu'un pourrait te tuer comme on a tué Erick. » Je me fige. « Ça te paraît suffisant, comme raison, ou bien il te faut une liste ? » Pause. « Ouais, c'est bien ce qui me semblait. »

Cette fois je m'extrais de ma cachette car je ne me soucie plus d'être découverte, à présent, seulement de découvrir ce qui est arrivé à ce dénommé Erick. Mais j'ai tôt fait d'apercevoir le mouvement d'une robe de chambre qui virevolte que, déjà, les deux silhouettes quittent mon champ de vision. Les lèvres pincées, j'hésite à les suivre. Ou même à descendre. Cinq minutes plus tôt, je n'avais pour me tourmenter que l'idée d'être repérée par un professeur et d'écoper d'un blâme pour manquement aux règles de l'internat, et voilà que je dois désormais m'inquiéter d'habiter un endroit où les gens craignent de se faire tuer « comme on a tué Erick ». Le châle de ma mère, soudain, ne suffit plus à venir à bout de ma chair de poule. Tant pis. Je le serre plus fort contre moi. Décide de descendre les marches comme prévu pour retrouver le danseur fou sur la pelouse.

Pourquoi, après tout, serais-je plus à l'abri à l'intérieur de ma chambre qu'à l'extérieur du manoir ?

Pour tout ce que j'en sais à présent, le danger, ici, peut provenir de partout.

Je quitte la tourelle et me dirige vers le hall, avant de m'immobiliser. Passer par la porte principale ne me paraît pas la plus judicieuse des idées. Je traverse un couloir, puis un autre, à la recherche d'une brèche dans la sécurité. Comme une fenêtre ouverte, menant sur les jardins.

Comme une fenêtre ouverte, menant sur les jardins.

Cela me semble trop simple, et pourtant elle est bel et bien là, juste sous mon nez. Le vent s'engouffre discrètement par l'interstice. Le loquet n'est pas en place. Elle donne sur une petite cour de pierre, et si je me repère bien, le danseur et sa roue devraient être juste... Ici. Quelque part sur ma droite, au niveau de la pelouse.

Mais il n'y a plus personne.

***

Lundi 8 septembre 2014, 22h22

Shelby

C'est une petite fille, qui écarquille les yeux comme si elle assistait au plus horrible des meurtres. Je ne comprends pas tout de suite ce qui la met dans un état pareil. Tout ce qui m'interpelle, au début, c'est sa bouche qui s'ouvre, qui s'ouvre, qui s'ouvre, si grand qu'elle m'évoque un personnage de dessin animé, à surjouer la vie comme ça, le genre Looney Tunes, qui tombe dans un ravin à la fin d'un épisode pour revenir en pleine forme dans le prochain, avant de chuter à nouveau. Je sais que très vite, le son va suivre ; et à tous les coups, il va ameuter les surveillants, les professeurs et selon la fréquence de la longueur d'onde, les chauves-souris du grenier. Alors je me précipite vers elle et couvre sa bouche du plat de ma main.

« Ne panique pas, ne panique pas, tout va bien, je murmure, et puisqu'elle finit par hocher la tête, je lui redonne l'usage de la parole.

— Mais tu saignes », me signale-t-elle d'une voix fluette en tendant le bras vers le lavabo.

Je suis son regard et là, je saisis. Bien sûr. Évidemment.

« Mais non, voyons, regarde, ce n'est rien. »

Rien d'autre que la coloration de mes cheveux, qui disparaît dans les canalisations. Un vestige de ma vie passée, dont je ne veux plus me souvenir. Ça, je ne peux pas le lui expliquer. Elle ne comprendrait pas. Moi-même, je ne sais pas trop ce qu'il m'a pris. Je sais juste qu'il fallait que je le fasse. Et vite, très vite, le plus vite possible. Je me repositionne devant le miroir, et la petite fille me suit. Tout ce rouge. Pas étonnant qu'elle ait voulu hurler. Dix shampoings, tu parles.

« Comment tu t'appelles ?

— Shelby. »

Ce prénom, impossible de le troquer contre un autre, il figure sur tous mes papiers d'inscription. Il faudra bien faire avec.

« Moi, c'est Spencer, m'indique-t-elle en appuyant sur le distributeur de savon, bien que je ne lui aie rien demandé. Pourquoi tu changes la couleur de tes cheveux ?

— Je voulais retrouver ma teinte naturelle. »

Et c'est quasiment le cas. Dans le miroir, j'aperçois ce blond si froid transmis de génération en génération depuis des années du côté de ma mère. Ce blond sacré que j'avais « sali » et « abîmé » avec mes envies de nuances tantôt trop vives, tantôt trop sombres, mais toujours trop quelque chose, qui évoquaient selon elle « les délires d'un hippie sous LSD ». J'attrape une serviette, renverse ma tête vers l'avant et frotte avec énergie pour en retirer un maximum d'eau.

« Mais pourquoi ?

— Je t'en pose, des questions ? Et puis qu'est-ce que tu trafiquais, au juste, cachée pendant tout ce temps dans les toilettes ? »

Elle hausse les épaules.

« Je lisais. » Elle agite ses mains mouillées pour les sécher, comme si c'était un jeu, avant de pousser un petit cri. « Mon livre ! »

En deux temps, trois mouvements, elle s'est précipitée dans sa cabine et en ressort avec une édition ancienne de... Je me relève légèrement, de sorte à pouvoir déchiffrer le titre sur la couverture.

« Charmant. Qui aurait pu imaginer qu'après avoir voyagé au Pays des Merveilles, Alice serait traînée de force de toilette en toilette ?

— Ils ne veulent pas que je lise après vingt et une heures. Ils éteignent les lumières.

— Et je suis à peu près certaine qu'ils ne tiennent pas tellement non plus à ce que tu déambules dans le château au beau milieu de la nuit.

— Sauf pour aller au petit coin. »

Je ne peux m'empêcher de pouffer. D'un salut militaire, je lui adresse en silence mes meilleurs compliments. Elle sourit mais reste plantée là, devant moi, à m'observer comme si elle pouvait voir par-delà mon enveloppe charnelle ; tout comprendre d'un regard.

« Quel âge as-tu ? je lui demande pour briser ce drôle de moment.

— Huit ans.

— Ça fait longtemps, que tu es ici ?

— J'ai toujours été ici. »

Quelque chose vacille, en moi, au moment où elle achève sa phrase. Je voudrais ajouter quelque chose, mais ne trouve rien qui en vaille la peine. Au bout d'un moment, elle recommence à me scruter en fronçant les sourcils :

« Tu pleures.

— Pas du tout.

— Tu as les yeux qui brillent.

— Ils sont toujours comme ça. Oh, et puis zut. Laisse-moi tranquille.

— Moi, je ne me teindrai jamais les cheveux. »

Je ne sais pas si elle a dit ça pour faire diversion, mais ça fonctionne. Spencer possède des ondulations qui descendent jusqu'à ses épaules, d'une étrange couleur, entre le blond et le roux, comme si Hœnir en personne avait été en charge de sa conception.

« Je crois qu'ils sont uniques en leur genre », m'explique-t-elle en passant une main dans ses boucles. « Ils sont de la même couleur que ceux de ma mère. »

Je suis trop lasse pour pointer du doigt l'ambivalence de son constat. Trop exténuée pour poser des questions sur elle ou sur sa mère. Trop occupée à songer à la mienne.

Il n'est pas impossible que mes yeux aient recommencé à briller.

***

Lundi 8 septembre 2014, 23h44

Veronica

Je souris bêtement, parce qu'elle s'est extirpée de ses démons. Juste à temps pour jeter un peu de sa lumière sur ma nuit. La lune. Je suis restée dans la petite cour de pierre, et je sais que postée de cette façon, les coudes contre la balustrade, le châle rose de ma mère ondulant autour de moi au gré du vent, je suis complètement à découvert. Mais tant pis. Je ne vois aucun inconvénient à demeurer ainsi jusqu'à ce que quelqu'un vienne me chercher. Serait-il si embêtant qu'ils m'expulsent dès mon premier jour ? Je frissonne en repensant aux murmures dans les escaliers. Erick. Erick a été tué. Hier soir. Or je n'ai pas échappé à la mort pour me frotter si vite à de nouveaux cadavres.

« Tu ne devrais pas t'habituer à traîner dehors toute seule, une fois passée l'heure du couvre-feu. »

Mon cœur bondit de sa cage à en faire exploser les parois. Je crois bien qu'il me reste coincé dans la gorge, ensuite, parce que je suis incapable de dire quoi que ce soit. Et une fois vaincue cette suffocation passagère, seuls des jurons à demi étouffés parviennent à prendre élan sur mes lèvres. Je me retourne à peine vers la voix masculine qui a bien failli me causer une syncope, et qui n'est plus que rires.

« Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Seulement te prévenir. Ils sont assez à cheval sur les règles, par ici. »

Le garçon dans la roue. Qui à présent, trône dans l'embrasure de la fenêtre. Sa fenêtre, probablement. Il a la peau hâlée, des cheveux sombres, et un regard qui scintille entre deux brefs moments de sérieux.

« Ça me paraît assez culotté, comme conseil. L'hôpital qui se fiche de la charité. » Il hausse les sourcils, surpris. Non, pas surpris. Amusé. « Je t'ai vu, depuis ma chambre. Là-bas, sur la pelouse.

— Moi, ce n'est pas pareil. Déjà, je sais comment ne pas me faire prendre. Et ensuite, je suis assez apprécié, dans le coin, pour bénéficier de l'indulgence des uns et des autres. Toi, tu es nouvelle. Dans une semaine, maximum, ils cesseront de te pardonner tes écarts de conduite. »

Il s'approche de moi, et s'appuie de ses deux bras sur la balustrade pour s'y hisser, puis s'y asseoir. Ses jambes se balancent dans le vide, et ses yeux ne me quittent pas.

« Comment tu t'appelles ?

— Ça ne te regarde pas.

— Ça ne me regarde pas ? reprend-il en écho, sans cacher son étonnement. De quoi as-tu si peur, tu crois que je vais te dénoncer ? »

Ce n'est pas ça. J'ignore jusqu'à quel point je peux lui accorder ma confiance.

À lui, comme à tous les autres, sous le toit de ce manoir-scène-de-crime.

« Comment est-ce que toi, tu t'appelles ?

— Ça ne te regarde pas. »

Touchée.

Je croise les bras sur ma poitrine. Rabats les pans du châle sur mes épaules. Le vent se fait plus fort, et je réalise avec horreur qu'il ne porte plus les effluves du parfum de ma mère. Je ne sens rien d'autre que l'odeur de l'air marin, et des tempêtes à venir.

« Est-ce que tu pleures ? me demande-t-il d'une voix chargée en miel qui, dans d'autres circonstances, j'en suis convaincue, pourrait guérir le plus laid des chagrins enfantés par ce monde.

— Non, bien sûr que non », je rétorque avec fermeté malgré mes joues mouillées.

Je m'imagine qu'il va s'en aller, mais il fait tout le contraire. Reste planté dans le décor, sans bouger, sans souffler mot, comme s'il cherchait à s'y ancrer. Si longtemps que j'en oublie presque sa présence. Il reste. Et lorsqu'il reprend la parole, une autre bourrasque a déjà séché mes larmes.

« Tu ne vas vraiment pas me dire ton nom ? » Je hausse les épaules. « O.K., pas de problème, on va s'arranger autrement, Habibti. Est-ce que tu sais quels cours tu vas choisir ?

— Je n'en ai pas la moindre idée. Je... » Mes lèvres esquissent un sourire et tout à coup, sans prévenir, je dois réprimer un rire comme si je m'apprêtais à lui faire part de la plaisanterie la plus drôle du monde, le genre d'histoire que personne n'arrive à raconter jusqu'au bout sans s'esquinter les abdominaux. Avant de déclarer : « Je ne crois pas posséder le moindre don.

— Tu en as forcément un. Sinon tu ne serais pas ici. La musique, peut-être ? N'importe quoi d'artistique ? Ou alors tu es une pro du calcul mental ? » Je secoue la tête. Rien de tout ça. Rien du tout. « Tu sais quoi ? reprend-il, soudain enjoué. C'est encore mieux, quand on ne sait pas à l'avance ce que ça va être. Tu vas pouvoir expérimenter plein de choses. Ce que tu découvriras sera peut-être extraordinaire.

— Toi, quel est ton don ?

— Oh, rien de sensationnel. Je cours vite.

— Tu cours vite ? » J'ai grimacé si fort que mes lunettes ont glissé de mon nez. « Tu te moques de moi ? »

Du menton, je désigne la roue qui trône toujours contre le mur, près de la fenêtre.

« Ah, ça, me concède-t-il. Cette année, je m'essaye à la roue Cyr, c'est vrai. Mais c'est tout nouveau. Et officiellement, ce n'est pas mon don. Mon don, c'est que –

— Tu cours vite.

— Je cours vite, ouais. Quoi ? Vraiment très vite. Ne me regarde pas comme ça, Habibti, je te jure que je ne me fous pas de toi. »

Pourtant son sourire narquois en donne assurément l'impression. Pour ce soir, au moins, je décide de le croire malgré tout. Il descend du muret, sans se départir de cette drôle d'expression satisfaite qui illumine son visage.

« On rentre ? »

Je secoue le menton. « Je crois que je vais rester encore un moment.

— Mais pas trop longtemps, d'accord ? Normalement ils sont indulgents avec les nouveaux, au début, mais on ne sait jamais. Ce serait dommage, d'être virée dès ton premier jour.

— Ma première nuit. »

Cette précision le fait pencher la tête sur un côté.

« Il est possible qu'alors, ça constitue une espèce de record. Je reconnais que c'est tentant. » Il joue un instant avec mon châle, que le vent ne maintient plus du tout en place, et puis il plonge ses yeux dans les miens comme s'il venait de soupeser, non pas ce vieux tissu rose, mais le pour et le contre d'une telle éventualité. « Mais ne le fais pas. »

Au moment de partir, et alors que j'ai repris la position initiale dans laquelle il m'a trouvée quelques minutes plus tôt, il se retourne et me lance :

« C'est normal, de pleurer, tu sais. Tu n'as pas à t'en cacher ou à en avoir honte. On a tous pleuré, en arrivant ici. »



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